Tunisie: Réforme de l'administration - Le fardeau bureaucratique

21 Décembre 2023

Conscient des maux de l'administration tunisienne et des réformes prioritaires et urgentes dans le secteur public, le Président de la République n'a pas manqué de souligner que certaines institutions publiques ne fonctionnent pas normalement à cause de l'article 96 du Code pénal.

Cet article se distingue par son caractère fluctuant, ambigu et imprécis. Il ne distingue aucunement entre la faute pénale et la faute administrative et pénalise les fonctionnaires qui ont eu le courage et la capacité de prendre des décisions pour faire face aux problèmes complexes qui secouent ou bloquent le bon fonctionnement de l'administration. Au lieu de les féliciter, ces responsables s'exposent aux foudres de la loi pénale, analyse à La Presse Maître Karim Jouaihia, pénaliste et avocat à la Cour de cassation.

Plusieurs propositions de loi élaborées par des groupes parlementaires seront bientôt soumises aux commissions permanentes de l'ARP sur décision du bureau du Parlement. Parmi ces propositions, un texte qui revient ces derniers jours sur toutes les langues et qui a été pointé du doigt aussi bien par le Chef de l'Etat que par des parlementaires et des pénalistes. Il s'agit du fameux article 96 du Code pénal relatif aux infractions commises par les fonctionnaires publics ou assimilés dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions. Cet article serait derrière le refus des fonctionnaires de prendre des décisions pour éviter de tomber sous le coup d'une condamnation pouvant aller jusqu'à dix ans d'emprisonnement et une double amende.

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Le texte de loi sera amendé

L'intérêt porté à l'article en question ne date pas d'aujourd'hui puisque le nombre de ministres et hauts cadres de l'administration qui ont été traduits devant la justice a relativement augmenté. De fait, personne ne veut plus assumer la responsabilité ni faire preuve d'initiative, notamment après les vacations, inquiétantes faut-il le souligner, observées au niveau de certains postes de commandement. Résultat, c'est la bureaucratie qui bloque l'investissement dans le pays et c'est toute l'économie qui en est aujourd'hui impactée.

Conscient des maux de l'administration tunisienne et des réformes prioritaires et urgentes dans le secteur public, le Président de la République n'a pas manqué de souligner que certaines institutions publiques ne fonctionnent pas normalement à cause de l'article 96 du Code pénal. Lors de sa rencontre avec le chef du gouvernement, Ahmed Hachani, mercredi 13 décembre, Kaïs Saïed a précisé que le texte de loi mis en cause et responsable de ces manquements sera amendé dans les plus brefs délais pour que plus personne ne trouve d'excuses.

La réforme de l'article 96 du Code pénal est devenue ces dernières années un souci constant des gouvernements successifs. Le débat autour de cet article, loin de se limiter aux spécialistes, intéresse désormais l'opinion publique, déclare Maître Karim Jouaihia, pénaliste et avocat à la Cour de cassation.

La dernière décennie a été marquée en effet par la poursuite d'un nombre important d'anciens ministres, de hauts commis de l'Etat et autres responsables de l'administration tunisienne pour des faits qui remontent non seulement à l'époque de Ben Ali, mais aussi pour des affaires récentes, ajoute la même source. «La presque totalité de ces poursuites ont eu lieu sur la base de l'article 96 du code pénal et ont abouti, dans la majorité des cas, s'agissant d'un crime grave, à la mise en détention préventive systématique des personnes poursuivies».

Selon Maître Karim Jouaihia, les enquêtes ont révélé par la suite que ces hauts fonctionnaires de l'Etat n'ont tiré aucun profit ou avantage particulier et amené le législateur à intervenir, en promulguant la loi organique n° 62 du 24/10/2017 relative à la réconciliation dans le domaine administratif, afin de cesser toute poursuite contre ces derniers et permettre leur libération après de longues périodes de détention. Mais ne s'appliquant qu'à la période allant du 1er juillet 1955 au 14 février 2011, cette loi organique ne peut voler au secours des fonctionnaires publics poursuivis pour des faits postérieurs à cette période.

Le point essentiel de l'amendement

Dans une déclaration, le président du Comité de législation générale de l'ARP, le député Yasser Gourari a fait état des obstacles à l'investissement, en particulier dans les régions à cause de la bureaucratie et de l'article 96 du Code pénal qui paralyse le fonctionnaire et l'empêche de prendre des initiatives, de peur d'être poursuivi en justice. Cela dit, une partie des fonctionnaires utilise cet article pour entraver le travail dans les entreprises publiques. Fait récurrent qui a été déjà pointé du doigt par le Chef de l'Etat. Selon l'élu, le pouvoir qui était en place avant le 25 juillet, avait eu recours à cet article pour tenter d'apprivoiser l'administration à des fins politiques. Quelques poches de résistance à la réforme de l'administration ont été actives à ce jour et nuisent aux intérêts du citoyen, a-t-il fait savoir.

