Des routes coloniales aux routes nationales
Parmi les innombrables problèmes insolubles qui se posent au quotidien de notre peuple, figure en tête de peloton celui du manque criant des routes. A cause de ce déficit, la vie du citoyen congolais est infernale et le pays tout entier gît enclaver sur lui-même. A moins de se retrouver par hasard sur la trajectoire de l'une ou l'autre route, la plupart de nos quartiers et villages demeurent inaccessibles. Et, il ne semble pas avoir de solution car la pression démographique de plus en plus grande ruine le peu de routes qui existent. Dans cet article je propose l'abandon de l'infernal modèle colonial dans le domaine de l'aménagement du territoire en général et de la construction des routes en particulier pour permettre à notre peuple de respirer.
L'histoire des routes telles qu'elles sont connues dans notre pays a démarré en 1880, soit cinq ans avant la proclamation du fameux Etat Indépendant du Congo (EIC). Cette première route, oeuvre de Stanley, d'une largeur de 4,50 m partait de Vivi pour le pool Malebo ou Léopoldville. Le but de ce tracé, j'en ai déjà parlé précédemment, était de résoudre l'épineux problème des cataractes afin d'assurer le transport des marchandises et des bateaux à vapeur venus d'Europe. Le premier défrichage de cette route démarra le 18 mars 1880 et 22 avril 1880, la première section de la route était terminée, soit 38 km. Le transport du Royal, ancien bateau de plaisance de Léopold II, démarra le 04 mai. 50 personnes, appelées porteurs, transportaient les différents éléments de ce bateau sur leurs têtes.
Pour la petite histoire ce fut le 24 novembre 1880 que l'ingénieur Louis Valcke fit exploser grâce à une dynamite une paroi de rocher du mont Ngoma pour permettre le passage plus aisé de la route. Et c'est ce jour-là que les autochtones baptisèrent la dynamite de « Bula matadi », battre (vaincre) les pierres. Plus tard, étant en amont du fleuve, Stanley s'attribuera de ce nom comme étant celui de l'Etat ou de la Loi du plus fort qu'il incarnait. Ce qui continue d'être la caractéristique de notre administration jusqu'à ce jour.
Cette route qui passa par Lisangila et Manyanga arriva à notre Pool-Malebo, le 27 juillet 1881 couvrant une longueur totale de 400 km (E. Devroey, 1939, p. 7-9). Plus tard d'autres travaux furent entrepris. Ce fut le cas de la construction de la route carrossable Redjaf-Ibembo, 1.250 km, qui débuta en novembre 1900 pour relier la région de l'Uele au Nil. En 1904, commença le tronçon Buta-Bambili reliant la vallée d'Itimbiri à celle d'Uélé et celui de Mahagi-Irumbu, reliant le Lac Albert à la mine d'or au centre vers Mombasa, la même année, 165 km. A la même époque, intervint la construction de la route Piana/Mulumbo-Buli pour relier le Sankuru au Lualaba, 450 km. En 1912-193, d'autres routes furent ouvertes, notamment Kilo-Kasenji, Elisabethville-Kasenga, Nyangara-Papwandi, Kasongo-Kambambare, Lubutu-Bobandana, Bukama-Kambove, Kilwa-Moliro-Mana, Ndola-Kabunda, Sakabinda-Kolwezi, Tumba-Kitobola, Stanleyville-Wakubi ; en 1919, Kasenji-Kilo (la route de l'or) ; 1921, route Prince Léopold, 1.100 km, de Port-Francqui (sur le Kasaï) à Bukama sur le Lualaba. Cette dernière route préfigura le chemin de fer Katanga-Bas-Congo en empruntant la voie fluviale à partir de Port-Francqui (Ilebo) jusqu'à Léopoldville (Kinshasa) pour le transport des minerais (Idem, p. 22-25).
Ce réseau routier s'est surtout concentré à l'Est pour des raisons évidentes des richesses que présentait cette région, richesses qui correspondaient à la demande coloniale. C'est pour cela que ces routes sont des routes coloniales dont le but est le transport des richesses en direction de l'Europe. Ce qui est la raison d'être même de la colonisation.
En effet, selon E. Devroey, ces routes n'étaient pas construites pour les villages ni pour les villageois. Ils devaient se regrouper au contraire le long des routes. Dans l'esprit du colonisateur la route est faite pour l'automobiliste et ne doit pas subir de détours pour cheminer de village en village. C'est aussi pour cette raison que les villages qui se retrouvent sur la trajectoire suivie par les routes, doivent être placés d'un seul côté. Et ils ne doivent surtout pas être la destination de la route même (Idem, p.40).
Cette politique routière coloniale est restée intacte jusqu'à ce jour alors que dans leurs propres pays, en Europe, c'est une politique différente qui est appliquée. Car en Europe, les routes relient les villages et les agglomérations entre eux avant tout. Les automobilistes ne sont pas des étrangers mais des gens du pays. Ainsi, l'on trouve des véhicules dans tous les villages, même les plus reculés qui sont, eux aussi, reliés par des routes carrossables.
