Sénégal: Pr Seydi Ababacar Dieng, Directeur du Larem, Ucad - «Les envois de fonds des migrants et les rémunérations des salariés constituent en moyenne 10% du PIB du Sénégal »

interview

Pr Seydi Ababacar Dieng est enseignant chercheur à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), où il dirige le Laboratoire de recherches économiques et monétaires (Larem). C'est à ce titre qu'il analyse pour le « Journal de l'économie sénégalaise » (Lejecos), la situation actuelle de l'économie sénégalaise. Il s'est aussi appesanti sur les questions migratoires notamment sur l'apport économique, financier et social des migrants à l'économie du Sénégal. Il a aussi analysé pour nous la récente décision du Comité de politique monétaire (Cpm) de la Banque centrale des états de l'Afrique de l'ouest (Bceao) avec le relèvement de son taux directeur.

Professeur, quelle appréciation globale faites-vous de la situation actuelle de l'économie sénégalaise ? Se porte-t-elle bien ?

L'économie sénégalaise se porte moyennement bien, si l'on se fie aux indicateurs macroéconomiques fondamentaux Produit intérieur brut (Pib) réel, taux d'inflation, solde budgétaire, dette publique et solde des transactions courantes sur les trois dernières années, 2020-2022.

En effet, si l'on se réfère à la note de cadrage macroéconomique 2022-2026, de la Commission de l'Union économique et monétaire ouest africaine (Uemoa), les données obtenues indiquent que le taux de croissance réelle du Sénégal a été de 1,5% en 2020 et 5% en 2021 et 2022. Pour 2023, avec le démarrage fort probable de la production pétrolière et gazière, la Commission prévoit un taux de croissance réelle de 10,2%. Quant au taux d'inflation il est inférieur à 3% durant les trois dernières années à savoir : 2,5% en 2020, 2,2% en 2021et s'établit à 9.7% en 2022 , soit plus du triple du seuil fixé au niveau de l'Uemoa.

S'agissant du solde budgétaire global, bien que déficitaire sur les trois années, il tend à diminuer en passant de -6,5% du Pib en 2021 à -5% en 2022. La Commission prévoit un déficit de -3,3% du Pib en 2023 grâce notamment à une meilleure mobilisation des recettes fiscales.

Concernant la dette publique en revanche, bien que respectant le critère communautaire relatif à la dette publique ( le ratio dette sur Pib devant être inférieur à 70%), le Sénégal a enregistré un taux d'endettement public qui n'a cessé de croître dans le temps, pour s'établir à un niveau relativement élevé de 68,5% du Pib en 2022.

Il s'y ajoute que le solde des transactions courantes rapporté au Pib est demeuré déficitaire sur les trois dernières années considérées, reflétant ainsi la faiblesse de la compétitivité de l'économie sénégalaise.

Par ailleurs, d'après les trois derniers rapports sur l'Indice de développement humain (Idh) du Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud), le Sénégal appartient toujours à la catégorie des pays de développement humain faible (170ème sur 189 pays avec un Idh de 0,513 en 2020 ; 170ème sur 191 pays avec un Idh de 0,511 en 2021 et en 2022). Par conséquent, de substantiels progrès sont attendus pour améliorer significativement le niveau de bien-être des populations, d'autant que les inégalités de revenus ne cessent de s'accroître et risquent à termes de détériorer la cohésion sociale. Les données de la Banque mondiale - World Development Indicators (Wdi) montrent d'ailleurs, une hausse du coefficient de Gini sur les trois dernières années (30,02 en 2020 ; 34,56 en 2021 et 40,32 en 2022). C'est dire donc que les fruits de la croissance sont inégalement répartis entre les individus et entre les groupes sociaux.

Quels sont les goulots d'étranglement identifiés pour l'économie sénégalaise ? Selon vous, quels sont les réformes et ajustements nécessaires pour atteindre les objectifs stratégiques fixés dans le Pse et le Pap?

Il me semble que l'essentiel de la réponse à cette question se trouve dans le plan d'actions prioritaires 2 ajusté et accéléré (Pap 2A) 2019-2023 pour la relance de l'économie du Plan Sénégal émergent (Pse).

Il importe juste de rappeler que depuis plusieurs années, le Sénégal a entrepris des réformes structurelles relatives, entre autres, à la promotion du capital humain, éducation et santé, et à l'environnement des affaires dans l'espoir d'atteindre à terme un niveau de développement économique et social durable et satisfaisant.

Compte tenu de l'incertitude grandissante au niveau international, due principalement aux conflits géopolitiques, aux dérèglements climatiques, à l'insécurité au Sahel, les chocs externes risquent de devenir récurrents, et vont notamment engendrer une inflation importée pour les pays dépendant de l'offre étrangère dont le Sénégal pour la satisfaction de leurs besoins de consommation en produits agricoles et industriels.

Dans ce cadre, les politiques de subventions ne sont guère pertinentes et efficaces, car ne pouvant perdurer dans le temps : par exemple les mesures du gouvernement en septembre 2022.

