Afrique: Agriculture urbaine | Sami Khomsi, Membre du Laboratoire Dessalement et valorisation des eaux naturelles au Centre d'Etudes, recherches et technologies des eaux (Technopole de Borj-Cédria), à La Presse - «Il faut améliorer la résilience des plantes face à la sécheresse»

22 Novembre 2023

Pour lutter contre la sécheresse à l'échelle nationale il ne s'agit pas de choisir une technique ou une approche mais plutôt de favoriser une approche stratégique pluri-techniques en utilisant une panoplie de techniques selon les régions et les disponibilités locales.

Nous devons impérativement, encore une fois, innover notre conception de l'agriculture mais cela demandera un certain temps d'adaptation, d'échecs/réussites et une expérience accumulée.

Comment se présente la situation hydrique actuelle en Tunisie ?

La situation hydrique actuelle est assez inquiétante avec un taux de remplissage des barrages de l'ordre de 22 %.

Cela est dû au manque de pluie de la saison actuelle et des deux saisons précédentes.

A cela s'ajoute une surexploitation des nappes acquières superficielles par un nombre important de puits et sondages.

Des pluies importantes sont prévues par les services de la météo pour les jours à venir. Nos ressources en ont grand besoin.

Quelles sont les solutions qui doivent être déployées pour prémunir le pays contre l'impact des sécheresses sévères à moyen et long terme ?

C'est toute la difficulté de cette question stratégique. La réponse se situe à plusieurs niveaux.

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Pour le moyen terme, il faut repenser rapidement le type de cultures en fonction de l'empreinte eau des variétés produites.

Il est évident que des cultures très gourmandes en eau comme les tomates, les fraises... etc impactent très fortement les besoins des parcelles en irrigation principale et complémentaire.

Il faudrait limiter leurs surfaces sur le territoire national d'une manière drastique.

De plus, nous exportons d'énormes quantités de fruits, légumes et produits de l'horticulture qui consomment beaucoup trop d'eau et impactent ainsi notre patrimoine hydrique national.

Cela doit mener sur le long terme à des changements dans notre manière de faire l'agriculture et nos comportements agraires en favorisant les cultures résilientes en termes de stress hydrique comme le sorgho.

Sachant que nous sommes entrés dans une ère de changements climatiques globaux avec des périodes de sécheresse plus prolongées en zone Méditerranée.

Pour le long terme, nous avons de grands axes d'action : limiter au maximum l'empreinte eau de nos cultures, favoriser et encourager notre patrimoine génétique hérité à travers les âges, limiter les pertes d'eau lors des transferts hydriques, favoriser les barrages souterrains ou au sous-sol et le dessalement de l'eau de mer.

Ces champs d'action ne peuvent se faire que par une contribution de tous les acteurs du système agricole et, en premier lieu, de l'agriculteur.

En effet, depuis une quarantaine d'années par exemple, nous avons favorisé et encouragé les grandes surfaces agricoles.

Or, cette stratégie s'avère catastrophique en termes de rendements hydriques et production de biomasse photosynthétique.

La tendance en face des sécheresses prolongées, comme celle que nous connaissons actuellement, est au contraire d'organiser les terres agricoles en lots limités en surface pour favoriser des rotations, une diversification et une résilience des parcelles par rapport à la sécheresse.

Nos terres agricoles doivent aussi être sauvegardées contre l'érosion en favorisant les techniques de' touabis' 'tabia' partout où cela est possible.

Cette technique des touabis a permis aux générations précédentes depuis l'antiquité une rétention accrue de la moindre eau de ruissellement et la sauvegarde de notre patrimoine génétique oléicole dans le Sahel et le Sud tunisien depuis au moins l'époque romaine.

Nous devons aussi favoriser les irrigations goutte à goutte et les oyas ou jarres d'irrigation qui permettent une grande économie en termes d'irrigation.

D'une manière générale si la période des années 60 et 70 a été celle de la grande hydraulique, celle de l'avenir devra être celle de l'économie et de la parcimonie dans l'utilisation de l'eau en favorisant les plantes résilientes face à la sécheresse et en encourageant la permaculture qui reste très faible dans notre pays.

Je pense que c'en est fini de l'époque des grandes terres aux céréales, nous devons favoriser les parcelles limitées qui sont autant de facteurs d'enrichissement en variétés et en résilience face aux sécheresses futures et aux conditions édaphiques stressantes.

