Depuis avril 2020, Hannah El-Hitami a largement couvert le procès Al-Khatib et d'autres affaires de compétence universelle en Allemagne pour JusticeInfo.Net. Elle est une journaliste germano-égyptienne basée à Berlin qui écrit principalement sur des sujets sociopolitiques du monde arabe, la migration et les perspectives postcoloniales. Elle a travaillé pour le magazine d'Amnesty International en Allemagne pendant deux ans, avant de commencer en tant que pigiste en 2019. Son travail a été publié dans Der Spiegel, Al Jazeera, Amnesty Journal, Zenith et d'autres.
Le procès pour crimes contre l'humanité du Gambien Bai Lowe à Celle, en Allemagne, est sur le point de s'achever. Les 16 et 17 novembre, l'accusation et les plaignants ont présenté leurs conclusions finales. En tant que chauffeur de l'escadron de la mort de l'ancien président Yahya Jammeh, l'accusé aurait participé au meurtre d'ennemis du régime. La procureure requiert la prison à vie, même si elle reconnaît que Lowe a joué un rôle mineur dans les crimes et qu'il a ensuite contribué à les révéler.
Depuis trois ans, l'Allemagne se présente comme un pays à la pointe dans l'application du droit pénal international, avec plusieurs procès portant sur des crimes commis en Syrie et en Irak. Aujourd'hui, un autre procès relevant de la compétence universelle est sur le point de s'achever, qui porte les efforts de l'Allemagne en matière de justice sur le continent africain. Dans la ville pittoresque de Celle, dans le nord de l'Allemagne, le ressortissant gambien Bai Lowe est accusé de crimes contre l'humanité et de meurtres qui auraient été commis dans son pays d'origine, il y a vingt ans. Le 16 novembre, l'accusation a présenté son réquisitoire, exhortant la Cour à condamner Lowe à la prison à vie. Le lendemain, les plaignants et leurs avocats ont procédé à leurs plaidoiries finales. Eux aussi sont convaincus de la culpabilité de Lowe, mais ils soulignent que le juger n'est qu'une étape sur le long chemin de la justice pour la Gambie de l'après-dictature.
Lowe aurait été membre du célèbre escadron de la mort de l'ex-dictateur gambien Yahya Jammeh, connu sous le nom d'"équipe de patrouille" ou "Junglers". Selon l'acte d'accusation, "le but des opérations [des Junglers] était d'intimider le peuple gambien et de supprimer l'opposition". L'une des victimes fut l'éminent journaliste Deyda Hydara, dont le fils Baba Hydara s'est joint à la procédure en tant que plaignant. Lowe est accusé d'avoir été le chauffeur de l'escadron de la mort. Il aurait conduit les tueurs dans leurs missions. Lors de l'assassinat de Hydara, il aurait conduit son véhicule contre celui de sa victime pendant que les autres tiraient. La preuve la plus importante contre Lowe est une interview qu'il a donnée en 2013 à la radio d'opposition Freedom Radio, basée aux États-Unis, dans laquelle il décrit avoir été présent lors des assassinats. Dans son réquisitoire, l'accusation reconnaît qu'il s'est incriminé accidentellement, en essayant de dénoncer les crimes de Jammeh. Mais elle conclut que cela ne peut pas changer la réponse à la question de savoir s'il était coupable devant la justice. "Il a essayé de réparer quelque chose d'irréparable."
Jammeh et le règne de la terreur
Il n'est pas surprenant que l'accusation ait considéré la culpabilité de Lowe comme prouvée après 58 jours de procès, au cours desquels sa défense a peiné à présenter des témoins d'alibi crédibles ou des preuves à décharge. Ce qui est plus inattendu, c'est que les procureurs lui aient accordé un crédit important pour avoir joué un rôle mineur dans les crimes de Jammeh et pour s'être ensuite efforcé d'y mettre fin. Au cours du procès, plusieurs témoins ont confirmé l'impact majeur des interviews de Lowe sur le "réveil des Gambiens" et la "démystification de Jammeh", qui ont finalement contribué à mettre fin à son règne. Dès les premières minutes de son réquisitoire, la procureure fédérale Christina Schmitt laisse entendre qu'elle ne voit pas Lowe comme un méchant impitoyable ou un cerveau maléfique. Après avoir évoqué la terreur du régime de Yahya Jammeh, elle reconnaît "combien il est difficile de rester en dehors d'un tel système qui finit par tout compromettre, tout détruire, tout entacher". L'accusé s'est arrangé avec l'idée qu'"un chauffeur n'est pas un tueur", ajoute-t-elle. "Mais la loi attend plus de quelqu'un qui veut être acquitté d'un homicide."