Les réformes qui s'imposent pour lutter efficacement contre l'inflation importée sont celles qui promeuvent la production locale de biens agricoles, énergétiques et industriels, et réduisent drastiquement la dépendance en produits importés.

Le secteur primaire (agriculture, pêche et l'élevage) est caractérisé par la diversité des niches d'investissements rentables. En particulier, des opportunités d'investissements existent dans l'agro-industrie avec une disponibilité de terres irrigables et une demande solvable effective et potentielle. C'est aux autorités publiques de prendre des mesures incitatives pour intéresser les investisseurs nationaux et étrangers.

Il est vrai que l'un des piliers centraux du Pse, le référentiel en matière de politique économique, demeure la transformation structurelle de l'économie sénégalaise (Tses) et celle-ci a connu un rythme relativement lent. Certes le processus de transformation structurelle est bien enclenché au Sénégal, mais, il est important cependant de rappeler que la mutation profonde des systèmes productifs à travers l'évolution de la productivité et des emplois prend nécessairement du temps. L'analyse de l'histoire économique montre que les pays industrialisés ont mis du temps pour y parvenir au minimum une soixantaine d'années, voire un siècle ou plus.

S'inscrivant dans cette perspective historique, cette lenteur de la Tses peut se comprendre aisément du fait de l'absence d'un ingrédient déclencheur indispensable, à savoir la hausse significative de la productivité dans le secteur agricole. Or on note une faiblesse de la productivité du secteur agricole au Sénégal.

La lenteur de la transformation structurelle peut aussi se justifier, si l'on se fie à Hausmann et Hidalgo (2009), par la difficulté et la lenteur du processus de transmission des principaux éléments constitutifs des capacités productives stock de connaissances tacites, learning by doing, qualité des institutions, du capital humain, maitrise des nouvelles technologies, savoir-faire, ...

Partant des contraintes endogènes et exogènes exprimées dans le Rapport du Ministère de l'Economie et du Plan, trois propositions de solutions peuvent être avancées pour accélérer le rythme de transformation structurelle de l'économie sénégalaise.

C'est d'abord moderniser et accroître substantiellement la production agricole par la hausse de la productivité.

Ensuite s'inspirer de l'expérience (en cours) de pays africains qui sont en train de réussir ce processus de transformation structurelle tels que l'Éthiopie et le Rwanda.

Enfin, renforcer davantage les institutions qui jouent un rôle moteur dans la croissance économique.

Au titre des mesures prises par le Comité de politique monétaire (Cpm) de la Bceao, nous pouvons relever l'augmentation encore du principal taux directeur (Td) qui passe de 3% à 3,25% depuis le 16 septembre 2023, soit à son plus haut niveau depuis 2014. Qu'est ce qui justifie cette mesure et quels en sont les effets sur les agrégats monétaires et économiques notamment du Sénégal ?

Cette mesure de la Bceao se justifie par la crainte d'une future hausse de l'inflation. Il faut rappeler que la Bceao, à l'instar de la Banque centrale européenne (Bce), n'a qu'un seul objectif : la stabilité des prix. Donc, dans cette optique, cette mesure est tout à fait logique ! La principale conséquence demeure théoriquement le resserrement des conditions monétaires et financières dans l'espace de l'Uemoa. Cela risque de créer une rareté relative des ressources financières et donc une situation de credit crunch , réduction drastique des crédits octroyés aux entreprises et aux ménages et subséquemment d'affecter négativement l'activité économique. Or, les entreprises, notamment les Pme, principales créatrices de richesses ont besoin de ressources financières suffisantes pour accroître la quantité et la qualité de biens et services produits et répondre ainsi à une demande nationale et étrangère de plus en plus diversifiée et exigeante.

Cependant, la Bceao devrait avoir, comme la Banque centrale américaine US Federal Reserve (Fed), un objectif dual pour prendre aussi en compte la croissance et l'emploi. Cette suggestion se fonde sur une remise en cause du régime de change actuel taux de change fixe FCfa-Euro. En effet, le débat sur le régime de change le plus approprié pour les économies de l'Uemoa est éminemment indispensable et d'actualité !

Beaucoup d'acteurs et professionnels du secteur financier craignent un risque d'asséchement de la liquidité sur le marché ? Quelle lecture faites-vous de cette situation ?

Théoriquement, un resserrement de la politique monétaire peut conduire à un asséchement de la liquidité puisque c'est la Banque centrale qui, au travers de ses instruments notamment son taux (d'intérêt) de refinancement, régule la liquidité sur le marché interbancaire. Ainsi, un assèchement de la liquidité devrait conduire, toutes choses égales par ailleurs, à une situation de credit crunch, comme évoqué ci-dessus.

