De la Guinée à Strasbourg, Thierno A. Balde a passé près de dix ans sur la route traumatisante de l'exil. Après avoir subi la violence, l'esclavagisme, la prison et frôlé la mort lors d'un naufrage en Méditerranée, il raconte la réalité de la migration.
« Je ne compte aller nulle part ». Ces mots peuvent sembler banals, ils prennent un sens particulier lorsqu'ils sont prononcés par Thierno Balde, lui qui a passé une majeure partie de sa vie à « partir encore, avancer toujours », car « il n'y avait pas d'autres options ». Installé à Strasbourg, ce jeune homme à la moustache et au bouc finement taillés de 26 ans travaille comme pâtissier dans une grande surface et suit en parallèle des cours de droit. Il y a deux mois, il s'est marié avec Julie. Depuis qu'ils se sont rencontrés à Strasbourg il y un peu plus d'un an, les deux partagent leur vie. Aujourd'hui, M. Balde est « un homme reconstruit », comme il le dit fièrement.
Mais avant d'en arriver là, il a dû surmonter d'innombrables obstacles depuis son départ de la Guinée en 2013. À l'époque, sa vie oscillait entre la capitale, Conakry, et le village où il vivait avec sa mère et de nombreux frères et soeurs dans la région du Fouta, dans le centre du pays. Son père, lui, engagé dans l'opposition politique, est présumé mort depuis le massacre du 28 septembre 2009, lorsque la répression d'un meeting dans un stade de Conakry a fait plus de 150 morts.
Dans les traces de son père, son engagement politique a valu à Thierno A. Balde des allers-retours en prison. « J'étais une personne en colère qui s'était fait influencer par les politiques. On barricadait, on mettait le feu à tout ce qu'on pouvait. Je me suis retrouvé plusieurs fois en prison. À un moment donné, je faisais plus de mal à ma famille qu'autre chose, car ils dépensaient leurs économies pour me libérer, jusqu'au jour où, quand je suis sorti, on m'a dit de partir parce que sinon la prochaine fois, ce serait l'emprisonnement de trop », raconte-t-il.
« Tu ne vas pas dans la mer »
Épaulé par sa mère, qui lui avait interdit d'entreprendre le voyage vers l'Europe, il prend donc la route vers le Mali voisin où il séjourne un temps chez sa tante. Mais ne voyant aucune perspective à Bamako, il décide, sans rien dire à personne, de suivre « un flot de personnes » qui prenaient la route pour l'Algérie, où la rumeur disait que des Subsahariens étaient recherchés pour du travail dans des chantiers.
C'est à ce moment, en 2013, qu'il prévient sa famille qu'il est parti. « "Tu ne vas pas dans la mer", m'a dit ma mère ». Ainsi commence le long récit de la traversée. À cette époque, Thierno a 15 ans : « Je me suis construit sur la route ». Il passera huit ans à traverser déserts, villes et mers... Huit années durant lesquelles il devra faire face à la violence, au racket, au viol, à l'emprisonnement, l'esclavage ou encore la mort. Et de ce parcours « jonché d'horreurs », concède-t-il, il en a tiré un livre : L'Europe appelle, l'Afrique pleure - Un aller sans retour (Éditions L'Harmattan).
« Aller de l'avant et ne plus vivre dans le passé »
C'est après son arrivée sur l'île italienne de Lampedusa et le naufrage de son embarcation en pleine mer qu'il commence à écrire son histoire. « Le moment le plus terrifiant de ma vie sans hésitation. Bien au-delà de la prison en Libye ou des autres horreurs », témoigne Thierno Balde.
Au départ de simples bribes de voyage tapotées sur son téléphone, ce récit devient au fur et à mesure une histoire complexe. Un reflet de son identité et une manière aussi, pour lui, de surmonter les traumatismes. « Ça m'a libéré. En écrivant, j'avais l'impression de parler. C'est comme s'il y avait quelqu'un à côté de moi qui m'écoutait. C'est vraiment quelque chose de libérateur », raconte celui qui s'est découvert une passion pour l'écriture.
D'un tempérament déterminé, le jeune homme veut maintenant « aller de l'avant et ne plus vivre dans le passé ». Mais il veut aussi aider, fidèle aux valeurs qu'on lui a inculqué. Ainsi, il édite cet ouvrage dans un but : informer sur la vie des migrants, ce qui les pousse à prendre la route et ce qu'ils endurent durant le voyage. « Quand je suis arrivé en Europe, en pleine crise migratoire, je voyais à la télé beaucoup de personnes parler de nous, mais elles racontaient très souvent n'importe quoi », regrette-t-il.
Un aller sans retour ?
Et avant tout, il veut prévenir les autres prétendants au voyage. « Je veux que les autres sachent que s'ils décident de partir, le voyage ne sera pas une partie de plaisir. Il faut qu'ils comprennent ce qu'ils vont endurer et prennent cette décision en connaissance de cause », témoigne-t-il, espérant un jour, voyant toujours plus grand, commercialiser son livre en Afrique.
Et après avoir bravé tous ces dangers pour quitter le continent, Thierno y ferait-il son futur ? « C'est une possibilité », estime-t-il aujourd'hui, lui qui voit enfin un avenir se dresser devant lui.
Il est d'ailleurs retourné une fois pendant dix jours dans son pays. « J'avais honte lorsque j'ai revu ma mère », raconte-t-il lors de ce court retour en Guinée. Et d'ajouter : « Honte de lui avoir fait vivre tout cela ».
Après toutes ces années, il n'a pas perdu sa rage de lutter contre les injustices, juste mis sa colère de côté. Avec son diplôme de droit, il songerait presque à exercer en Guinée. « Je suis allé en prison alors que je n'avait rien fait et je sais que beaucoup d'autres ont été dans ce cas. Les gens méritent d'avoir de l'aide juridique et qu'on leur dise quels sont leurs droits ».