Afrique: Dans l'attente d'une loi sur l'asile - Incohérence autour du nombre des réfugiés au Maroc

1.337, soutient le ministère de la Justice 10.128, affirme le HCR

Combien de réfugiés sont reconnus en tant que tels par le Maroc ? Ils sont au nombre de 1.337 selon les chiffres du ministère de la Justice dévoilés mercredi dernier à Genève à l'occasion de la discussion des rapports du Maroc devant le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale et de 10.281, selon le Haut-Commissariat des réfugiés au Maroc (HCR), d'après des chiffres publiés en novembre relayés par la presse nationale. Qui croire ?

Un vide juridique « Le chiffre de 1.337 réfugiés est anachronique puisqu'il date de la période de 2018-2019. Il renvoie au nombre de personnes qui ont bénéficié du statut de refugié depuis l'ouverture du Bureau des réfugiés et apatrides (BRA) en 2013. A l'inverse, les données du HCR correspondent au nombre de personnes enregistrées en tant que refugiés depuis la signature d'un accord de siège avec l'UNHCR en 2007 et grâce auquel le bureau de l'UNHCR à Rabat s'est doté du droit d'enregistrement des dossiers des demandeurs d'asile », nous a expliqué Said Machak, enseignant-chercheur à l'Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès.

Et de préciser : « A noter que les lois relatives à l'asile édictent que le droit d'accorder le statut de refugié n'est pas du ressort du HCR ainsi que le droit d'enregistrement des demandes d'asile puisque ce droit souverain est une prérogative détenue par les Etats. La mission du HCR consiste à accompagner les Etats quant à établir des systèmes nationaux d'asile et à aider à mettre en place des solutions permanentes ».

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Pour notre interlocuteur, la question des statistiques concernant l'asile demeure problématique au Maroc et reflète la crise qui touche la structure juridique relative à l'asile. En effet, elle soulève, soutient-il, la place et le statut des individus enregistrés auprès du HCR. En d'autres termes : que représentent ces personnes face à la loi marocaine ? Quels sont leur statut et leur situation juridiques ?

« Il y a un vide juridique », observe Saïd Machak, avant de poursuivre : « D'autant que le décret n° 2-57-1256 (29 août 1957) fixant les modalités d'application de la convention relative au statut des réfugiés signée à Genève le 28 juillet 1951 reste flou ainsi que les dispositions de la loi 02.03 relative à l'entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l'émigration et l'immigration irrégulières. D'après ces deux textes, c'est à l'Etat de statuer sur le sort des demandeurs d'asile. Comment, quand et selon quelle procédure ? Personne ne le sait ».

Le provisoire qui dure

Et qu'en est-il du BRA ? « Il faut rappeler qu'il s'agit d'une structure provisoire. A noter qu'il est en arrêt depuis près de deux ou trois ans », nous a répondu notre source, en précisant que le décret de 1957 et la loi 02.03 stipulent l'établissement d'une instance spécialisée chargée de la gestion de ce dossier. Autrement dit, la nécessité de la mise en place d'une structure juridique.

De son côté, Delphine Perrin, dans son article : « La fabrique d'un droit d'asile au Maroc. Circulation des normes, tâtonnements juridiques, et atermoiements politiques », indique qu'une commission ad hoc en charge de la régularisation des réfugiés reconnus par le HCR a été spécifiquement créée le 17 septembre 2013, présidée par la Délégation interministérielle des droits de l'Homme (DIDH).

« Il s'agit en réalité d'un premier pas dans le processus de transfert de responsabilité du HCR aux autorités marocaines », explique-t-elle. « Ce transfert est prévu en deux temps. Dans un premier temps, le HCR continue à mener la DSR (Détermination du statut de réfugiés), qui doit ensuite être confirmée par le BRA pour régularisation. Le BRA doit donc auditionner les réfugiés reconnus comme tels par le HCR et, lorsque leur statut est confirmé, délivre la carte de réfugié, qui permet d'accéder à la carte de séjour et aux droits y afférents, tel que le droit au séjour ou l'accès au travail sans soumission à la préférence nationale ».

Et d'ajouter : « Dans un second temps, lorsque la loi sur l'asile sera adoptée, les responsabilités seront entièrement transférées au BRA, qui se chargera de la DSR dès la demande d'asile. Une première phase de régularisation des réfugiés s'est déroulée du 25 septembre au 21 novembre 2013 (on notera la réactivité après le rapport du CNDH du 9 septembre 2013). Sur 853 réfugiés, 545 ont été régularisés, l'ensemble des personnes auditionnées par le BRA ont, en fait, été régularisées. Ce sont principalement des Ivoiriens à plus de 45%, des Congolais (plus de 24%) et des Irakiens (15%). Le 24 décembre 2013, un premier lot de cartes de réfugiés et de séjour a été délivré aux demandeurs d'asile et leurs familles ».

Elle précise, en outre qu'une seconde phase de régularisation a commencé le 23 juillet 2014, mais « la commission a ensuite suspendu ses travaux à plusieurs reprises - en mars 2015 pour six mois, puis entre mars 2017 et décembre 2018 (du fait de la crise politique ?), et de nouveau en 2020 avec la crise sanitaire. Elle a repris ses activités en 2022, mais à un rythme très faible : au premier quart de 2022, 11 auditions, pour 51 réfugiés, avaient été réalisées. 45% seulement des réfugiés ont des documents de résidence valides».

En attendant Godot

Et qu'en est-il du projet de loi sur l'asile ? Selon Delphine Perrin, « une version actualisée du projet 66-17 est néanmoins soumise en 2019 au secrétariat général du gouvernement en vue d'entamer le processus d'adoption législatif. A-t-il ensuite été suspendu du fait de la crise sanitaire ? En juin 2020, le CNDH appelait à accélérer la cadence». Et d'ajouter que « la circulation interministérielle a repris en 2022 - sans consultation du HCR ni du CNDH... C'est donc de manière très discrète qu'a été amendé et discuté le projet 66-17, dans les couloirs ministériels en 2022. Va-t-il enfin être adopté, 10 ans après le lancement de la « nouvelle politique d'immigration et d'asile » ?

En réponse à cette question, Said Machak estime que cela dépend de la volonté de l'Etat qui a probablement des craintes concernant l'établissement d'un système national d'asile au Maroc. Selon lui, l'Etat redoute que la mise en place de ce système soit interprétée comme «un appel d'air » pour les migrants économiques subsahariens. « Mais, il s'agit d'une crainte infondée », nous a-t-il déclaré, « car si l'Etat arrive à se doter d'un système d'asile efficace et transparent, il aura la possibilité de gérer la question de l'asile de la meilleure manière et cela va lui permettre de distinguer entre les migrants économiques et ceux qui ont besoin d'une protection internationale ». Et de poursuivre : « Ainsi, ce décalage ou problème entre les chiffres du HCR et ceux de l'Etat sera résolu puisque le mécanisme d'enregistrement sera du ressort du système national et nous n'aurons plus besoin du HCR pour nous fournir des chiffres ».

Et de conclure que jusqu'a présent, le Maroc ne peut pas parler d'une loi qui protège les refugiés ou qui soit spécialement dédiée à cette catégorie. « Le décret de 1957 est très sommaire et n'atteint pas le niveau d'une loi apte à gérer la question d'asile au Maroc, notamment au niveau de la protection des droits des refugiés ou les garanties procédurales. La loi 02.03 a amplifié cette crise en gonflant les contradictions entre elle et le décret de 1957», a constaté Said Machak.

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