Tunisie: Habiter la place

14 Janvier 2024
billet

« Sein (être présent) dans lequel l'épanouissement reprend, tout ce qui s'épanouit». L'essence de l'art, telle est la thèse de Heidegger, celle d'exhiber le combat fondamental entre terre et monde, un combat qui provient de la terre elle-même.

L'être présent n'a rien à avoir avec la spatialité, il n'est ni un ensemble de formes et de fonctions objectives ni une multiplication. C'est un étant entre la terre et le monde.

« L'espace est dans le monde et non le monde dans l'espace » . Ainsi, chaque espace ne devient un monde qu'en étant quelque chose qui le dépasse, l'espace avec en plus son emblème

L'olivier et le palmier.

Tous les espaces qui portent ces deux pieds font de lui mon monde qui m'habite et que j'habite. De la même façon qu'un pont qui n'est plus un simple ouvrage qui relie deux rives mais un LIEU.

Ces deux arbres fruitiers ne font plus partie de notre agriculture uniquement, mais essentiellement de notre culture. Ils se manifestent même dans leurs absences, même quand ils ne sont pas là.

Récemment, j'étais à la place Halfaouine, une place célébre par la mosquée Sahâb Ettabaâ. Miraculeusement, l'Olivier et le Palmier étaient présents sans être présents physiquement, ils étaient présents à travers notre discussion.

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Nous, architectes, avec un historien de l'art, nous étions, sans prétention aucune, que celle d'habiter ce lieu. Un lieu qui nous a dicté aussi bien nos sujets de discussions que nos propres êtres. Un lieu qui est aussi bien notre passé, notre présent que notre avenir, un lieu qui comme un olivier dont l'âge n'a pas d'âge, ou, du moins, un lieu qui exprime notre passé simple, notre présent et notre futur ; nous fûmes, nous sommes, nous serons. Halfaouine reste, dans un bon langage d'architecte et de différents assembleurs, un appareillage judicieux entre les éléments d'un espace qui forme par cette justesse, un monde.

Chose totalement absente de notre actualité, comme ce fut le cas de la nouvelle (relativement) place Bab Souika, là où nos architectes de renom de l'époque se sont acharnés sous les auspices des institutions politiques suivies de leurs bras administratifs, à nous démontrer par l'absurde ce qu'est un Lieu. Ils ont fait de cette place de prestige un rien orné d'une fontaine.

Certains peuvent me traiter de passéiste et c'est leur droit, mais un espace pour devenir un lieu et, au meilleur des cas, un monde. Il faut avant tout chercher les aboutissants et en même temps s'armer de modestie dans la lecture du présent : l'aménageur n'est jamais là pour planter, mais pour tailler ou fertiliser nos arbres de référence, notre olivier ou notre palmier.

La référence, si c'en était une, pour Bab Souika, était cette école dénommée « Arabisante ou Arabisance ». Si le passéisme m'est imputé, le vrai passéisme est dans cette référence qui était une période faste de l'époque coloniale.

L'Arabisance vient d'une expérience colonialiste. Les villes d'Algérie ont subi des phénomènes très spécifiques de déstructuration de leurs cadres spatiaux durant la colonisation au début du XIXe siècle.

Si la première période de la colonisation française se caractérisait par l'emploi du style néo-classique, interprétant, ainsi, la force du style du vainqueur, le style adopté dans la seconde période semble être celui de la réconciliation avec les populations indigènes. C'est le style néo-mauresque, ou le style protecteur. Adopter ce style n'est pas condamnable en soi, mais il fallait le comprendre. Le style néo-mauresque se présente comme une tentative de réinterprétation des valeurs du patrimoine architectural et urbain traditionnel dans les constructions coloniales, une manière d'arabiser le cadre bâti.

Les architectes français ont puisé largement dans le vocabulaire maghrébin. En Algérie, on compte un nombre important de bâtiments arabisés et qui répondent à des besoins modernes, tels que la grande poste d'Alger, la gare d'Annaba, l'hôtel Cirta Constantine, pour des fonctions qui n'existaient pas dans la ville traditionnelle. D'où le style Arabisance.

Tel fut le cas de la poste de l'ancienne place de Bab Souika, un pur produit arabisant, la rigueur de la démarche, s'il devait y en avoir une, aurait été de la maintenir. Ce qui n'a pas été le cas.

L'Arabisance n'a jamais voulu croiser la Vigne avec l'Olivier ou le Palmier, mais juste laisser cette vigne enrober ces deux arbres mythiques pour nous.

Les projets urbains

D'une manière générale, les projets urbains sont les formes urbaines qui incluent des tracés, des découpages, des dispositions matérialisées, construites, inscrites sur le sol qui conditionnent les capacités de développement et de renouvellement des activités sur un territoire. Mais pas seulement, ils expriment les niveaux, bas, nul ou haut de la culture d'un établissement humain. Eux, comme l'architecture qui les accompagne, sont « le grand livre de l'humanité, l'expression principale de l'homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence. »

D'où notre questionnement sur ce qui s'est passé en ces deux siècles qui séparent Halfaouine et la « nouvelle » place Bab Souika.