Quand on parcourt les grandes vallées de la Tunisie septentrionale, on voit bien des milliers d'hectares de terres nues 6 mois /an ne servant qu'aux grandes cultures et laissant les sols nus et secs. Cela doit finir, nous ne pourrons plus nous le permettre.

Le manque de pluviométrie jusqu'à aujourd'hui pourrait perturber l'année agricole en cours, notamment pour certaines cultures annuelles stratégiques, d'où l'urgence de mettre en place des techniques modernes d'utilisation de l'eau dans le secteur agricole, qui consomme plus de 70% de la ressource.

On n'a pas pu jusqu'à aujourd'hui investir dans une agriculture innovante en termes d'irrigation et d'économie d'eau.

L'agriculture urbaine ou l'hydroponie s'impose aujourd'hui comme solution idoine permettant de lutter contre la sécheresse et d'atteindre l'autosuffisance alimentaire.

Quel constat faites-vous sur cette technologie ?

Oui, tout à fait, l'agriculture urbaine et l'hydroponie sont deux secteurs dans lesquels nous sommes en retard.

Même si le Tunisien le plus aisé fait de l'agriculture urbaine dans son jardin personnel.

La notion d'agriculture urbaine se base sur la notion de partage du patrimoine commun, elle est en ce sens un mouvement écologiste altruiste qui traduit une philosophie de partage et d'entraide.

D'autre part, il lui faudrait un cadre législatif qui l'encourage et la développe.

L'agriculture urbaine est appelée à jouer un grand rôle dans les pays les plus développés en mettant en commun la terre, la main-d'oeuvre et les intrants.

Elle peut être le cadre idéal pour une activité citoyenne intégrante et est utilisée en ce sens dans de nombreux pays européens.

Elle nécessite aussi une politique et une stratégie claires pour l'aménagement des villes avec une politique de la ville intégrative et écologique.

Elle nécessite aussi une mentalité de partage et peut, à mon sens, être enseignée dans nos écoles primaires et secondaires comme matière d'écologie urbaine, chose qui nous manque dans notre pays.

En ce qui concerne l'hydroponie, elle peut être développée aussi bien en ville que dans les champs sous serre.

Quelques projets commencent à voir le jour en milieu rural et agricole mais une politique d'incitation doit être mise en oeuvre pour pallier nos retards structurels dans ce domaine.

En fait, pour lutter contre la sécheresse à l'échelle nationale il ne s'agit pas de choisir une technique ou une approche mais plutôt de favoriser une approche stratégique pluri-techniques en utilisant une panoplie de techniques selon les régions et les disponibilités locales.

Nous devons impérativement, encore une fois, innover notre conception de l'agriculture, mais cela demandera un certain temps d'adaptation, d'échecs/réussites et une expérience accumulée. Plus tôt nous commencerons moins nous souffrirons sur le court et le long termes.

A l'ère de la Smart Irrigation, cette technique pointue, et bien d'autres, constitue-elle une solution d'avenir pour économiser l'eau dans l'agriculture, et passer à l'irrigation intelligente et automatisée, pour ne donner aux cultures que ce dont elles ont besoin, au moment opportun ?

Oui, tout à fait, la Smart Irrigation se base sur l'analyse en continu à travers des capteurs spécifiques des besoins de la plante.

Des algorithmes d'intelligence artificielle stimulent et répondent aux besoins de la plante en eau au fur et à mesure de sa croissance et de son entrée en production.

Cela permettrait de limiter le gaspillage de l'eau et la limitation des apports hydriques aux stricts besoins de la plante.

Beaucoup de start up sont en train de voir le jour dans ce domaine de technologies de pointe à travers le monde, une économie de l'intelligence agronomique est en train de naître dans ce domaine.

Quelques expériences verront le jour dans notre pays qui possède de grandes compétences dans le domaine de l'IA. Ces technologies deviendront de plus en plus prépondérantes à l'avenir dans le monde à cause effectivement des changements climatiques en cours.

D'après vous, quels sont les avantages de ces techniques par rapport à un mode de culture plus traditionnel ?

La mise en oeuvre de ces techniques modernes nécessite une technicité accrue et de pointe.

Mais je reste persuadé qu'on ne doit pas se restreindre à une technique particulière mais raisonner au cas par cas.

La Tunisie doit relever le défi des changements climatiques en cours justement en ne se focalisant pas sur une seule technique mais en intégrant ces techniques dans son agriculture.

