Gaëlle Ponselet, journaliste spécialisée justice depuis bientôt dix ans, a couvert un grand nombre de procès se déroulant à Bruxelles (Belgique) où elle est basée, des litiges entre grandes entreprises au tribunal de commerce, aux affaires criminelles à la cour d'assises en passant par les récents procès de terrorisme. Pour Justice Info elle couvre les procès dit de « compétence universelle ». Pour elle, assister aux procès c'est à la fois le luxe d'être à la source de l'information et la certitude de pouvoir chaque fois entendre au moins deux sons de cloche différents.
Une fois n'est pas coutume, c'est en dehors des prétoires que nous rencontrons Vincent Lurquin. Sans sa toge mais avec le même air débonnaire qui le caractérise, l'avocat nous confie ses réflexions sur la manière dont la justice est rendue dans les dossiers liés au génocide au Rwanda. Après 25 années passées à défendre des accusés ou à représenter des victimes, et avant la condamnation fin décembre de son dernier client, il dresse un tableau peu optimiste.
Vincent Lurquin nous parle, décontracté et sans crainte d'être franc. Avocat depuis 40 ans, il s'est d'abord spécialisé dans le droit des étrangers, avant de défendre des accusés devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) dès 1999. À la même époque, il débute une carrière politique au niveau local et régional à Bruxelles, avec Ecolo, après que le parti ait adopté une ligne claire en faveur de la régularisation des sans-papiers, puis avec DéFI, un parti classé au centre de l'échiquier politique belge.
Mais si l'homme est bon vivant et jovial, l'avocat, lui, est pessimiste.
La discussion démarre et son discours tranche avec la bonne humeur de cette rencontre informelle au Troisième Acte, la table favorite des fins gourmets du petit monde judiciaire entre midi et quatorze heures, en contrebas de l'imposant palais de justice de Bruxelles. « Les enquêtes menées par la Belgique concernant des crimes commis durant le génocide au Rwanda en 1994, en vertu de la loi de compétence universelle, sont polluées par des considérations d'ordre purement politique », lâche Me Lurquin de but en blanc.
« Aujourd'hui, la politique étrangère de Paul Kagamé [homme fort et président du Rwanda depuis bientôt trente ans] plane sur ces procès organisés en Belgique à l'encontre de présumés génocidaires », avance l'avocat. « La justice rwandaise n'est pas une justice indépendante. Avoir une justice internationale via une coopération avec des pays dictatoriaux, c'est là qu'est tout le problème. »
« Une vérité choisie par Kigali »
C'est en tant que président du Mouvement contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie (MRAX), que Lurquin s'était rendu au pays des mille collines dès août 1994. « Nous étions plusieurs représentants de diverses organisations de défense des droits humains parmi les premiers à aller au Rwanda après le génocide. On a pu aller jusqu'à Goma en République démocratique du Congo, mais on est entré au Rwanda par l'Ouganda. Vous aviez un million de personnes réfugiées à Goma. C'était une lutte pour survivre. Tout le monde courait à Goma et au Rwanda il n'y avait personne ! Ma première vision c'est la petite église de Nyamata [au sud du Rwanda]. Nous avons poussé la porte et il y avait des centaines de cadavres, des gens qui étaient morts depuis des semaines. J'ai vu aussi des fosses communes encore ouvertes, remplies de corps », se remémore-t-il avec émotion.
« Dans le dossier qui est jugé actuellement à Bruxelles, la juge d'instruction belge n'a pas enquêté », accuse-t-il. « C'est le ministère public rwandais qui a fait l'enquête et qui a désigné à la juge belge les gens à interroger. Et la magistrate est allée voir ces témoins en présence d'un membre du ministère public du Rwanda. Elle n'a pas cherché de témoins à décharge. Alors voilà, je trouve que ce n'est pas respecter les droits de la défense, et ce n'est pas non plus respecter les victimes que d'avoir une vérité qui est choisie par Kigali. Pour des procès qui doivent faire mémoire, la mémoire doit être bien écrite. Ce que l'on fait aujourd'hui dans ces procès belges, ce n'est plus juger le génocide, c'est soutenir le régime Kagamé », claque-t-il.
On rapproche le téléphone, qui enregistre dans l'environnement bruyant des conversations et des couverts qui tintent. Lurquin est lancé : « Par exemple, vous avez des auditions de témoins qui se font uniquement en kinyarwanda, sans interprète, en présence de la juge d'instruction belge. Comment voulez-vous qu'elle comprenne quoi que ce soit ? Ces auditions sont ensuite retranscrites et envoyées en Belgique où elles sont traduites en français. C'est à ce moment-là que la juge sait exactement ce que le témoin a dit, sans plus avoir la possibilité de rebondir sur ce qu'il raconte. Imaginez cela ! Ces déplacements ne sont qu'une apparence de justice. »
Nostalgie d'une justice internationale
L'avocat se redresse et tempère : « Ça ne veut pas dire que la justice internationale ne peut pas fonctionner ou qu'il ne faut pas continuer à juger le génocide. »
Le sexagénaire se souvient les années passées à défendre des accusés devant le TPIR à Arusha, en Tanzanie. M Lurquin y assiste l'un des premiers hommes poursuivis pour le génocide des Tutsis, durant lequel au moins 800.000 personnes ont été tuées au Rwanda entre avril et juillet 1994. Selon lui, le fait que le TPIR permettait aux avocats de la défense d'enquêter sur place était une meilleure garantie d'égalité des armes entre accusation et défense.