Ici peut-être il faut mettre un peu de poésie dans ce texte.

L'âme du vin

Charles Baudelaire

Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles :

« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,

Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,

Un chant plein de lumière et de fraternité !

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,

De peine, de sueur et de soleil cuisant

Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme ;

Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

C'est surtout cela qu'est le projet urbain, les bâtisses et les tracés ne peuvent qu'être que le réceptacle d'une âme qui n'est ni ingrate ni malfaisante.

L'architecture comme l'urbanisme est une prophétie avant d'être une profession.

Iqra (Lis)

Apprends à lire avant d'écrire -- ce que disait mon ancien professeur Amor Khouja, et on croyait que c'était une futilité--s'avère être depuis maintenant et depuis un bon bout de temps ce qu'on ne peut plus ou qu'on ne veut plus faire.

En architecture et en urbanisme, il faut arriver à lire par son âme et à travers l'oeil de l'autre, et c'est le plus simple des exercices si on est naturellement modeste.

S'il y a des tests d'orientation pour ces disciplines, c'est sur la modestie. Pour le reste, tout s'apprend.

Vu l'état de notre Etat, vivement le jour où l'architecte ne fera plus partie de l'élite et redevienne un artisan. En artisanat, il y a des réussites remarquables faites par des gens dits « modestes » qui ont réussi des dépassements et des conciliations entre l'ancien et le contemporain : les artisans, par leur modestie, n'ont pas outrepassé le savoir-faire, ils l'ont lu, certains l'ont simplement bien écrit et par là même sauvegardé, d'autres l'ont réécrit en respectant les notes et la syntaxe pour aboutir à une contemporanéité authentique.

Une déculturation

Nous vivons aujourd'hui une crise à plusieurs facettes, mais ces facettes se rejoignent comme pour une pyramide à un sommet qui est la culture.

En sociologie, comme en ethnologie, la culture est définie de façon plus étroite comme « ce qui est commun à un groupe d'individus » et comme « ce qui le soude », c'est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et inventé. Ainsi, pour une organisation internationale comme l'Unesco : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social ».

Une renaissance revient donc à trouver ou à retrouver ces traits distinctifs. Pour ça, il nous faut à un moment ou un autre retrouver notre compétence, notre impartialité, notre intégrité, notre loyauté et notre respect.

Si la culture est l'ensemble des connaissances, des savoir-faire, des traditions, des coutumes propres à un groupe humain, à une civilisation, elle se transmet socialement, de génération en génération. Chose qui, en comparant les places Halfaouine et la place réalisée deux siècles plus tard, celle de Bab Souika, indique une régression aux niveaux de la compétence, de l'impartialité, de l'intégrité, de la loyauté et surtout du respect.

La mondialisation est le pastiche

Il faut prendre garde aux illusions et aux biais cognitifs. Je ne crois pas que cette crise accouchera d'un monde nouveau.

« Si le moment extraordinaire (au sens premier) que nous traversons est une crise, ce n'est pas parce que nous avons le choix entre plusieurs mondes possibles. Il n'y aura pas de monde d'après parce qu'il n'y a pas d'autre monde disponible que celui dans lequel nous vivons déjà. Nous avons cessé de croire aux arrière-mondes et à la théologie du salut depuis bien longtemps déjà. Le seul salut auquel il faille travailler est le salut public, le salut de ce monde-ci est le seul que nous ayons en magasin. »

Cette dernière citation [qu'il n'y a pas d'autre monde disponible que celui dans lequel nous vivons déjà] devrait saisir tout le monde et s'acharner à le faire jaillir comme un papillon de son cocon.

Impérialisme et pensée unique

Dans les démocraties actuelles, de plus en plus de citoyens libres se sentent englués, poissés par une sorte de visqueuse doctrine qui, insensiblement, enveloppe tout raisonnement rebelle, l'inhibe, le trouble, le paralyse et finit par l'étouffer. Cette doctrine, c'est la pensée unique, la seule autorisée par une invisible et omniprésente police de l'opinion. En Tunisie, on est peut-être dans l'unique, mais pas dans la pensée. Ceci est d'autant plus grave quand il s'agit de l'architecture et de l'aménagement.

La pensée, quand elle se qualifie d'unique, perd son unicité, perd son originalité. Si l'Unicité est particulière, l'unique est aujourd'hui global. De cette globalisation, la célèbre citation de Hugo perd tout son sens, elle perd l'acteur intelligence comme le passage des Halles vers les Malls.

On parle aujourd'hui du « Mall of Sousse » plus que de son Olivier, non parce qu'il serait à l'unicité d'être, mais parce qu'il est le plus grand de notre Etat.

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