Je pense que nous sommes dans une période de changements radicaux en termes d'occupation des espaces, des choix des variétés et des économies en eau.

C'en est fini des arrosages à tout bout de champ au-delà des besoins des plantes pour une production optimale.

Si les années 60 à 80 ont été celles de l'hydraulique des bassins versants, celles à venir seront celles de l'adaptation aux changements climatiques.

Dans une vision d'autosuffisance, nous avons utilisé pendant des décennies des graines faiblement adaptées à notre climat et nos sols en délaissant nos graines ancestrales issues des sélections successives des fellahs tunisiens à travers les âges.

Beaucoup d'expériences d'agriculteurs le montrent: nos graines ancestrales sont beaucoup plus adaptées et plus productives en condition de sécheresse.

Il faut, pour les céréales, revenir à ce patrimoine génétique ancestral adapté et résistant.

Il faut chercher la résilience des plantes par rapport à la sécheresse : or, nos anciens fellahs nous ont légué un patrimoine génétique sélectionné à travers les âges durant des périodes où l'irrigation n'était pas connue : céréales arrosées uniquement à l'eau des pluies.

Il faut revenir rapidement à ces graines le plus tôt possible. J'aime rappeler le patrimoine de l'oléiculture tunisienne qui est, à mon sens, un grand exemple de résilience face à la sécheresse.

En effet, les oliveraies qui tapissent notre pays du Sud au Nord sont le résultat de sélections par les anciens Tunisiens à travers les âges de variétés d'oliviers résilientes par rapport aux conditions climatiques et édaphiques du terroir.

De plus, en favorisant leur feuillage et enracinement, les oliviers favorisent l'alimentation et l'infiltration de l'eau dans les nappes aquifères.

Ces arbres qui constituent une de nos principales richesses nationales sont adaptés à notre climat sec.

Dans certaines régions, nous voyons que ce patrimoine est en train d'être remplacé par des oliviers nains à croissance très rapide de durée de vie limitée et importés d'Europe.

Ces variétés naines sont très demandeuses en eau et participent à l'appauvrissement de nos sols en ne fournissant pas l'enracinement vertical et la protection des sols contre l'évaporation.

Cela doit être revu : de plus, leur culture se fait en intensif.

De surcroît, ces arbrisseaux ne vivent qu'une vingtaine d'années : autant de facteurs catastrophiques pour l'état hydrique de nos sols.

En Espagne, cette culture intensive des oliviers nains est responsable de la chute de production drastique de plus de 50 % pour la deuxième année consécutive suite à la sécheresse.

En effet, l'Espagne cultive très intensément les oliviers nains aux dépens des variétés ancestrales espagnoles ce qui s'est avéré catastrophique.

Ces oliviers à cause de leurs demandes très importantes en eau nécessitent des traitements chimiques importants car non résistants aux ravageurs.

Dans certaines régions européennes, ces variétés sont interdites car non résilientes par rapport à la sécheresse.

La culture intensive est fondamentalement très demandeuse d'eau. Par contre, nos variétés ancestrales du terroir tunisien sont formidablement résilientes sur le cours et le long termes sans parler de la qualité des huiles excellentes de nos terroirs.

Certaines de ces variétés sont même cultivées sur des sols riches en sel sur les bordures des grandes sebkhas de la Tunisie orientale dans le Sahel, le Kairouanais, Sfax et Mahdia car résilientes en termes hydriques.

Le même raisonnement doit être fait pour les graines de céréales d'origine tunisienne.

La Tunisie n'a d'autre choix que de se montrer résiliente face aux changements climatiques en cours en adaptant ces cultures et l'occupation des sols à la sécheresse qui s'annonce pour les prochaines années, il en va de la survie de notre agriculture.

Une prise de conscience par l'ensemble de la société doit être mise en oeuvre et il n'y a pas de meilleur terroir pour que cette prise de conscience ait lieu que l'école.

Nous devons inculquer aux jeunes générations la culture de la résilience face au manque d'eau tout en oeuvrant sur les sentiers de la recherche scientifique et des technologies innovantes.

L'eau et les problèmes climatiques doivent être abordés dans les écoles aussi bien en primaire qu'au secondaire : si le citoyen de demain prend conscience tôt de ces problèmes auxquels le pays sera soumis, alors il agira dans le sens de l'adaptation et de la limitation des gaspillages des ressources hydriques.

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