Pr Idrissa Mohamed Ouédraogo est un économiste chevronné. Président du comité directorial du Centre de formation, d'orientation et de recherche en gouvernance économique en Afrique (FORGE Afrique) et directeur de l'école doctorale à l'université Aube Nouvelle, il nous donne, à travers ces lignes qui suivent, sa lecture de la situation économique dans le monde et surtout au Burkina, dans un contexte marqué par la crise sécuritaire.
Sidwaya(S) : En tant qu'économiste, quelle lecture ou bilan faites-vous de l'année 2023, sur le plan économique ?
Idrissa Mohamed Ouédraogo (IMD) : Je crois qu'il est important de commencer par préciser qu'il est un peu trop tôt pour faire un bilan exhaustif de la situation économique des nations. Le recul est insuffisant pour établir une image précise. Cependant, au regard de la conjoncture mondiale et des tendances observées tout au long de l'année 2023, on peut faire un point presque fidèle de ce que l'économie a été en 2023. L'observation de ces faits laisse dire qu'au niveau mondial, l'activité économique connaitra un ralentissement avec une baisse de la croissance qui va s'établir à 3,0% en 2023 alors qu'elle était de 3,5% en 2022 (FMI, Perspectives de l'économie mondiale, octobre 2023).
Les prévisions du FMI laissent percevoir une baisse de l'inflation mondiale qui passera de 8,7% en 2022 à 6,9 % en 2022. Cela serait lié non seulement aux politiques monétaires restrictives mais aussi, à une baisse des cours internationaux des produits de base. La déprime de l'économie mondiale est principalement liée aux effets des crises russo-ukrainienne et énergétique et aussi, aux effets des politiques monétaires restrictives se manifestant essentiellement, à travers le relèvement des taux directeurs des principales banques centrales pour lutter contre l'inflation.
S : La guerre russo-ukrainienne reste l'un des faits marquants de 2023. Quel est l'impact de cette guerre sur l'économie mondiale en 2023 en général, sur l'économie africaine en particulier et sur le plan géopolitique aussi ?
IMD : Comme je l'ai dit plus haut, les faibles performances de l'économie mondiale sont liées à la guerre russo-ukrainienne, aux effets de la crise énergétique et aux resserrements des politiques monétaires qui se manifestent essentiellement, à travers le relèvement des taux directeurs des principales banques centrales. Il est bien évident que la crise russo-ukrainienne a eu des effets réels sur les économies africaines et notamment, celles de la sous-région. En effet, les projections du niveau de croissance en Afrique subsaharienne indiquent une baisse de l'activité économique qui passerait de 4,0% en 2022 à 3,3% en 2023.
Cette déclaration s'expliquerait, en partie, par la guerre russo-ukrainienne qui a engendré une pénurie de financement. L'activité économique au sein de l'UEMOA est, elle aussi, tributaire de la conjoncture internationale, dont le conflit russo-ukrainien. La croissance économique y serait de 5,6% en 2023 contre 5,9% en 2022. Sur le plan géopolitique, la crise russo-ukrainienne remet en cause les équilibres établis en exacerbant les tensions et les rivalités entre les nations. Dans ces relations conflictuelles, les pays en développement, notamment les pays africains en particulier, sont ballotés et hésitants et sont parfois sommés de choisir entre le camp des occidentaux et ceux proches de la Russie.
S : Quels enseignements l'Afrique devrait-elle tirer de cette guerre ?
IMD : La guerre a permis de réaliser la fragilité des pays africains et leur dépendance alimentaire à l'égard de la Russie et de l'Ukraine. Ces deux pays étant des acteurs majeurs du marché agricole mondial, particulièrement celui du blé, ils constituent la principale source d'approvisionnement du continent africain en blé. L'enseignement majeur du conflit russo-ukrainien concerne le risque de non approvisionnement du continent et ses effets sur la sécurité alimentaire.
Ce faisant, les pays africains devraient tirer les leçons de la crise pour réduire leurs fortes dépendances à l'égard des biens essentiels ou stratégiques (énergie, céréales/aliments, engrais) importés par la diversification économique et l'industrialisation, en tirant parti de l'opportunité qu'offre la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Ils se devraient d'entreprendre des actions tendant à diversifier et intensifier les productions nationales, notamment dans la production céréalière en investissant massivement dans l'agriculture.
S : Au niveau national, comment l'économie burkinabè s'est portée en 2023 ?
IMD : Au niveau national, l'activité économique nationale s'est déroulée dans un contexte de crise sécuritaire exacerbée et dans un environnement international et régional caractérisé par des tensions géostratégiques et socio-politiques. Selon les chiffres officiels du ministère des Finances, le taux de croissance du PIB réel attendu pour 2023 est de 4,4% alors qu'il était de 1,5% en 2022. Cette croissance serait due aux performances réalisées dans l'ensemble des secteurs. Il est en effet indiqué que le secteur primaire aurait progresser de 4,9%, le secteur secondaire de 4,1% et le secteur tertiaire de 5,0%. Le taux d'inflation projeté pour 2023 est en moyenne de 1,2%.