« Mon souvenir le plus marquant du TPIR c'est évidemment le premier procès dans lequel j'ai été missionné, celui d'Emmanuel Bagambiki, qui était préfet de Cyangugu. Il a été acquitté au bout de huit ans d'enquête. Là-bas, les accusés devaient dire au premier jour du procès s'ils plaidaient coupable ou non coupable, puis on recevait un acte d'accusation assez sommaire, qui mentionnait en quelques mots les charges qui pesaient sur l'accusé.
Et ensuite, chacun partait de son côté, la défense et le procureur, pour récolter des éléments. J'ai ainsi parcouru le Rwanda pendant des années à la recherche de témoins. Et ceux-ci venaient parce que l'on avait un vrai système de protection des témoins. Dans les procès belges, les quelques témoins à décharge voyagent à bord du même avion que les témoins à charge et sont logés dans le même hôtel », raconte-t-il.
Vincent Lurquin s'est aussi retrouvé « de l'autre côté du miroir », comme il dit, lorsqu'il fut chargé, en 2007, de la représentation légale des victimes de l'Ituri, en République démocratique du Congo, devant la Cour pénale internationale (CPI). Une expérience « assez extraordinaire », qu'il n'a pas voulu prolonger. « J'ai trouvé intéressant d'intégrer les victimes dans le débat judiciaire, ce qui ne se faisait pas au TPIR, mais alors il fallait les intégrer à tous les niveaux de la procédure.
Or, je n'avais pas la possibilité de contre-interroger des témoins par exemple, ou d'apporter des informations que j'avais récoltées, différentes de celles du procureur », explique-t-il. « Je me rappelle aussi avoir évoqué l'idée de pouvoir demander, non pas uniquement des réparations individuelles mais aussi pour la communauté, comme reconstruire des écoles, ce qui est essentiel selon moi pour aller sur le chemin de la réconciliation, mais ça n'a pas été possible. »
Tandem père-fille, nouvelle dynamique
Alors qu'est-ce qui peut motiver encore aujourd'hui un pénaliste, engagé dans la défense des droits humains mais quelque peu désabusé, à poursuivre son travail dans des procédures qu'il ne considère plus comme efficaces et justes ?
« Ce qui me motive, c'est ma fille », confie ce ténor du barreau de Bruxelles.
Au palais de justice de la place Poelaert, il est en effet de plus en plus fréquent de voir le père et la fille côte-à-côte. Le duo Vincent et Juliette Lurquin a fait ses premières armes dans un procès historique en 2022 et 2023, à la défense d'un Rwandais accusé dans le procès des attentats à Bruxelles, puis il s'est prolongé dans la foulée avec la défense de Séraphin Twahirwa. Lorsqu'on lui glisse que la jeune avocate stagiaire a de la chance de bénéficier de toute l'expérience de son père, Vincent Lurquin rit. « Je dois bien avouer que c'est surtout moi qui ai de la chance de l'avoir. J'ai quand même 64 ans », relève-t-il. « Je vois en tout cas qu'elle a cette forme d'humanité qui est nécessaire pour défendre quelqu'un accusé du pire. »
L'avocat se sent surtout redevable après ce qu'il a vu au Rwanda. « Il est extrêmement important d'avoir une mémoire de tout ça. Il faut une justice pour une réconciliation », dit-il. « Le langage judiciaire devrait être écouté par le politique, car le politique fait parfois exactement le contraire de ce que l'on fait en essayant de rendre justice. C'est aussi pour ça que je trouve que le jury populaire est important quand on a des problèmes qui touchent de près l'humanité. Des citoyens sont à l'écoute de tout le monde, quand les juges professionnels ne le sont plus.
Des jurés peuvent juger des crimes contre l'humanité, parce que cette humanité est commune à tout le monde. On approche le problème du mal absolu. Les jurés se rendent compte du fait que l'on ne juge pas le génocide mais qu'on juge des personnes. Ils se disent : comment moi, j'aurais réagi ? Ce que les juges professionnels ne se demandent plus. Je pense qu'il faut continuer à rendre la justice dans des procès de compétence universelle, mais que c'est une justice compliquée... »
Petit coup d'oeil sur l'heure. On a débordé sur l'horaire. Lurquin a ignoré les sonneries de son portable, mais cette fois il se lève et enfile sa veste. « J'ai un client qui m'attend à la prison », s'excuse-t-il.