Ile Maurice: «Des Mauriciens acceptent un travail très indécent au Canada, pour être respectés»

interview

De passage à Maurice, Blandine Emilien revient sur ses recherches sur le sort des travailleurs mauriciens dans les usines agroalimentaires au Canada. Une étude qui a donné lieu à un film documentaire poignant intitulé «Terre promise».

Le mérite du documentaire «Terre promise» c'est de montrer des travailleurs mauriciens et des conjoints qui témoignent, à visage découvert, de choses terribles vécues dans les boucheries au Canada.

Il faut saluer Francisco Moutou, Dean Ramoo et Ravi Callychurn, qui n'ont jamais fait preuve de langue de bois. Ils ont été très professionnels par rapport à leur emploi, tout en racontant leurs aléas personnels.

Le principe du film c'est de rentrer chez les travailleurs mauriciens, selon le modèle que certains cinéastes utilisent : poser la caméra devant la personne assez longtemps pour que le public sympathise avec elle. Ils ont accepté cela, j'ai interviewé ces trois travailleurs chez eux.

Le rapport de Transparentem, sorti en décembre dernier, vient attirer l'attention sur le sort des travailleurs étrangers, en particulier bangladais, dans cinq usines de textile chez nous. Un élément qui revient c'est que les travailleurs étrangers ont peur de parler, craignant des représailles, voire de perdre leur emploi. Dans le cas des travailleurs mauriciens au Canada que vous avez interviewés, y a-t-il eu des répercussions ?

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Les trois Mauriciens qui ont accepté de parler à visage découvert n'étaient pas au début de leur carrière dans ce grand groupe, qui possède plusieurs usines au Canada. Leur ancienneté a permis de prendre du recul : l'un est arrivé avant la pandémie mais un autre vers 2012 et le troisième en 2009.

Le plus important c'est que ces travailleurs mauriciens avaient obtenu ou étaient en attente de leur permis de résident permanent. Cela change tout. C'est ça qui est triste : la voix des travailleurs n'est pas dépendante de leur vaillance au travail mais de leur statut d'immigration. Sinon, le travailleur est invisibilisé. L'usine fait en sorte de maintenir la distance entre les travailleurs et les consommateurs.

Le système marche parce qu'il y a toujours d'autres travailleurs mauriciens qui prendront la place de ceux qui, leur permis de résident permanent en poche, quittent l'usine ?

L'un des trois a essayé de prévenir les autres autour de lui de la dureté du travail. La rotation se fait après en trois ans et demi minimum, voire plus. Le permis de travail de ces Mauriciens est d'un an renouvelable. C'est pendant la deuxième année que le travailleur peut demander le permis de résident permanent au Canada.

Le film montre que des Mauriciens veulent à tout prix partir, même en sachant que les conditions dans les boucheries seront pénibles. Je suis déchirée. En tant que Mauricienne, je connais cette mentalité.

Celle du «Mo pou manz ar li», peu importe ce qui arrive ?

Il y a un discours d'héroïsme derrière ce travail. L'agence de recrutement à Maurice vend ce travail comme un rêve canadien réalisable. A l'aéroport, ils partent avec des pancartes disant : «Bravo, félicitations»

Dans différents pays, on vous dit félicitations quand vous obtenez la citoyenneté. De mon point de vue, les félicitations ne sont pas de mise quand on obtient la citoyenneté. Le nouveau citoyen a travaillé dans ce pays, il y paie ses impôts. Mais la rhétorique, elle, présente ce travail comme un privilège d'avoir été sélectionné. Ces travailleurs mauriciens partent en héros de l'aéroport de Plaisance. Cela met du baume au coeur pour une personne, qui est peut-être invisible dans le contexte local. A l'arrivée au Canada, ils sont encore une fois accueillis en héros, comme s'ils allaient sauver le monde en coupant du cochon ou en accrochant 12 000 poulets par jour. Il y aurait une analyse du discours à faire.