S : Quels sont les faits économiques marquants au Burkina Faso en 2023, (réformes économiques, politique économique, activités du secteur privé...) ?
IMD : Comme dit précédemment, en 2023, l'économie burkinabè a été éprouvée par la crise sécuritaire et le contexte d'incertitude au niveau régional et mondial qui, quoi qu'on dise ont eu des effets déprimants sur notre économie. En plus de ces facteurs, on pourrait citer parmi les faits économiques marquants, la mise en place du fonds de soutien patriotique le 23 janvier 2023, la suspension de l'aide au développement et de l'appui budgétaire de la France au pays, la dénonciation de la convention fiscale de non double imposition avec la France, la création de l'Agence de promotion de l'économie communautaire (APEC) et la pose de la première pierre pour la construction d'une raffinerie d'or le 23 novembre 2023. A regarder de près, ces différentes actions laissent dire que les décideurs publics veulent s'investir dans une prise en charge autonome de l'économie du pays. Si telle est l'intention, on dira qu'elle est louable.
Mais à l'analyse, on est tenté de s'interroger sur les effets réels de certaines de ces mesures sur notre économie dans le moyen et le long terme. Il est vrai que dans l'immédiat, certaines de ces actions peuvent être à l'origine de mobilisation de ressources supplémentaires pour l'Etat mais à la longue, elles peuvent avoir un effet dépressif sur l'économie. En guise d'exemple, on pourra noter qu'en date du 7 décembre 2023, un peu plus de 70 milliards FCFA ont été mobilisés au titre du fonds de soutien patriotique.
C'est ce qui a certainement encouragé les autorités à prendre la décision de prélever 1% des salaires des travailleurs et 25% des primes pour l'année 2024 et aussi d'instaurer une taxe de 2% sur les bénéfices nets des entreprises. On peut aussi deviner, même si nous n'avons aucun chiffre probant pour le confirmer, que la dénonciation de la convention d'exonération fiscale a certainement engendré des ressources supplémentaires pour le budget national. Si non, pourquoi avoir dénoncé ?
Le problème de ces mesures est qu'avec le temps, elles peuvent avoir des effets adverses sur l'économie en déprimant la consommation et donc la demande et aussi l'offre. La hausse des prix des biens visés par le fonds de soutien patriotique et les prélèvements sur les revenus des agents vont entrainer une réduction de la demande des consommateurs. Du côté des entreprises, les impôts supplémentaires vont engendrer une hausse de leurs coûts et partant, des prix de vente qui vont renforcer la baisse de la demande. Tout cela pourrait affecter négativement l'offre.
S : Au plan sous régional, on a assisté à la création en 2023 de l'Alliance des Etats du Sahel (AES) qui regroupe le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Est-ce une réponse stratégique à la CEDEAO qui utilise fréquemment l'arme des sanctions économiques contre ces trois Etats, qui, du reste, sont en proie à des crises sécuritaires sans précédent ?
IMD : Je crois qu'il ne faut pas voir l'AES comme une alternative à la CEDEAO. Ce n'est pas en tout cas, ce que les textes instaurant l'AES laissent percevoir. Il est clairement dit dans le préambule de la charte du Liptako-Gourma instituant l'Alliance des Etats du Sahel que les Etats « Réaffirmant leur attachement à la légalité internationale et régionale, consacrée notamment par la Charte des Nations unies, l'Acte constitutif de l'Union africaine et le Traité révisé de la CEDEAO ». Quoi de plus clair que cela ?
S : Du point de vue sécuritaire, l'importance stratégique de ce regroupement (AES) semble évidente. Mais, sur le plan économique, est-ce une entité viable, au cas où cette Alliance évoluerait vers une union économique (ce qui n'est pas exclu) au sein de cet espace ?
IMD : Il est très évident que l'objectif premier de l'AES est la défense des Etats et la lutte contre le terrorisme. C'est ce qui est dit dans l'article 2 de la Charte comme suit : « L'objectif visé par la Charte est d'établir une architecture de défense collective et d'assistance mutuelle aux Parties contractantes ». Les questions économiques n'ont pas été explicitement évoquées dans cette Charte. Pour revenir à votre question, il faut retenir qu'il n'est pas exclu dans une union telle que la CEDEAO que des Etats membres s'unissent pour créer une union entre eux suivant leurs intérêts spécifiques. C'est du reste le cas avec l'UEMOA qui existe au sein de la CEDEAO. Est-ce que cela pose problème ?