Lowe se présente au tribunal vêtu d'un pull-over rouge foncé assorti aux robes de l'accusation. Comme toujours, il échange des poignées de main vigoureuses avec son avocat et son traducteur. Il semble détendu, tandis qu'il écoute Schmitt et sa collègue Höfer décrire les crimes incriminés et le contexte dans lequel ils ont été commis, en s'appuyant sur les conclusions de la Commission gambienne pour la vérité, la réconciliation et les réparations (TRRC) pour un grand nombre des faits établis. "Le règne de Jammeh a été marqué dès le départ par une situation dévastatrice en matière de droits de l'homme", expliquent-elles. Toute personne représentant une menace réelle ou perçue pour le pouvoir du président peut y devenir la cible de ses forces de sécurité : l'Agence nationale de renseignement, la police et les Junglers. Il en résulte une "atmosphère de peur et une perte de confiance dans les institutions de l'État et la société" qui ont rendu impossible toute forme d'opposition organisée ou substantielle au régime.
Aux yeux de l'accusation, le régime de Jammeh a mené une attaque généralisée et systématique contre une population civile - la condition préalable pour que des crimes soient considérés comme des crimes contre l'humanité. Cette attaque était généralisée car elle s'est déroulée dans tout le pays et a "blessé ou tué une multitude de citoyens gambiens". Son caractère systématique réside dans la liste des morts et les escadrons d'exécution, les discours haineux du président à l'encontre de l'opposition, ainsi que dans la prévalence de la torture et l'impunité totale pour les crimes commis par les acteurs étatiques.
Deux meurtres et trois tentatives
C'est dans ce contexte qu'elles placent les crimes présumés de Bai Lowe : la tentative de meurtre de l'avocat Ousman Sillah, le meurtre du journaliste Deyda Hydara et les blessures infligées à ses passagères en 2004, et le meurtre de Dawda Nyassi en 2006. En ce qui concerne Sillah, Schmitt décrit comment Lowe a conduit les Junglers à sa résidence, le 25 décembre 2003. Là, Sanna Manjang et Bora Colley sont descendus de la voiture et ont tiré sur l'avocat jusqu'à ce qu'ils le croient mort. "L'accusé attendait dans la voiture, déjà prêt à partir. Il a conduit les auteurs de l'attentat loin de la scène." Sillah a survécu à l'attaque, mais a dû abandonner son travail et quitter le pays. Jusqu'à aujourd'hui, il souffre des conséquences physiques et mentales de l'agression.
D'autres victimes n'ont pas eu la même chance. Selon l'accusation, Jammeh avait développé une haine personnelle envers Hydara, qui ne se lassait pas de le critiquer dans sa rubrique hebdomadaire "Good morning Mr President". "Il faut beaucoup de courage et de foi pour poursuivre un travail journalistique correct dans de telles circonstances", déclare Schmitt. Les gens comme Jammeh "qui s'entourent d'une aura de grandeur n'aiment pas prendre conseil auprès des autres". Elle décrit comment Jammeh a ordonné aux Junglers, par l'intermédiaire de leur chef de l'époque, Tumbul Tamba, de tuer Hydara. Le 16 décembre 2004, le journaliste rentre chez lui après avoir fêté les 30 ans de son journal The Point. Il raccompagne ses collègues Ida Jagne - qui s'est portée partie civile au procès de Celle - et Niansarang Jobe, lorsqu'une voiture s'approche par l'arrière et l'éblouit de ses feux. Hydara ralentit pour la laisser passer. Ses occupants se mettent à lui tirer dessus, le tuant sur le coup et blessant les deux femmes se trouvant dans la voiture. L'accusation estime que celles-ci ont été victimes d'une tentative de meurtre.
Enfin, les procureurs résument le meurtre de Dawda Nyassi, un ancien soldat que Jammeh considérait comme une menace potentielle, après qu'il se soit rendu au Libéria pour soutenir le chef de guerre Charles Taylor. En 2006, les Junglers reçoivent l'ordre de le tuer. Ils l'arrêtent et l'attachent à un arbre près de l'aéroport, avant de l'abattre et de l'enterrer dans un lieu inconnu. Omar, le fils aîné de Nyassi, est l'un des plaignants dans cette affaire. "Nous ne pouvons pas le ramener, mais nous voulons que son âme repose en paix, et pour cela nous devons savoir où il est enterré et quand il a été tué", déclare-t-il le lendemain, dans sa plaidoirie.
Un "simple" conducteur
Le point commun de tous ces crimes, selon l'accusation, est que Bai Lowe est celui qui conduisait les Junglers - et, dans le cas de Nyassi, leur victime également - sur les lieux du crime avant de les ramener. Il n'a tué personne de ses propres mains. En fait, il n'a peut-être même jamais quitté la voiture, déclare Schmitt, citant les déclarations de Bai Lowe : "J'étais toujours dans la voiture. Je ne suis jamais descendu. Mes pieds n'ont même pas touché le sol et je n'ai jamais éteint le moteur." Mais la procureure le considère tout de même comme un coauteur, parce qu'il était membre de l'équipe et qu'il a accompli "une tâche indispensable à la réussite du crime". Schmitt observe que Lowe a souvent mentionné qu'il n'était "qu'un" chauffeur, dans les interviews qu'il a accordées à Pa Nderry Mbai, journaliste à Freedom Radio, et plus tard à la journaliste Fatou Kamara. Elle pense que c'est "un homme avec des valeurs et un sens de la justice" qui s'est convaincu que conduire n'était pas tuer. L'accusation ne peut cependant pas partager cette conviction.
