Inspecteur des impôts de formation, titulaire d'un DESS en gestion de politique économique et d'une maîtrise en économie, et ancien cadre de la Direction générale des impôts du Burkina, Salifou Tiemtoré est l'actuel directeur de l'Union douanière et de la fiscalité de la Commission de la CEDEAO. Dans cette interview accordée à Sidwaya, il revient sur les défis et enjeux de la transition fiscale au sein de l'espace ouest-africain.
Sidwaya (S) : Quelle est la vision de la CEDEAO en matière fiscale ?
Salifou Tiemtoré (S.T) : La vision 2050 de la CEDEAO, c'est « la CEDEAO des peuples : paix et prospérité pour tous ». Cette vision reflète celle des pères fondateurs de cette organisation régionale qui souhaitent voir améliorer le bien-être et la prospérité de tous les citoyens de la communauté. Parmi les six facteurs clés qui pourraient garantir la réalisation de la vision de la Commission, on retrouve la « mobilisation des ressources intérieures, la coopération et les partenariats stratégiques ».
Dans ce contexte, on peut dire que la fiscalité, qui apparaît comme un outil efficace de politique économique et sociale pour la région et pour chacun des Etats membres de la Communauté, est au centre du processus d'intégration régionale. La mobilisation efficiente des recettes fiscales devra s'appuyer sur un système de prélèvements qui facilite la création des richesses et la mobilisation adéquate des ressources budgétaires nécessaires au financement des charges de fonctionnement de l'Etat et de surcroit permettant de dégager une épargne suffisante pour financer les investissements publics.
S : La CEDEAO est porteuse d'un programme de transition fiscale dans l'espace communautaire ouest-africain. Que recouvre cette notion de transition fiscale ?
S.T : La transition fiscale est un processus ou un ensemble de réformes qui consistent à accorder plus d'importance à la fiscalité intérieure par rapport à la fiscalité de porte. La Directive C/DIR.1/12/13 portant adoption du Programme de transition fiscale de la CEDEAO (PTF) visait, depuis 2013, la mise en oeuvre de réformes qui avaient pour objectifs de faciliter la mise en place dans les différents Etats membres d'un système fiscal adapté à la consolidation du marché commun et capable de favoriser la compétitivité des Etats, la croissance économique et la mobilisation des ressources internes nécessaires à financer le développement endogène.
Les objectifs prioritaires du PTF de la CEDEAO concernent également le contrôle et l'élargissement de l'assiette fiscale, la rationalisation des stratégies de lutte anti-fraude, le renforcement des capacités et la synergie d'actions entre les administrations fiscales et douanières pour une mobilisation de ressources fiscales et douanières adéquates, grâce à mise en place de procédures simples, peu coûteuses et modernes au profit des usagers des administrations douanières et fiscales.
En plus de ces grands axes d'intervention du PTF de la CEDEAO, il convient de noter que depuis 2020, un projet d'appui à la transition fiscale a été mis en place. Dans le cadre de ce projet, la gestion efficace de la TVA et la maîtrise des exonérations et des incitations fiscales à l'investissement sont placées au coeur des actions de la Commission pour accélérer le processus de la transition fiscale qui consiste à substituer la perte des recettes douanières issues des politiques d'intégration régionale et facilitation des échanges par une fiscalité intérieure plus efficace et efficiente.
S : Qu'est-ce qui a motivé la CEDEAO à mettre en place un tel projet régional de transition fiscale ?
S.T : Le Programme d'appui à la transition fiscale en Afrique de l'Ouest (PATF) que vous évoquez ici est une initiative conjointe des Commissions de l'UEMOA et de la CEDEAO. Il couvre la période 2020-2023 et est financé par l'Union européenne au profit des 15 Etats membres de la CEDEAO et la Mauritanie, dans le cadre du 11e Fonds européen de développement (FED).
Concernant la motivation à la mise en place du PATF, il faut d'abord noter que l'UEMOA dispose d'un programme de transition fiscale adopté depuis 2006 par la décision N°10/2006/CM/UEMOA du 23 mars 2006 portant adoption du Programme de transition fiscale (PTF) au sein de l'UEMOA. Au niveau de la CEDEAO, le Programme de transition fiscale est intervenu depuis 2013 grâce à la directive C/DIR.1/12/13 portant adoption du Programme de transition fiscale de la CEDEAO.
Le PATF a pour ambition l'accélération du processus de transition fiscale amorcé par les deux organisations de la sous-région Ouest-africaine par la mise en oeuvre des réformes clés de mobilisation des recettes intérieures permettant de combler le gap fiscal induit par le désarmement tarifaire.
