Le nombre de mendiants ne fait que croître à Dakar et sa banlieue. Une étude menée par la Plateforme pour la promotion des droits humains (Ppdh) a recensé dans la région de Dakar 54.837 talibés dont plus de 30.000 enfants mendiants. Cette activité très lucrative génère plus de 5 milliards de francs CFA par an, selon une estimation faite par l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (Onudc). L'ampleur du phénomène est liée, entre autres, en plus de la pauvreté, à la présence massive des ressortissants de pays de la sous-région, pour des raisons «humanitaires» et «sécuritaires».
Pourtant, le Sénégal a adopté la loi 02-2005 qui réprime sévèrement l'exploitation de la mendicité d'autrui, notamment en son article 03. D'ailleurs, avant-hier, mardi 12 décembre 2023, faisant le bilan de la situation lors de la célébration des 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, des acteurs et partenaires ont relevé les efforts soutenus du Sénégal en matière de textes réglementaires. Mais il traine des lacunes dans leur application. Et la mendicité notamment des enfants dans les rues, est une image vivante d'échecs à l'effectivité du respect de ses droits humains. Suffisant pour que des religieux (musulman et chrétien) engagent la responsabilité de l'Etat.
Le jour se lève au pont de Keur Massar, jadis appelé le rond-point (de la station) de Keur Massar ! L'affluence est grande. Les habitants des deux communes de Keur Massar Nord et Sud, de Niacoulrab, Tivaouane Peulh, Niagues et autres cités environnantes, sont obligés de passer par cette ville carrefour, soit pour des courses ou pour vaquer à leurs occupations à Dakar et le centre-ville. Les habitants viennent faire leurs courses au centre commercial et au marché. Les mendiants en quête de pitance assiègent les trottoirs. C'est le remue-ménage au rond-point Keur Massar.
La devanture aménagée de l'Église Sainte Françoise d'Assise, sise sur la route des Niayes, contiguë à la station d'essence, attire les nécessiteux. Un passant explique : «les fidèles, catholiques, musulmans et les passants, donnent de l'argent à ces personnes en situation difficile. En espérant récompense à l'au-delà». Par contre, il y a des gens qui font des sacrifices pour que leur projet se réalise. D'autres, pour conjurer le mal, font des dons/offrandes en nature : des habits, du savon, des céréales, entre autres.
A quelques encablures de là, au garage des cars «Ndiaga Ndiaye» de Keur Massar, l'ambiance est identique à celle du rond-point. Ce lieu très prisé ne désemplit pas. Tous les jours, des centaines voire des milliers d'usagers des transports en commun urbains y prennent des Ndiaga Ndiaye, en partance pour le centre-ville, Dakar. Le nombre considérable des talibés-mendiants que l'on rencontre sur place, se faufilant entre les cars et les clients ou à l'intérieur des véhicules sollicitant de l'aumône en psalmodiant des versets coraniques avant le départ de la voiture, témoigne de l'ampleur du phénomène de la mendicité.
Il n'existe pas de statistique officielle concernant le nombre d'enfants talibés et de mendiants adultes. Toutefois, il est estimé qu'il y a plus de 2000 «daara» (écoles coraniques) à Dakar, avec un effectif de près de 200.000 talibés, dont 25% pratiqueraient la mendicité forcée, selon une cartographie de l'Ong Global Solidarité Initiative (Gsi), une organisation de défense des droits humains, publiée en 2018.
LA CRISE ECONOMIQUE, L'ALCOOLISME ET LES PROBLEMES DE PHYSIATRIES
Demander de l'aumône est devenue une activité professionnelle, pour certains. «Nous n'avons pas le choix. Trouver un emploi relève d'un véritable parcours du combattant. Le métier de travailleuse domestique, je ne peux pas l'exercer. A cause de mon handicap visuel», a laissé entendre un jeune.
Autre quartier de la capitale, même constat en termes d'attraction pour des mendiants. A la Cité des Eaux à Castor, l'intersection entre l'avenue Bourguiba et la route du Front de Terre est très prisée. Malgré les chantiers de l'autopont en construction, entrainant encombrements de la circulation et autres désagréments, c'est des familles entières qui y ont pris quartier pour mendier, tous les jours. Non loin de là, le rond-point Castor aussi est un autre lieu de prospérité pour les nombreux mendiants, qui viennent de la banlieue lointaine de la capitale et de pays de la sous-région.
Les femmes circulent entre les voitures et exhibent des bébés et jeunes enfants pour recueillir quelques pièces d'argent. D'autres semblent y élire domicile, avec leurs progénitures, dans des coins de rues, comptant sur la générosité des passants pour vivre et utilisant leurs enfants comme «appât». Les sans-abris avec leurs bagages, allongés sur les trottoirs, donnent l'impression d'être des corps humains sans vie. Ils se livrent à la mendicité.
Pour le cas de certains nationaux, les raisons qui les ont conduites à embrasser ce «métier» sont liées à l'alcoolisme et les problèmes psychiatriques ; la plupart des victimes est d'un âge avancé. On les retrouve aussi sous différents ponts (Hann, Patte d'Oie...) et aux alentours d'établissements marchants (marchés, magasins) où ils dorment en plein air, des fois à même des cartons aménagés dans des coins et servant de lits.
ENTRE «NECESSITE» DE MENDIER, POUR CERTAINS, ET JOUER AU MISERABILISME POUR GAGNER DE L'ARGENT, POUR D'AUTRES
Bref, les scènes que l'on constate dans les rues de Dakar sont consternantes. Des personnes assises à même le sol, au beau milieu de l'emprise de la chaussée et des trottoirs, sous les rayons ardents du soleil et le vent et l'air chargé. Le danger est quasi permanent, pour ses occupants. Mais ils feignent de ne rien savoir. «Un automobiliste peut déraper à tout moment, avec sa voiture. Tout cela se passe sous les yeux des Forces de sécurité qui régulent la circulation», déclare un vendeur.
