Gaëlle Ponselet, journaliste spécialisée justice depuis bientôt dix ans, a couvert un grand nombre de procès se déroulant à Bruxelles (Belgique) où elle est basée, des litiges entre grandes entreprises au tribunal de commerce, aux affaires criminelles à la cour d'assises en passant par les récents procès de terrorisme. Pour Justice Info elle couvre les procès dit de « compétence universelle ». Pour elle, assister aux procès c'est à la fois le luxe d'être à la source de l'information et la certitude de pouvoir chaque fois entendre au moins deux sons de cloche différents.
Durant leurs plaidoiries finales, Vincent et Juliette Lurquin ont ramé à contre-courant pour défendre leur client, le Rwandais Séraphin Twahirwa, accusé devant la cour d'assises de Bruxelles d'avoir participé au génocide en 1994. Le duo d'avocats père et fille est remonté jusqu'aux prémices du dossier pour tenter de déconstruire le mur de preuves de la procureure. Le second accusé Pierre Basabosé et son avocat, Me Flamme, sont restés dans l'ombre.
À quatorze heures un vendredi, le palais de justice de Bruxelles se vide, mais un procès bat encore son plein dans une salle au premier étage. À l'intérieur, des journalistes, des élèves et leur professeure, un procureur, des avocats, des Rwandais vivant en Belgique et même un ancien ambassadeur belge au Rwanda... Tous curieux d'entendre les arguments de la défense d'un homme présenté comme le dirigeant d'une des milices Interahamwe parmi les mieux armées et entraînées lorsque le génocide des Tutsis a débuté en avril 1994 au Rwanda. Une milice responsable d'avoir provoqué une hécatombe dans le secteur de Gikondo à Kigali.
Me Vincent Lurquin se lève face à un jury un peu groggy après deux mois de procès, et il tente de le mettre en confiance. Le Rwanda, il connaît bien. Il s'y est rendu dès août 1994. Il a ensuite passé près de 15 ans à défendre, tantôt des accusés tantôt des victimes de ce génocide, devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ou devant les juridictions belges. Le pénaliste bruxellois se permet alors de décocher sa première flèche : pourquoi avoir attendu seize ans avant d'entamer une procédure à l'encontre de Séraphin Twahirwa ?
Un dossier « préparé » au Rwanda ?
En 2007, Twahirwa arrive en Belgique et introduit une demande d'asile. Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides se penche dessus et constate qu'il y a des raisons de penser que cet homme puisse être soupçonné de crimes contre l'humanité au Rwanda en 1994. « Le mandat d'arrêt international délivré par les autorités rwandaises n'arrive ensuite qu'en 2014 », relate Me Lurquin. « Puis il ne se passe rien pendant des mois et la Belgique attend juin 2015 pour ouvrir une instruction. Pourquoi a-t-on mis tant de temps à juger monsieur Séraphin Twahirwa ? Moi, ça me taraude. Je n'ai jamais vu ça dans un dossier pénal ! C'est tout à fait exceptionnel et inhabituel. Ma thèse, c'est que l'on n'était pas tout à fait d'accord avec ce qu'il se passait, sinon on aurait agi dès 2007 », dit-il, avançant que le dossier avait été « préparé » depuis longtemps au Rwanda et que la Belgique n'était au départ pas très encline à enquêter dans ces circonstances.
« Vous devez avoir à l'esprit qu'il y a une évolution de la politique au Rwanda depuis 1994 », met-il en garde les jurés. « On est face à un régime autoritaire, avec un président qui est au pouvoir depuis 23 ans. Je veux attirer votre attention sur une possible instrumentalisation de la justice ».