S : Quels sont les principaux axes de cette transition fiscale ?
S.T : Quatre principaux domaines sont actuellement couverts par le PATF pour développer avec les parties prenantes des outils importants de gestion efficace de la fiscalité : la gestion harmonisée de la TVA, la rationalisation des dépenses fiscales, la lutte contre la fraude, la corruption et l'évasion fiscale et le renforcement de la coordination et des capacités institutionnelles de la CEDEAO, de I'UEMOA et des Etats membres pour faciliter la mise en oeuvre, le suivi et l'évaluation du nouveau Programme de transition fiscale.
La spécificité de ce Programme est également celle de stimuler l'analyse par la société civile, le secteur privé et les universités afin de promouvoir le débat public sur la fiscalité intérieure. Enfin, trois pays spécifiques ont été identifiés, notamment le Nigeria, le Liberia et la Guinée-Bissau en vue de l'implémentation de la TVA et de l'approche régionale de gestion des exonérations et des incitations fiscales à l'investissement.
S : La CEDEAO soutient depuis 2020, dans le cadre du PATF, des efforts de renforcement des capacités des administrations fiscales et douanières des pays membres. Quels sont les axes concernés par les appuis de la Commission ?
S.T : Les appuis des deux Commissions à travers le PATF concernent plusieurs activités concourant à l'atteinte des principaux résultats intermédiaires du Programme. D'abord, au titre de l'harmonisation et de l'amélioration la gestion de la TVA dans la région, il y la Directive C/DIR.5.7.23 portant sur l'harmonisation des législations des Etats membres de la CEDEAO en matière de TVA qui a été adoptée le 07 juillet 2023.
Cette nouvelle directive TVA vise à assurer la cohérence des systèmes de fiscalité intérieure, l'égalité de traitement des opérateurs au sein de la communauté, la mobilisation durable des ressources intérieures des Etats membres, la suppression des pratiques de concurrence déloyale dommageables, conformément aux objectifs du Programme de transition fiscale au sein de la Communauté.
En particulier, elle propose la convergence des législations des Etats membres en matière d'exonérations de TVA en établissant une liste exhaustive des produits exonérés auxquels les Etats membres devront se référer quelle que soit l'origine des biens et des services. En parallèle, elle propose un nouveau paradigme en matière d'exonérations en accordant un libre choix aux Etats membres qui doivent eux-mêmes choisir les produits à taxer parmi une liste de produits exonérés dans le but d'accroitre le potentiel fiscal.
Comme défis majeurs, les nouvelles règles TVA permettraient de préserver l'effet redistributif de cette taxe pour protéger la consommation des ménages au sein de la Communauté et accroitre le potentiel fiscal en limitant le nombre de produits et de biens exonérés. Comme en matière de dépenses fiscales, un guide pratique de gestion de la TVA a été élaboré dans le but d'améliorer la gestion de la TVA dans la région.
Ensuite, nous avons le deuxième résultat qui est que « l'évaluation de la dépense fiscale est mieux maîtrisée et contribue à la prise de décision et à la transparence sur les exonérations et incitations fiscales ». A cet effet, la toute nouvelle directive de la CEDEAO relative à l'harmonisation de la méthodologie d'évaluation des dépenses fiscales au sein des Etats membres a été également adoptée le 07 juillet 2023. Elle contient 11 principales orientations dont la mise en oeuvre faciliterait la meilleure maîtrise des exonérations et des incitations fiscales à l'investissement.
Elle comporte deux grilles annexées qui facilitent d'une part l'évaluation et le suivi des exonérations accordées sur les biens et services (grille générale de suivi des exonérations) et d'autre part, un tableau de suivi des entreprises bénéficiaires de dérogations fiscales et douanières (grille de suivi des incitations fiscales à l'investissement). Par ailleurs, la directive exhorte les Etats bénéficiaires à mener des études sur l'impact social et économique des exonérations de certains produits de grande consommation.
Six études de cas menées dans différents pays ont permis de capitaliser les méthodes adaptées dans le « Guide méthodologique d'évaluation des dépenses fiscales en Afrique de l'Ouest » qui est disponible grâce à l'appui du PATF. La transposition de cette directive dans les dispositifs législatifs de chaque pays devrait renforcer la maitrise des dépenses fiscales dans l'espace CEDEAO. Le troisième résultat est que le « système de coordination, suivi et d'évaluation des Programmes de transition fiscale a été renforcé au niveau de chaque Commission et au niveau de chaque Etat membre ».