Il importe de remarquer que même pendant les périodes de liquidité « favorable », le financement bancaire des économies de l'Uemoa demeurait faible. Le ratio « créances sur l'économie/Pib » se situe toujours très en deçà de 50%. Par exemple, ce ratio s'établit à 27,5% en 2021 et 29,1% en 2022, soit une légère progression de 1,6%. Le crédit étant le moteur du système capitaliste, d'après Hyman Minsky, son rationnement ne peut que nuire à la croissance économique.

Dans le cadre de vos travaux de recherche, vous vous intéressez à la problématique de la migration économique et plus particulièrement des transferts monétaires des migrants. Quelle lecture faites-vous de l'apport des migrants dans l'économie nationale ? Ces transferts peuvent-ils constituer des niches d'opportunité pour le développement économique de nos nations ?

L'apport des migrants est multidimensionnel sur les plans, économique, financier, social et culturel. Il est vrai que la dimension économique et financière est davantage mise en exergue.

Sur le plan économique et financier, la migration internationale ouvre des opportunités de développement au Sénégal. En effet, plusieurs associations de migrants jouent à la fois un rôle économique et financier, en s'impliquant activement dans la réalisation d'infrastructures sanitaires et éducatives pour les localités d'origine.

Au niveau social, les transferts monétaires constituent une stratégie sociale permanente de mise en dépendance et de dette, en permettant aux migrants d'entretenir leur famille, de consolider et de densifier leurs réseaux de relations familiales et sociales existantes.

Le Sénégal constitue la première destination de l'argent transféré en direction de l'espace Uemoa. Le Sénégal reçoit près de 2 milliards de FCFA par jour, selon l'Observatoire de la qualité des services financiers (Oqsf) (2023). L'examen à vue du graphique suivant révèle que les envois de fonds des migrants et les rémunérations des salariés constituent en moyenne 10% du Pib du Sénégal.

Quant aux échanges culturels, dus à la migration internationale, ils exercent des effets positifs sur l'organisation et la gestion des localités d'origine. Cependant il existe un déficit, voire une absence, de concertation entre les associations de migrants, l'État et les organisations de solidarité internationale. Aussi, les expériences et les compétences acquises par les migrants de retour peuvent naturellement stimuler l'économie sénégalaise.

En définitive, les migrants, de par leur capacité effective et potentielle d'épargne, peuvent contribuer significativement et durablement au financement du développement du Sénégal. Ainsi, l'élaboration de stratégies novatrices et efficaces pour la mobilisation de l'épargne des migrants sénégalais demeure donc impérative.

La question de l'émigration clandestine notamment chez les jeunes constitue une problématique d'actualité au Sénégal. Quelles sont les mesures d'ordre économique à mettre en oeuvre pour endiguer ce fléau ?

Il nous semble important de passer en revue quelques statistiques relatives à la migration et aux intentions de migration des sénégalais avant de répondre à votre question.

Le Sénégal est le deuxième pays de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao) en termes de flux d'émigration vers les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde). Les flux d'émigration en provenance du Sénégal vers l'Ocde se sont fortement accrus, de 9 700 entrées annuelles en 2000 à 23 500 en 2019 (Ocde, 2021). Les trois premiers pays de destination des migrants sénégalais sont respectivement l'Espagne, l'Italie et la France (Ocde, 2021).

Il y a de fortes intentions d'émigration au Sénégal, comparativement aux autres pays de l'Union économique monétaire ouest africaine (Uemoa). En effet, selon l'Ocde (2021), 36 % des Sénégalais veulent quitter leur pays et vivre à l'étranger, contre 28 % des résidents des pays de l'Uemoa. Cependant, les intentions d'émigration des Sénégalais sont plus importantes chez les jeunes (52 %) et les chômeurs (50 %) (Ocde, 2021). Ces statistiques révèlent à suffisance un profond sentiment de désespoir des jeunes sénégalais souvent sans emploi et sans perspective d'avenir mais aussi et surtout un manque de confiance, voire un scepticisme quant à la capacité des autorités publiques à prendre en charge leurs préoccupations en termes d'emplois décents et bien rémunérés, d'où l'ampleur actuelle de l'émigration clandestine, avec son lot de plusieurs centaines de morts et de disparus.

La principale mesure économique, c'est de promouvoir l'industrie pour un accroissement substantiel de l'emploi formel. En effet, l'expérience des pays occidentaux a montré que la branche motrice, génératrice d'emplois, a été l'industrie, lors de la longue période de croissance économique, qualifiée de Trente Glorieuses. Or la croissance de l'économie sénégalaise est aujourd'hui essentiellement portée par le secteur tertiaire, qui ne crée pas beaucoup d'emplois.

Aussi, le problème fondamental, nous semble-t-il, demeure l'inadéquation de l'offre du système éducatif dans son ensemble aux besoins des entreprises. Les autorités publiques l'ont bien compris et font des efforts remarquables, notamment avec la création de 3FPT. Cette expérience doit être renforcée et amplifiée. Et de ce point de vue, l'offre de formations professionnelles devrait exister dès le collège pour faciliter l'insertion des jeunes sur le marché du travail.

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