Il n'est donc pas étonnant que les quelques routes bitumées de notre pays soient des routes rectilignes qui ignorent les villages et passent leur chemin comme si de rien n'était. C'est d'ailleurs le cas de la plupart des routes de la ville de Kinshasa : boulevard Lumumba, Boulevard du 30 juin, avenue Kasa-Vubu, avenue Pierre Mulele (ex 24 novembre), avenue de l'Université, avenue des Poids Lourds, route de Mont-Ngafula, route du fleuve, y compris la nouvelle route de Ngiri-Ngiri. Ces routes, étonnamment rarissimes pour une si grande ville, sont rectilignes. Tant pis pour ceux qui ne se trouvent pas sur leur trajectoire. Ils sont ignorés et doivent se démener pour y arriver. C'est pour cela que les gens dévalent des kilomètres de tous les coins de Kinshasa pour aller au « Prince », véritable prince impassible, la route asphaltée. Ce qui fait de notre peuple un tout malheureux qui doit courir tout le temps et de partout pour essayer d'arriver quelque part dans sa propre ville. Au point que cette ville de Kinshasa est pour beaucoup qui y habitent, une ville étrangère où ils ne sont pas chez eux.
Cette situation est exactement la même pour les quelques routes asphaltées à l'intérieur du pays. C'est même pire. Elles ont des trajectoires fuyantes et toujours rectilignes. C'est le cas de la route Boma-Matadi. On est étonné de rencontrer si peu de villages alors que le Mayombe est l'une des régions parmi les peuplées du pays. Il en est de même de la route Matadi-Kinshasa.
Elle ignore les quelques villages ou villes qu'elle traverse à toute vitesse.
D'ailleurs, Vivi, Lisangila et Manyanga sur le premier tracé de la toute première route sont totalement ignorés comme presque tous le villages du Congo. Pour eux, il n'y a plus aucun espoir de communication avec qui que ce soit car une autre alternative leur a été substituée et ils sont retombés dans l'oubli. La plupart des véhicules qui partent de Matadi n'ont qu'un objectif, Kinshasa et vis-versa. La population, le long de la route, les voient passer. Souvent elle a le droit de les approcher lorsque survient un accident car il y en a énormément sur cette route appelée aussi route de la mort.
Sur la route Kinshasa-Kikwit, l'ambiance est exactement la même. Cette route dite du Kwilu n'a du Kwilu que le nom.
Elle suit un itinéraire totalement opposé au Kwilu qu'elle ne retrouve qu'à Kikwit où elle passe aussi son chemin vers on ne sait où. Le pont sur le Kwilu est construit totalement en dehors de la ville. C'est aussi le cas à Tshikapa. Le pont sur le Kasaï est hors de la ville. La route dite du Kwilu frôle à peine les villes de Kikwit, Masi-Manimba ou encore Kenge contraignant la population fuir leur habitat premier pour venir habiter près du passage de la route.
Cette route détruit littéralement ces villes. Ailleurs, elle a engendré d'innombrables nouveaux villages anti-villages ancestraux où règne la débauche, la pauvreté et le vol. Le long de cette route, la population marche toujours à pied, les charges sur la tête.
C'est donc pour tout cela qu'il est urgent de décoloniser la politique congolaise des routes pour construire enfin des routes véritablement nationales ; des routes qui relient nos villages entre eux et nos villes à d'autres. Pour prendre le cas de Kikwit, alors qu'elle n'est reliée à aucune ville autour d'elle, Gungu, Nkara, Bulungu, Feshi, Idiofa, Bagata, Bandundu, c'est à Kinshasa, qu'elle est reliée en ligne droite, à 500 km.
En guise de correction, pour les routes coloniales existantes, comme on ne peut pas les détruire, je propose que l'on change leurs configurations. L'aspect rectiligne peut être atténué en construisant à certains endroits des zones de développement susceptibles de permettre à la population environnante de prendre part, elle aussi, aux bienfaits de la route.
Ainsi, sur l'axe Boma-Matadi et Matadi-Kinshasa plusieurs pools de développement peuvent être envisagés qui marqueraient ainsi comme une pause sur la route pour obliger les usagers à marquer l'arrêt et même de s'arrêter carrément. Ainsi comme il y aura des magasins, des boutiques, des hôpitaux, des écoles, des vrais pools d'échanges vont se créer. Et Kinshasa ne va plus être l'unique destination de tout, mais une destination parmi bien d'autres. Car c'est cette prééminence de Kinshasa en tout qui engendre le monstrueux exode rural dont souffre notre pays.
Le même procédé devrait être appliqué sur la route Kinshasa-Kikwit. Plusieurs pools de développement pourront aussi y être construits. Par exemple à N'sele, Mbankana, Mongata, Bukanga-Lonzo, etc. Le but sera de transformer ces routes coloniales en chemins de développement pour notre population qui ne devra plus être spectatrice, mais actrice dans le processus de la transformation du pays.
Mon appel est celui d'une prise de conscience collective quant à notre appartenance à ce pays. Il est notre pays et non celui d'autres personnes. Ce n'est pas aux étrangers de venir nous proposer des projets de transformation du pays. C'est à nous de les concevoir suivant l'intérêt de notre peuple et de les réaliser avec le concours des étrangers s'il le faut.
Elle est mortifère la démarche qui consiste à tout confier aux étrangers et attendre de recevoir des ouvrages clés-à-main. Cela nous disqualifie et voue notre peuple au mépris des autres.
Prof. Kentey Pini-Pini Nsasay - Université de Bandundu (Uniband) / Institut Africain d'Etudes Prospectives (Inadep)
Notice bibliographique
E. Devroey, Le réseau routier au Congo belge et au Rwanda-Urundi, Bruxelles, Falk fils &Georges Van Campenhout, 1939.
A Kinshasa, il existe deux sortes de routes. Pour la population il y a des « nzela », les routes en terre, qui font partie de son quotidien et il y a les « princes », les routes asphaltées qu'elle emprunte