A ce niveau, la Directive C/DIR. 5/07/23 du 07 juillet 2023, portant création du dispositif institutionnel de suivi et d'évaluation de la transition fiscale de la CEDEAO en cours d'opérationnalisation révise les objectifs et les indicateurs de la transition fiscale en Afrique de l'Ouest. Dans ce cadre, les fonctions de pilotage sont distinctes des fonctions de suivi et d'évaluation du programme et des outils opérationnels sont disponibles pour renforcer les capacités et la synergie entre les administrations fiscales et douanières ; une base de données placée en ligne permet désormais à la Commission d'évaluer la mise en oeuvre des priorités du Programme de transition fiscale dans les Etats membres et sur le plan régional.
En plus de ces trois résultats ci-dessus décrits, l'assistance technique de l'agence d'exécution LINPICO a facilité l'élaboration de deux Guides pratiques en matière de gestion de la TVA et des dépenses fiscales, au profit des Etats membres de la CEDEAO et de la Mauritanie. Aussi, une plateforme d'échanges sur la fiscalité a été créée (https://www.patf-ao.org) ; elle abrite une base de données fiscales et douanières de la région Ouest-africaine toujours en construction. Le quatrième résultat attendu est que la « lutte contre la fraude, l'évasion fiscale, les flux financiers illicites et la corruption a été renforcée et contribue à l'accroissement des recettes fiscales ». Avec le soutien effectif de l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), la CEDEAO a adopté deux textes majeurs .
Il s'agit de l'Acte additionnel portant adoption des règles communautaires pour l'élimination des doubles impositions en matière de revenus, de capital et de succession et la prévention de l'évasion fiscale au sein des Etats membres de la CEDEAO et de la Directive portant harmonisation des règles relatives à la propriété effective des personnes morales au sein des Etats membres de la CEDEAO.
Dans le même cadre, elle a formé plus de 500 contrôleurs fiscaux en matière de contrôle fiscal basé sur les risques de secteurs spécialisés utilisant la vérification assistée par ordinateur (CAAT). Les secteurs d'activité concernés sont la banque, l'immobilier, le pétrole et le gaz, les mines, les assurances et les télécommunications.
S : Quel doit être le rôle des Etats membres, des administrations fiscales dans la mise en oeuvre de cette transition fiscale ?
S.T : Permettez-moi déjà de saluer l'engagement remarquable des différentes parties prenantes à la mise en oeuvre de ces réformes fiscales importantes pour les Etats membres de la CEDAO et la Mauritanie. Il s'agit des administrations fiscales et douanières des Etats membres, des entreprises privées et les organisations de la société civile ainsi que des parlementaires. Les administrations fiscales et douanières qui sont au coeur de ces réformes doivent maintenir les efforts constants afin d'assurer la transposition des nouveaux textes communautaires, dans un délai de 3 années à venir, dans les dispositifs législatifs et règlementaires nationaux.
Elles doivent surtout travailler à implémenter sur le terrain les outils régionaux de gestion de la fiscalité qu'elles ont contribués à mettre en place, à saloir le guide TVA, guide et grilles de suivi des exonérations et des incitations fiscales à l'investissement, etc. Les Commissions de la CEDEAO et de l'UEMOA restent disponibles pour accompagner les Etats membres à relever les défis majeurs des prochaines années.
Ces challenges sont la formation des principaux acteurs sur l'utilisation des outils régionaux (directives, guides pratiques en matière de TVA et de dépenses fiscales), l'implémentation des canevas d'élaboration de Programmes nationaux de transition fiscale, la sensibilisation des sociétés privées, de la société civile et des parlementaires sur les nouveaux textes communautaires, l'harmonisation des pratiques régionales en matière de facturation électronique de la TVA.
Il y a également l'accompagnement aux réformes sur la digitalisation des procédures, l'assistance des pays spécifiques (Nigeria, Guinée- Bissau et Liberia) pour mettre en place et améliorer leur potentiel TVA, la dynamisation du suivi-évaluation de la transition fiscale dans les Etats membres, la formulation d'une stratégie holistique, coordonnée et responsable en matière de gestion des dépenses fiscales. Sans oublier la consolidation, le transfert et l'appropriation des indicateurs et de la base de données de suivi de la transition fiscale vers les centres statistiques de l'UEMOA et de la CEDEAO et la création et l'animation des Comités nationaux de pilotage (CNP) des programmes nationaux de transition fiscale.