Des témoignages et aucune pièce écrite
Et cette enquête qui a débuté en 2015, avec des commissions rogatoires de la juge d'instruction et des policiers belges au Rwanda ? Me Lurquin propulse une seconde flèche. « Qui avez-vous entendu parmi les témoins ici à l'audience ? Des victimes, qui sont constituées partie civile contre mon client, et des personnes qui sont incarcérées au Rwanda pour avoir pris part au génocide », lance l'avocat. Selon lui, la juge d'instruction n'a fait qu'auditionner des témoins qui avaient déjà été interrogés par les autorités policières et judiciaires rwandaises, sans rechercher d'autres personnes susceptibles d'apporter de nouvelles informations utiles. « Ces témoins-là nous sont donnés par les autorités rwandaises, et vous savez qu'il existe là-bas ce que l'on appelle une procédure sur aveu, qui donne droit à des réductions de peine ». Pour le pénaliste, cette situation aboutit tout bonnement à un « lynchage ».
« Pourquoi ne procède-t-on pas à des confrontations entre les témoins, étant donné que certains se contredisent à propos de crimes dont ils pointent comme responsable Séraphin Twahirwa ? », poursuit le plaideur. « Pourquoi les avocats ne sont-ils pas admis au Rwanda afin de faire leurs propres recherches ? Pourquoi la procureure ne produit-elle pas les jugements gacaca [juridiction populaire rwandaise NDLR] de ces personnes détenues qui viennent témoigner dans notre dossier ? On n'a rien ! Comment voulez-vous pouvoir contester certains éléments ? Comment vous, jurés, allez-vous trancher sur qui a raison entre deux témoins qui ne disent pas la même chose à propos d'un même fait dont ils accusent mon client ? Sans preuve matérielle, il est pratiquement impossible d'établir une vérité judiciaire. Et c'est ça le problème de ce dossier », conclut Me Lurquin.
Prenant la parole à sa suite, sa fille et co-conseil Juliette Lurquin dresse le portrait de son client en quelques dates-clés. Le départ de son père du domicile familial, le décès de son grand-père qui était devenu la figure paternelle, son accident de la route ayant conduit à l'amputation d'une partie de sa jambe gauche... sont autant de « chemins de traverse » qui ont façonné la personnalité de Twahirwa, relate-t-elle. Puis la jeune pénaliste avance sur le terrain miné des viols dont est accusé son client. Elle soulève que celui-ci n'est pas toujours identifié avec précision par les femmes qui ont été victimes d'agressions sexuelles. « La difficulté de ces témoignages, c'est qu'ils ne sont pas une preuve tangible. Il faut faire preuve de prudence. Il faut être certain de sa culpabilité », conseille-t-elle aux jurés.
L'énigme Basabosé
La majorité des témoignages de ce procès étant focalisés sur Twahirwa, le second accusé, Pierre Basabosé, à qui l'on reproche d'avoir financé et armé la milice présumée dirigée par Twahirwa, a presque été oublié. D'autant que, souffrant de démence sénile, il n'y a pas assisté.
Son avocat, Me Jean Flamme, s'évertue à souligner d'une part que plusieurs personnes ont déclaré qu'elles ne connaissaient Basabosé que comme un riche commerçant de Kigali, et que d'autre part certaines ne seraient « pas fiables ». « Un témoin a dit : 'Je le considérais comme un financier des Interahamwe'. Oui, mais pourquoi le considérait-il comme tel ? Comment peut-il affirmer cela ? Il ne l'a pas dit », plaide l'avocat, pour qui la preuve de culpabilité de son client n'est pas rapportée par ce genre de récit. « Le dossier contre Pierre Basabosé est mince, très mince », souffle-t-il.
Au-delà du fond, une question est toujours dans les airs : comment juger un homme qui « ne comprend plus rien », selon les mots de la procureure, et qui n'a pas même pu s'exprimer durant son procès ? La présidente de la cour a estimé que les droits de la défense n'étaient pas violés puisque qu'un avocat a accepté de représenter son client, mais est-ce suffisant ? Dans sa plaidoirie, Me Flamme ne fait qu'une brève allusion à l'état de santé du septuagénaire, rappelant toutefois un cas similaire dans lequel la décision a été de suspendre les poursuites : le 7 août dernier, le Mécanisme onusien qui a pris le relais du TPIR a ordonné l'arrêt du procès de Félicien Kabuga, atteint du même mal que Basabosé.
Ce lundi, après les répliques des parties et un éventuel dernier mot des accusés, le jury entrera en délibération. Le verdict est attendu pour la fin de la semaine.
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