Tunisie: Arrestation de responsables et de fonctionnaires - Moralisation de la vie publique, des annonces et des décisions

6 Janvier 2024

L'Association tunisienne des contrôleurs publics a présenté, le 23 février 2022, le rapport intitulé «La petite corruption en Tunisie», dans sa deuxième édition. Le rapport présente la perception de la corruption entre 2014 et 2020.

La Tunisie est entrée dans une nouvelle ère politique, certes. Cette ère dominée largement par le Chef de l'Etat intervient en force, car le pays a pâti de la perte de son prestige tout au long des dernières années. A un certain moment, l'on se croyait dans un non-Etat, dans la mesure où de nombreux corrompus occupant des postes importants et siégeant dans les secteurs public et privé étaient devenus plus forts que l'Etat, bénéficiant d'une solide couverture politique. Ils étaient intouchables.

Pas un jour ne passe sans que l'on entende parler de l'arrestation d'un responsable. L'Etat a-t-il lancé une opération «mains propres» qui ne dit pas son nom, au sein des établissements publics et privés ? Si l'on se fie aux déclarations du Président de la République, c'est bien le cas, puisqu'il ne rate pas une apparition médiatique, sans évoquer la nécessité d'appliquer la loi à tous et traduire tous les corrompus devant la justice. D'ailleurs, il construit une partie de son discours et de son action politique sur cet objectif : assainir la vie publique en Tunisie et traquer les malfaiteurs jusqu'au dernier. Sauf que cette opération n'est pas une sinécure.

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En recevant mercredi dernier le ministre de l'Intérieur, le Président de la République a décrété la tolérance zéro contre quiconque contreviendrait aux lois et règles, soulignant que les citoyens tunisiens, sans exception aucune, sont tous égaux devant la loi. Le même jour, Saïed a exhorté les magistrats à assumer leur «responsabilité historique» pour assainir le pays des réseaux mafieux qui n'ont de cesse de gangrener la vie politique et économique et qui sont souvent «inféodés à l'étranger».

Une opération «mains propres» qui ne dit pas son nom

Le Président de la République a, en outre, donné ses instructions en vue d'engager des poursuites judiciaires à l'encontre de quiconque aurait contribué au sabotage et au pillage d'établissements et entreprises publics, indiquant que «plusieurs preuves laissent entendre que ces établissements ont fait l'objet d'une mise en faillite et de liquidation volontaires dans le dessein de les céder à une poignée de lobbies».

Tout porte à croire, donc, que pour l'heure, s'opère une opération «mains propres», lancée effectivement depuis les événements du 25 juillet. Période au cours de laquelle ont eu lieu plusieurs arrestations et limogeages. Pour la phase suivante, l'accent semble se concentrer sur la traque des responsables qui seraient coupables de pratiques illicites qui auraient porté atteinte aux entreprises publiques.

Hier, seulement, le directeur général d'une société de cimenterie publique a été placé en garde à vue, il serait lié à des soupçons de détournement de fonds publics, mais aussi d'exploitation de fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions et prise illégale d'intérêt, dans le but de nuire à l'administration.

Al Karama Holding dans l'oeil du cyclone

Quelques jours auparavant, Al Karama Holding était dans la ligne de mire. Cette entreprise était censée verser à l'Etat les revenus provenant de la cession des entreprises confisquées au lendemain de la révolution de 2011. Elle s'est transformée en nid de corruption.

D'ailleurs, selon les déclarations du Président de la République, l'un des dirigeants de cette entreprise bénéficiait de cinq voitures de fonction, outre les 1.500 litres de carburant mensuels. De même, l'un des magistrats contractuels, recruté, recevait 462 mille dinars par an.

Après les annonces du Chef de l'Etat, le Tribunal de première instance de Tunis a émis deux mandats de dépôt à l'encontre de l'ancien PDG d'Al Karama Holding et d'un ancien cadre retraité de la présidence du gouvernement. Ces mandats de dépôt s'inscrivent dans le cadre d'une enquête judiciaire portant sur la corruption financière dans ladite entreprise.

L'on se souvient également des spectaculaires visites inopinées du Président de la République à des institutions financières publiques. Il était muni de lourds dossiers. Des visites qui ont été toutes suivies d'arrestations et de limogeages.

Pour une vie politique plus saine

Dans cette nouvelle ère où le Président de la République semble bénéficier d'une popularité indéfectible, les Tunisiens ont pris l'habitude de suivre sur le petit écran et notamment sur les réseaux sociaux ce qui se passe du côté de Carthage, ainsi que les arrestations des responsables. S'agit-il d'une opération «mains propres» globale engagée par le Chef de l'Etat pour moraliser la vie politique et plus généralement publique ? Ou est-il simplement question d'une application de certaines décisions de justice longtemps gelées sous l'effet des pressions politiques ?

Sous couvert de l'anonymat, un analyste politique estime que ces arrestations interviennent dans l'objectif, non seulement d'assainir les établissements publics, mais aussi de rétablir le prestige de l'Etat. «La Tunisie est entrée dans une nouvelle ère politique, certes. Cette ère dominée largement par le Chef de l'Etat intervient en force, car le pays a pâti de la perte de son prestige tout au long des dernières années. A un certain moment, l'on se croyait dans un non-Etat, dans la mesure où de nombreux corrompus occupant des postes importants et siégeant dans les secteurs public et privé étaient devenus plus forts que l'Etat lui-même, bénéficiant d'une solide couverture politique. Ils étaient intouchables.

Aujourd'hui, nous sommes dans une nouvelle ère de reconstruction et de rétablissement du prestige de l'Etat par le biais de l'application de la loi, sauf que cette opération n'est pas sans risques», explique-t-il à La Presse.

Quels en sont les risques ?

Interrogé, justement sur les risques qu'il faudra prévoir en marge de cette opération «mains propres» qui semble avancer discrètement, notre interlocuteur estime que les opérations de traque des corrompus, menées au sein des établissements publics peuvent donner naissance à une forme de fronde institutionnelle menée par les fonctionnaires et les responsables dont les intérêts sont menacés. «Il ne faut pas oublier que la corruption qui mine l'administration et les établissements publics s'appuie sur des réseaux tentaculaires qui commencent par les petits fonctionnaires jusqu'à atteindre les premiers responsables. Il est parfois difficile de démanteler tout le réseau», met-il en garde.

De même, il prévient que ce genre d'opération peut entraîner des perturbations économiques si elle conduit à des limogeages massifs, à la suite des opérations d'audit des recrutements dans la fonction publique.

Donc, il faudra craindre une récession économique et s'attendre à ce que les investisseurs manifestent de la frilosité dans cet environnement trouble. Notre interlocuteur met en garde également contre les risques de partialité dans l'application de la loi, en ciblant certains individus et groupes et pas d'autres, en fonction des affinités politiques.

Si ces arrestations sont largement plébiscitées par les Tunisiens qui ont toujours appelé à appliquer la loi et poursuivre les corrompus qui ont miné quasiment tous les secteurs d'activité, la vision reste pour l'heure floue et les informations officielles se font rares. Résultat, l'opinion publique semble perdue dans ce paysage médiatique submergé par les rumeurs et les fake-news, alors que les autorités optent pour la discrétion et le silence sur les affaires en cours, qui bénéficient, selon la loi, faut-il le rappeler, du secret d'instruction.

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