Un contexte général et des faits qui poussent à la révision de l'article en question, enchaîne le député Yasser Gourari. Et d'ajouter que deux propositions de loi ont été faites par les députés de l'ARP qui figurent dans le programme des travaux de la commission de la législation générale depuis le 8 décembre dernier, outre un autre projet qui pourrait être proposé par la Présidence de la République, comme cité précédemment.

Les amendements proposés par les députés sont de nature à conférer plus de flexibilité et de précision à l'article 96, essentiellement à «la notion de mauvaise foi suite à une erreur commise au niveau des évaluations, interprétations ou initiatives prises par toute personne lors de l'exercice de sa fonction».

La notion de bonne foi doit être prise en considération. Cela dit, la peine d'emprisonnement de 10 ans a été retenue et le montant de l'amende a doublé, dévoile le député Yasser Gourari.

Il est à signaler que l'un de ces projets a été élaboré par le bloc national indépendant au sein de l'ARP présidé par Imed Ouled Jebril. Il vise à apporter des modifications aux dispositions de l'article 98 et à supprimer l'article 97 relatifs aux mêmes infractions. Dans son intervention à l'ARP, en date du 22 novembre 2023, le député Imed Ouled Jebril a expliqué qu'en raison de ces articles qui ne sont pas clairs et manquent de précision, les responsables s'abstiennent de prendre des décisions par peur des poursuites judiciaires et d'emprisonnement.

Pour les pénalistes, l'article 96 s'apparente à une épée de Damoclès

Les poursuites qui ont lieu durant cette décennie se sont intensifiées dernièrement et ont eu pour effet indirect de «ligoter» l'administration et de l'affaiblir puisque de hauts fonctionnaires refusent désormais de prendre toute initiative et d'assumer leurs responsabilités, nous fait savoir Maitre Karim Jouaihia.

Cette appréhension demeure justifiée dans la mesure où l'application de l'article 96 du Code pénal par les tribunaux tunisiens a abouti à des aberrations malencontreuses dues principalement à une mauvaise formulation.

Cet article, dont la version actuelle remonte à l'année 1985, déroge manifestement de par sa formulation à l'un des principes fondateurs du droit pénal, celui de la légalité des délits et des peines, consacré en droit pénal tunisien par l'article premier du Code pénal ainsi que par l'article 34 de la Constitution de 2022. Or précisément, l'article 96 du Code pénal se distingue par son caractère fluctuant, ambigu et imprécis.

D'abord au lieu de créer une seule infraction dont les éléments constitutifs sont clairs et nets, il prévoit plusieurs infractions à la fois qui peuvent en plus être commises par une multitude de fonctionnaires, ensuite certains termes employés tels que la notion d'«avantage injustifié» ou de «préjudice» sont totalement ambigus et ont abouti à des explications hasardeuses.

Enfin l'article 96 ne distingue aucunement entre la faute pénale et la faute administrative et expose ainsi les fonctionnaires qui ont eu le courage et la capacité de prendre des décisions pour résoudre et faire face aux problèmes complexes qui secouent l'administration ; aux foudres de la loi pénale.

Adopté au départ pour sanctionner toute tentative des hauts fonctionnaires de l'Etat de s'enrichir indûment ou de porter atteinte à l'administration l'article 96 du code pénal est devenu depuis une dizaine d'année une vraie entrave au bon fonctionnement de cette dernière, dans la mesure où toute prise de décision pourrait éventuellement faire l'objet de poursuites pénales et faire encourir à son auteur, qui croyait servir l'intérêt général, une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à dix ans ! Cet article qui ne sanctionne pas, pour autant, la «passivité administrative» à pousser beaucoup de fonctionnaires à fuir leurs responsabilités de peur de se voir malmenés par la justice.

Le caractère manifestement anticonstitutionnel de l'article 96 du Code pénal impose aujourd'hui et plus que jamais l'intervention du législateur pour mettre un terme aux abus qu'il a occasionnés et pour ne plus être comme une épée de Damoclès qui guette tout fonctionnaire entreprenant et actif.

Cette intervention législative demeure la seule solution possible pour remédier au problème puisque le juge pénal, contrairement à son homologue civil, dépourvu de tout pouvoir d'interprétation de la loi: se trouve dans l'obligation d'appliquer le texte malgré sa mauvaise formulation, conclut Maître Karim Jouaihia

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