Le 14 novembre 2023, une colonne des Forces armées maliennes (FAMA), appuyée par des "instructeurs russes" dont le nombre reste indéterminé, est rentrée à Kidal, ville située dans l'extrême nord du Mali.
La reconquête de la ville, fief de la rébellion de 2012, obtenue presque sans combattre contre les groupes armés regroupés au sein du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement (CSP-PSD), représente pour la junte militaire au pouvoir à Bamako un succès symbolique qui répond à plusieurs objectifs : alimenter sa campagne d'expansion, affaiblir la rébellion et laver les revers subis entre 2012 et 2014.
Un succès pour les souverainistes
Depuis le coup d'Etat à Bamako perpétré par un groupe de militaires, réalisé en deux temps entre août 2020 et mai 2021, le nouveau gouvernement a articulé son projet politique autour d'un discours politique aux forts accents nationalistes et même "populistes", axé notamment sur la reconquête du Nord. Dans un contexte où la dynamique "centre-périphérie" a représenté depuis l'indépendance en 1960 un véritable défi pour la construction de l'Etat malien, l'assujettissement des groupes armés menaçant l'unité nationale a constitué une des principales priorités pour les souverainistes au pouvoir à Bamako.
C'est aussi sous cet éclairage qu'il faut lire la rupture avec la France et le rapprochement avec la Russie, dont les violents effets sur la conduite des opérations de "contre-terrorisme" étaient déjà devenus visibles dans le centre du pays.
En outre, le retrait de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a aussi représenté un des passages nécessaires pour préparer l'opération visant à reprendre le contrôle militaire sur les régions du Nord. Depuis plusieurs mois, cette mission était confrontée a une mise en péril sans précèdent du processus de paix. Faut-il le rappeler, la pierre angulaire de cette mission était le soutien à la mise en oeuvre de l'Accord pour la paix et la réconciliation (APR).
C'est en particulier le départ anticipé des casques bleus de leur base à Kidal, achevé le 31 octobre, qui a accéléré les événements de manière décisive. Même si des combats majeurs n'ont pas été enregistrés pendant l'avancée de la colonne de l'armée malienne partie de Gao vers Kidal, plusieurs témoignages ont fait état de civils tués pendant l'opération.
Sur le plan régional, on note un appui logistique limité mais symboliquement important de la part des armées burkinabè et nigérienne, qui forment avec le Mali une Alliance des États du Sahel (AES). Celle-ci est dotée d'une charte où le règlement, y compris par la force, de toute rébellion armée est clairement affiché comme un des principaux objectifs.
Nouveau gouverneur de Kidal
La reconquête de Kidal a permis à la junte malienne de célébrer la "souveraineté rétablie" dans le pays, et de renforcer sa rhétorique panafricaniste et autoritaire qui se trouve à la base d'un projet politique en cours de déploiement bien au-delà des frontières du Sahel.
Sur le terrain, le 22 novembre, le gouvernement a annoncé avoir nommé le général El Hadji ag Gamou nouveau gouverneur de la région de Kidal. Ancien leader de la rébellion des années 1990, ag Gamou a intégré les FAMA avant de participer à la fondation de la milice "pro-gouvernementale" Gatia pendant le conflit de 2012.
Il est, depuis plusieurs décennies, une des grandes figures du nord du Mali, capable de redéfinir constamment son système d'alliances et ses loyautés afin de naviguer et survivre dans un cadre caractérisé par le recours constant à la violence politique armée et la forte diffusion d'activités économiques informelles ou même criminelles.
Dans le contexte actuel du nord du Mali, une lecture de la nomination d'ag Gamou sous le prisme des antagonismes entre lignages dominants ou aristocratiques (Ifoghas) et vassaux (Imghads), selon la catégorisation sociale de la communauté touareg née de la conquête coloniale française, peut sembler réductrice. La nomination d'ag Gamou vise-t-elle à rassurer les populations qui ont fui la zone face aux risques d'exactions par les "instructeurs russes"? C'est en tout cas l'une des interprétations plausibles de sa promotion par Bamako. En effet, des témoignages attribuent le ciblage des domiciles pillés dans la ville de Kidal à ces instructeurs russes.
