L'ambassadeur itinérant, Fodé Sylla ne comprend pas qu'on procède à une « énième loi » sur l'immigration en France. Il parle d'une « régression terrible » et d'une « politique absurde » qui est le résultat de la prédation idéologique de l'extrême droite sur la droite française. Entretien.
L'actualité en France, c'est le rejet par l'Assemblée nationale du projet de loi sur l'immigration. Comment expliquer l'échec de l'exécutif ?
Ce texte ne dit rien de l'immigration mais en dit beaucoup sur l'état de la classe politique française d'aujourd'hui. L'échec était déjà dans la conception de ce texte. En vérité, rien ne justifiait que l'on procède à une énième loi sur l'immigration. Ce sujet n'est plus un débat pragmatique sur l'accueil, le séjour et l'intégration des étrangers. Il est devenu un sujet dépassé et instrumentalisé par la vie politique française, européenne et même mondiale. Partout, on se sert de la force de travail des migrants, surtout illégaux : Latinos aux Etats-Unis, Africains en Europe. On retrouve ce nouveau prolétariat dans le bâtiment, les métiers de la restauration, les services à la personne. Ces migrants sont aussi exploités par les plateformes et les applications. En plus de cette exploitation économique, ils sont l'objet d'une exploitation politique.
Pourquoi le texte fait controverse ?
L'extrême droite européenne en a fait son fonds de commerce. Les partis d'extrême-droite, fascistes et xénophobes, déversent leur haine de manière décomplexée. En France, la haine de l'Arabe et du Noir est dans l'Adn du Front national, quel que soit son nom, depuis 40 ans. Tout débat sur l'immigration place désormais l'extrême droite comme juge, parti et bourreau. L'extrême droite a annoncé qu'elle menait une guerre culturelle pour imposer ses mots. Ces opposants lui cèdent du terrain par faiblesse, par négligence, parce qu'ils regardent ailleurs. Le fantasme d'hallucinés sur le grand remplacement ne mériterait qu'un mépris silencieux face à l'idiotie qu'elle comporte. Sur les plateaux de télévision, on en débat ! D'un autre côté, en France, le ministre de l'Intérieur et une Droite dite républicaine, vont braconner sur les terres du « lepénisme » pour des considérations électorales. On rétrécit le droit du sol, on réduit le soin et l'accès à la santé aux étrangers, on le fait d'une manière décomplexée, sans scrupules, par pur intérêt électoral.
Quelles conséquences pour nos concitoyens établis en France ?
La Gauche, en votant pour le rejet du texte, a été dans son rôle. Mais quand elle était au pouvoir, elle a été contaminée par des idées contre les étrangers, oubliant sa tradition de fraternité, de solidarité et d'accueil. Le texte est désormais confié à une commission paritaire de députés et sénateurs. La Gauche n'y sera pas. C'est donc une version alourdie par le Sénat qui va suivre le processus législatif. Disons-le clairement, une version qui contient les futures hontes de la France et pour lesquelles elle s'excusera dans 30 ans : ne pas soigner les étrangers, refuser de régulariser, ne pas accepter que l'économie française a besoin de mains d'oeuvre dans les métiers en tensions.
Que nous réserve l'avenir, des régularisations ou des vagues d'expulsions d'étrangers de la France ?
C'est encore tôt de se projeter. Mais tous les économistes sérieux le reconnaissent. La bonne santé de l'économie française repose, pour une grande partie, sur le travail peu payé des étrangers ou sur le travail irrégulier très rentable pour l'employeur sans scrupules. Les hôtels et la restauration ont besoin actuellement de 200.000 personnes pour différents emplois. Au scandale politique, s'ajoute une invraisemblance économique et cette Commission risque de rejeter la régularisation des étrangers qui travaillent dans les métiers en tension. Cette politique absurde est le résultat de la prédation idéologique de l'extrême droite sur la Droite française qui a renoncé à ses valeurs. Du côté de la Gauche, une partie se tait et regarde ailleurs, en invoquant d'autres sujets loin des intérêts des Français et des étrangers. J'insiste sur ce point, les intérêts des Français et des étrangers sont les mêmes. Les opposer est un mensonge, les confronter est une supercherie intellectuelle.
Le Gouvernement français semble ne pas baisser les bras. Des stratégies sont annoncées pour faire passer le texte. Quelle issue si l'impasse continue ?
Difficile à dire. Le Conseil constitutionnel pourrait, peut-être demain, censurer que l'on refuse des soins de santé à des étrangers et que l'on décapite le droit des étrangers des Droits de l'Homme consacrés et de droits contenus dans diverses conventions européennes et internationales. L'espoir est du côté de nombreux patrons qui sont indignés par la non-régularisation des travailleurs immigrés dans les métiers en tension et j'en appelle, pour la première fois, au patronat français de ramener les politiciens à la raison.
Pas de réactions des pays africains. En tout cas pour le moment. Comprenez-vous ce silence ?
Franchement, non ! Les dirigeants africains ne peuvent pas être absents de ce débat. Ils doivent s'adresser, avec fermeté, aux dirigeants européens afin de réaffirmer qu'aucun étranger, aucun de nos compatriotes africains ne peut être l'otage d'une surenchère politicienne et démagogique. Il s'agit pour nous de rappeler le respect des droits humains dans les pays d'accueil et des conventions internationales. Je pense même que le Sénégal devrait accueillir un grand sommet à l'image de la conférence onusienne de 2018 où 140 pays s'étaient réunis à Marrakech pour un « Pacte sur une immigration sûre, ordonnée et régulière ». Je sais que les priorités doivent se trouver dans la lutte contre les filières qui exploitent la misère humaine, dans la meilleure utilisation possible des fonds alloués aux pays de départ pour mettre massivement une partie de la jeunesse dans des filières de formation, dans de véritables politiques de flux régulés et réguliers comme au Canada par exemple. Chacun, à sa manière, doit contribuer. J'y participe en mettant en place des projets. Le débat d'extrême-droite actuellement en cours en France et en Europe doit retourner à la clandestinité des idées honteuses.
Vous portez justement un projet (Erasmus-Afrique). Qu'est ce qui justifie sa mise place ?
Il s'agit d'un grand projet. L'ambassadeur itinérant du Sénégal que je suis a obtenu des autorités universitaires, et en se basant sur les mécanismes européens, pour la mise en place de ce projet Erasmus Afrique-Europe-Monde sur l'apprentissage et sur les formations professionnelles à travers des mobilités scolaires et la reconnaissance des diplômes. Si tout se passe comme prévu, les programmes du projet devraient débuter en 2024. Pour le plus grand bonheur des étudiants et chercheurs du continent.