Auparavant, les gens étaient pudiques de leur situation sociale. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Les gens jouent au misérabilisme, pour gagner de l'argent. «Les parents des enfants n'éprouvent aucune gêne de voir trainer dans la rue leurs enfants. Qui s'adonnent à la mendicité», dénonce un riverain.
Plus loin, sur l'avenue Bourguiba, au niveau des allées Seydou Nourou Tall, des hommes et femmes dont certains de nationalités étrangères et des personnes handicapées squattent les deux voies. Awa, ex-gérante d'un restaurant, victime des mesures de déguerpissements de la Cité Imbécile, s'est reconvertie à la mendicité. «Nous avons beaucoup perdu lors des opérations de désencombrements de la ville de Dakar. Mon restaurant a été rasé. Alors que c'est ma seule source de revenus. Mon mari, un maçon, peine à trouver un chantier», confie-t-elle.
C'est pourquoi, «je suis obligée de recourir à la mendicité. En plus, j'ai quatre (4) enfants. Trois (3) fréquentent l'école. J'amène leur frère cadet avec moi pour mendier. Je n'ai personne pour m'assurer la garde mon fils. Pour aller faire, comme d'autres femmes qui se battent, dans le petit commerce. Nous ne gagnons que des sommes modestes : 2000 à 3000 francs CFA. Il y a des jours, nous rentrons bredouille à la maison», martèle une dame âgée de 40 ans.
CAS CRITIQUE DES ALBINOS EXPOSES EN PERMANENCE AU SOLEIL
Un albinos qui a requis l'anonymat souligne que «la mendicité ne saurait être une activité professionnelle pour les gens atteints par l'albinisme. Rester sous le chaud soleil présente de graves risques pour notre santé. Nous sommes très vulnérables au cancer de la peau. La crème solaire dont nous avons besoin pour nous protéger contre cette maladie coute excessivement cher. Et il faut bien trouver de quoi subvenir aux besoins de la famille. Je dois m'acquitter du loyer, la scolarité des enfants etc.»
En outre, ajoute-t-il, «au Sénégal, les gens sont de moins en moins généreux. Ceux qui font de bonnes actions sont hypnotisés par les médias. Ils sont en quête d'une visibilité, d'une popularité. Ils aiment donner, si leurs gestes vont être médiatisées. Nous, les mendiants de la rue, les gens n'ont plus intérêt à nous donner de l'aumône car les médias ne vont pas parler d'eux».
Le Dr Babacar Niang, de passage dans les locaux d'une institution de bienfaisance caritative, sise à la Sicap Amitié 2, soutient que «les albinos doivent se mettre à l'abri des rayons solaires. Pour des raisons de santé. Les sommes d'argent collectées sont insuffisantes pour couvrir leur besoin. Il faut veiller à leur état de santé, en installant des abris», conseille-t-il.
INTERNALISATION DE LA MENDICITE ET SES CONSEQUENCES : IMMIGRATION IRREGULIERE, TRAFIC, TRAITE ET LEUR LOT DE VICTIMES
La mendicité dans la capitale n'est pas l'apanage des talibés et autres nécessiteux nationaux et personnes vivant avec un handicap. Elle est internationale, avec des ressortissants de pays voisins et de la sous-région ; souvent, en plus de maîtres coraniques accompagnés de leurs talibés, ce sont des familles entières qui se déplacent vers Dakar, en provenance de Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Niger... Ce qui en fait un terreau fertile à la traite et au trafic des personnes, par des réseaux criminels.
Une preuve par la mendicité à l'international à laquelle s'adonnent des «nigériens», qui a été spectaculaire en 2022. Selon un article intitulé «Chroniques Sahéliennes : les mendiants», la mendicité des nigériens est en lien avec les réseaux de trafic et de traite des personnes. En 2013, plus de 90 corps d'une colonne humaine ont été retrouvés dans le désert du Ténéré. En route pour l'Algérie, où elles s'adonnent à la mendicité, ces personnes abandonnées par leurs guides (des trafiquants en fait) ont succombé à la faim et à la soif.
D'ailleurs, au Sénégal, plusieurs vols, avec à bord des mendiants nigériens ont quitté Dakar pour le Niamey, l'année passée. Ces derniers, convoyés en masse par des réseaux de passeurs, étaient visibles partout dans les rues de Dakar ; ils dormais à la belle étoile et n'avaient d'activités que tendre la main le jour, mettant en avant de petits enfants innocents. Ce qui avait suscité l'indignation de plus d'un et encouragé cette mesure de leur retour organisé au pays d'origine. «Face au phénomène grandissant de la mendicité qui dégrade l'image de notre pays (...) et hypothèque l'avenir des enfants innocents, le gouvernement a décidé de prendre des dispositions fortes pour y mettre fin», avait justifié le gouvernement sénégalais dans un communiqué.
Ainsi, les 25 et 26 mars 2022, deux vols affrétés par le gouvernement nigérien ont ramené de Dakar 478 enfants, 413 femmes et 162 hommes, tous ressortissants «de Kantché et Magaria», deux départements de la région de Zinder (Centre-Est), proche du Nigeria, avait indiqué un communiqué du gouvernement nigérien, publié le samedi 2 avril 2022. «Ce n'est pas la misère qui est à la base (de ce phénomène), mais des réseaux mafieux organisés qui procèdent à la traite et au trafic de ces êtres humains», avait déclaré le ministre nigérien de l'Intérieur d'alors, Hamadou Adamou Souley, à l'accueil de la première vague des rapatriés du Sénégal à Niamey.