Par-dessus tout, l'entrée des FAMA à Kidal signe un retour des unités issues de l'armée "reconstituée" (GTIA 8) sans le CSP-PSD, affaibli dès les premières heures des combats par des divisions qui ont davantage fragilisé sa représentativité politique. Pourtant, le mouvement avait dit inscrire son action dans le cadre de revendications liées aux préoccupations (sécurité, développement) des populations des régions du nord.
Nouvelle phase du conflit
La stratégie de sortie de crise de 2012 s'articulait, jusqu'ici, autour de l'Accord pour la paix et la réconciliation (APR, signé en mai-juin 2015), avec l'Algérie comme cheffe de file des garants de sa mise en oeuvre. Son application en était toujours aux aspects périphériques (désarmement, démobilisation et reinsertion, un mécanisme opérationnelle de coordination) au détriment des questions de développement qui ont pourtant fondé le discours indépendantiste en 2012. Alors que l'avenir de ce document s'écrit désormais en pointillés - bien qu'il n'ait été dénoncé par aucune des parties -, la médiation internationale est demeurée passive face à la résurgence du conflit.
La reprise des affrontements a surtout illustré la perte d'influence de cette médiation internationale, Algérie en tête. La perte de profondeur stratégique sur le dossier malien intervient dans une conjoncture sahélienne où Alger était engagé dans une dynamique de renforcement de sa diplomatie. Son plan de sortie de crise au Niger suite au renversement de M. Bazoum a suscité des tensions.
Bien que la prise de Kidal ne soit pas présentée comme une défaite dans les déclarations du CSP-PSD, elle marque le début d'une nouvelle phase dans le conflit, impliquant de nouveaux acteurs (AES, "instructeurs russes") et de nouveaux moyens militaires.
Avec cette perte de l'influence de la médiation sur les acteurs maliens, un retour à l'APR parait illusoire dans un contexte où la donne n'est plus la même. Même s'ils faisaient des concessions, il serait difficile pour les leaders du CSP-PSD de reprendre le contrôle de l'espace politique dans la région de Kidal où un nouveau "leadership", soit il lié aux factions qui ont quitté l'alliance, ou aux mouvances découlant de l'islam rigoriste, pourraient les supplanter.
Le rôle de Iyad ag Ghali
Par ailleurs, alors que les rapports de force entre lignages se renégocient sur l'échiquier du nord du Mali, l'islam rigoriste se diffuse sur place avec le rôle clé d'acteurs de premier plan comme Iyad ag Ghaly, leader du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM).
Depuis la chute de Kidal aux mains des FAMA, plusieurs interlocuteurs pointent la mise en retrait dans les combats du GSIM après que le CSP-PSD, soupçonné d'entretenir des liens opérationnels avec cette mouvance armée se réclamant de l'islam, eut opposé un refus "stratégique" à Iyad ag Ghaly pour combattre sous la même bannière.
Les spéculations sur une possible alliance entre le GSIM et les séparatistes de la Coordination des mouvements de l'Azawad (CMA) ont été relancées en janvier dernier, dans le sillage du déplacement à Kidal d'Iyad ag Ghaly.
La visite a surtout soulevé des interrogations sur la place d'Iyad ag Ghaly dans les enjeux du Nord du Mali et dans les régions du centre, auxquelles la violence s'est étendue depuis plusieurs années. Au-delà de ses connexions éventuelles et de ses projets avec les anciens groupes signataires de l'accord d'Alger, son déplacement dans un contexte de retrait du dispositif Barkhane interroge. Cette mobilité fait ainsi de lui un "joker" avec lequel la nécessité de dialoguer pourrait revenir sur le devant de la scène au Mali, passée l'euphorie de Kidal.
Alors que le GSIM garde toujours une capacité de nuisance, il reste à observer quelle stratégie déploiera la rébellion. Le scénario le plus probable étant un déplacement des foyers du conflit entre les FAMA et les rebelles en dehors de Kidal.
L'épisode de Kidal s'insère dans une vision politique du régime politico-militaire malien qui tente d'imposer le retour de l'Etat par la force dans les portions du pays où le monopole de la violence lui est disputé par d'autres acteurs en armes. Or, un règlement du conflit au Mali passe par la négociation d'un nouveau contrat social au niveau des territoires pour "réparer" les rapports entre l'Etat et les communautés.
Edoardo Baldaro, Postdoctoral Research Fellow, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Bokar Sangaré, Doctorant, Université Libre de Bruxelles (ULB)