Les entretiens où l'accusé s'auto-incrimine sont "les éléments de preuve centraux" pour l'accusation, dit Schmitt. Elle explique ensuite pourquoi l'accusation ne croît pas Lowe lorsqu'il déclare au tribunal qu'il a menti sur sa présence lors des crimes pour rendre son récit plus crédible, et qu'il a simplement entendu toutes ces histoires de la bouche de ses collègues. L'accusation estime que les entretiens sont authentiques en raison de la quantité de "détails marginaux et de sentiments subjectifs" que Lowe y décrit. Il y cite des propos directs et "saute d'un bout à l'autre de l'histoire sans perdre une vue d'ensemble de son déroulement dans le temps". Et il fait toujours "une distinction précise entre les ouï-dire et ce dont il a été témoin lui-même". Les entretiens, reconnaissent les procureures, ont "exposé une multitude d'atrocités au public pour la première fois". Même s'ils ont également fini par envoyer Lowe sur le banc des accusés. En 2017, la police suisse avait pris connaissance de ces entretiens et contacté les autorités allemandes pour organiser un interrogatoire de Lowe, qui vivait en Allemagne. Ils étaient intéressés par lui en tant que témoin contre l'ancien ministre de l'Intérieur de la Gambie, Ousman Sonko, qui était en détention provisoire en Suisse et dont le procès est attendu en 2024. Lowe n'avait pas accepté de témoigner à l'époque, mais la police allemande avait eu connaissance de ses entretiens et avait commencé à enquêter sur lui.
"Des enquêtes criminelles doivent être ouvertes en Gambie"
Lowe écoute le réquisitoire sans réaction visible, échangeant parfois des conversations étouffées avec son traducteur personnel. Après que les procureures ont requis une peine de prison à vie pour crimes contre l'humanité, Lowe quitte la salle d'audience avec un léger sourire, comme il le fait souvent, mais dans une précipitation apparente. Le lendemain, c'est dans un survêtement bleu vif qu'il apparaît pour entendre les dernières plaidoiries des plaignants Omar Nyassi et Baba Hydara. Leurs avocats, Patrick Kroker et Peer Stolle, expliquent pourquoi ce procès devait avoir lieu en Allemagne, alors qu'un processus de justice transitionnelle est en cours en Gambie même. "La société civile gambienne et certaines institutions de l'État ont traité de manière intensive les crimes de l'ère Jammeh, mais il n'y a toujours pas de poursuites pénales", déclare Stolle, ajoutant espérer que le procès de Celle aura un effet positif sur les procès en Gambie. Kroker ajoute que la justice a joué un rôle crucial sur le chemin de la démocratie en Gambie. Contrairement à ce qui s'est passé en Afrique du Sud, la commission vérité gambienne n'a pas été conçue comme une alternative aux poursuites pénales. "Il n'y aura pas de vérité au détriment de la justice."
Omar Nyassi, le client de Me Kroker, reconnaît que le procès constitue une étape importante sur la voie de la justice. Mais il exhorte la communauté internationale et le gouvernement gambien à "traduire tous les criminels en justice. Ce n'est qu'alors que nous pourrons vivre en paix".
Enfin, c'est au tour du fils aîné de Deyda Hydara de prendre la parole. Il rend hommage à son père en déclarant qu'en tant que journaliste, il refusait d'être réduit au silence. "Chaque semaine, dans sa rubrique "Good morning Mr President", il parlait de manière critique de ce qui n'allait pas dans le pays. Il savait que c'était dangereux, il nous l'a dit, et il avait raison." Hydara regarde Lowe droit dans les yeux lorsqu'il déclare qu'une équipe de Junglers comprenant l'accusé a tué son père "de sang-froid". Lowe le fixe également des yeux, secoue légèrement la tête et marmonne quelque chose d'incompréhensible.
"Je sais que Bai Lowe n'est pas celui qui a prévu de tuer mon père, qu'il n'est qu'un petit homme", ajoute Hydara. "Je sais que c'est Jammeh qui voulait que mon père soit tué, qui a donné l'ordre de l'assassiner et qui a récompensé les Junglers pour avoir accompli le meurtre." Hydara n'aura donc de cesse que Jammeh lui-même - qui vit en exil en Guinée équatoriale depuis qu'il a été chassé du pays en janvier 2017 - ne soit traduit en justice, déclare-t-il. Pour lui, le procès de Celle peut "envoyer un message fort au gouvernement gambien : il est temps que justice soit faite. Les enquêtes pénales doivent commencer en Gambie. Les victimes ne devraient pas avoir à se rendre à l'étranger pour demander réparation."