Pas que je sache. Quant à la viabilité d'une union économique AES, il faut ici aussi noter que toute union économique peut constituer un plus pour les économies concernées mais à la condition que cette union se conçoive sur la base de réflexions et d'analyses approfondies qui tiennent compte du contexte géopolitique et stratégique de la sous-région. Si le regroupement se fait en toute harmonie avec les autres pays de la région, alors il y a de fortes chances qu'il soit viable. Une telle union ne peut se construire en situation de belligérance avec ses voisins et en rupture de ban avec les entités existantes.
S : L'Assemblée législative de Transition a adopté le budget de l'Etat, exercice 2024, d'un montant de 3 694 milliards F CFA, avec un déficit budgétaire de plus de 675 milliards. On note également que plus de 30% de ce budget (soit de plus de 800 milliards FCFA) est alloué au secteur de la défense et de la sécurité et des investissements financés sur ressources propres à hauteur de 1 017 milliards F CFA y sont prévus. Quel regard critique l'économiste que vous êtes porte sur ce budget de l'Etat, exercice 2024
? Certains parlent de budget de guerre ou de résilience ou de budget réaliste...
IMD : Je constate effectivement que le budget est fortement centré sur la défense nationale. Ce qui indique clairement que les questions de défense et de sécurité constituent une des priorités de l'exécutif. Je note aussi la volonté de financer une bonne partie des investissements de façon endogène. Ce qui me semble-t-il relève de la realpolitik. En effet, il existe deux sources majeures pour alimenter le budget, les recettes internes et les apports extérieurs. Quand on regarde le comportement des partenaires techniques et financiers traditionnels de notre pays on se devrait de s'interroger sur la probable effectivité de leurs apports financiers en 2024. De nombreux PTF sont dans l'expectative et attendent de voir comment les choses vont évoluer avant d'agir.
Ils surveillent notamment, nos mouvements sur la question du retour à une vie constitutionnelle normale qui pourrait constituer une conditionnalité au financement de notre économie. Est-ce que le pays est dans cette perspective ? Rien ne permet de le dire. Si l'on n'est pas dans cette perspective, il est donc normal que l'on compte sur les ressources endogènes. Il faut cependant craindre une baisse probable de recettes internes du fait de la probable déprime de l'économie liée aux taxes supplémentaires prévues pour 2024. Si le secteur privé, principal pourvoyeur de recettes fiscales, est fortement taxé, il risque fort de ne plus être capable de générer de ressources suffisantes pour financer sa propre production à plus forte raison, le paiement des impôts.
S : Quelles sont vos projections pour 2024, du point de vue économique, aussi bien au plan international, africain que national ?
IMD : Au niveau mondial, la crise russo-ukrainienne et la crise de l'énergie qui risquent de perdurer vont continuer à affecter la croissance. La dynamique de l'activité économique mondiale pourrait aussi être compromise par de nouveaux facteurs de risque tels que la crise de l'immobilier en Chine et le conflit israélo-palestinien. Pour 2024, il est prévu une croissance mondiale de 2,9%. En Afrique, la dynamique de croissance pourrait être perturbée par l'insécurité ambiante et des chocs climatiques. La croissance attendue en 2024 est de 4,1%. Le taux de croissance serait de 6,9% dans l'UEMOA en 2024.
Pour le Burkina Faso, si l'on s'en tient aux chiffres fournis par les services techniques du ministère des Finances, la situation économique du pays devrait connaitre une amélioration. Dans le rapport de suivi des indicateurs de l'économie et le développement, il est projeté un taux de croissance de 6,4% en 2024 pour une estimation de 4,4% en 2023. Mais à regarder l'évolution actuelle de notre économie et celle du reste du monde, si rien ne change, il y a de fortes chances que l'on n'atteigne pas ce taux. La situation sécuritaire est toujours pesante sur l'économie, la probable déprime de l'économie mondiale et de l'Afrique liée à la persistance des différentes crises et aux tensions géostratégiques internationales. De plus, les taxes supplémentaires prévues pour 2024 pourraient peser négativement sur les secteurs productifs.
S : Faut-il craindre une inflation en 2024 qui va davantage peser sur le panier de la ménagère ?
IMD : Il est difficile de prédire le niveau de l'inflation dans l'état actuel des choses. Comme vous le savez, le niveau des prix est calculé sur la base des prix d'un panier de biens de consommation courante. Quand on regarde l'évolution de l'offre de certains de ces biens et les prévisions de production, on pourrait se dire qu'il y a de fortes chances que globalement, les prix soient contenus dans les proportions acceptables. J'ai compris cette année, du fait de la bonne pluviométrie, les principales céréales pourraient être abondantes et à des prix abordables. Mais à côté, on peut craindre une tension sur les prix des produits alimentaires importés dont le blé, et de l'énergie, du fait de la crise russo-ukrainienne. Il faut aussi craindre que les entreprises ne répercutent sur les prix de vente de leurs produits, les hausses des coûts de productions consécutives aux impôts supplémentaires.