C'est un discours d'héroïsme conscient ?

L'agence de recrutement a intérêt à le faire parce qu'elle gagne des commissions. Au cours des rencontres avec les représentants des entreprises canadiennes qui viennent à Maurice pour parler aux recrues, on leur dit qu'il faut être fort et courageux. On va voir leurs familles pour leur dire qu'il faut qu'elles soient fortes. On leur explique le travail, le Québec, le froid. J'ai vécu huit ans au Québec mais tant qu'on n'a pas fait l'expérience du froid, on ne sait pas ce que c'est. Quand il faut se lever ou rentrer à 4 heures du matin avant ou après un shift, c'est autre chose. Le marketing de ces jobs est aussi très masculinisé, ce qui est commun au monde manufacturier.

Parce que c'est une majorité d'hommes qui est recrutée ?

Oui. J'ai essayé d'avoir le témoignage d'une femme pour le film documentaire. Cela ne s'est pas concrétisé. Les femmes sont recrutées, par exemple, pour l'emballage.

C'est entre guillemets moins dur ?

Entre guillemets. Il y a aussi des Mauriciens qui commencent dans l'emballage avant d'aller vers l'abattage et d'avoir à électrocuter des animaux. J'ai visité un abattoir, même si on ne pouvait pas y filmer. Je n'ai pas mangé de viande pendant deux semaines après. Pour ces travailleurs, c'est leur quotidien. Je ne vois pas d'héroïsme dedans. Certains disent qu'une fois qu'ils quittent l'usine, ils n'ont plus aucun contact avec leurs anciens collègues. Il ne faut pas voir ce travail comme s'il créait une solidarité, une communauté mauricienne. Les Mauriciens ne sont pas là-bas pour «fer kamarad», ni pour «kas enn poz». Ils sont là pour avoir une meilleure vie, beaucoup le font avec l'idée de faire venir leurs enfants.

Vous ne cachez pas les difficultés rencontrées pour faire ce film documentaire basé sur une recherche universitaire.

Cela n'a été facile ni dans mon milieu académique, ni dans le milieu social. Nous avons eu une subvention de la Société de développement des entreprises culturelles (Sodec) au Québec, pour la partie recherche. Nous avons sollicité une télé au Québec pour vendre le projet. Elle a répondu qu'elle ne pouvait pas se mettre en porte-à-faux avec ce gros employeur. J'écris actuellement un article scientifique pour expliquer pourquoi j'ai fait ce film, qu'est-ce que la présence de la caméra a changé dans les données, etc. En 2023, le film a été projeté lors d'un colloque de l'Association canadienne des relations industrielles à Toronto.

Le film a été projeté dans des cercles académiques ou grand public?

Une première étape a été de le montrer dans les milieux académiques et les syndicats au Canada. Il est maintenant distribué à mes collègues au Canada, qui l'utilisent comme un outil pédagogique sur le travail décent. Le film a également été présenté au Bureau international du Travail.

Il a aussi été partagé avec une centrale syndicale au Canada. Je lui ai proposé une projection officielle mais elle n'a dit ni oui ni non. Il faut savoir que la décision de recruter des étrangers au Québec est paritaire, prise par des gestionnaires, des syndicats, les autorités, etc. Les syndicats ont approuvé le recrutement de travailleurs étrangers temporaires pour combler le manque de main-d'oeuvre francophone au Québec.

Donc ces syndicats sont gênés pour critiquer les mauvaises conditions de travail des étrangers ?

En tant que professeure de ressources humaines, j'étudie aussi les pratiques syndicales. Là où le bât blesse, c'est que la mission syndicale est de préserver les emplois. Si une usine va fermer par manque d'employés, ils vont tout faire pour en recruter. Les syndicats sont coincés. Je les comprends et je me permets de les critiquer.

Par contre, certaines centrales syndicales militent pour des permis de travail ouverts au Canada. Ils estiment que cela n'est pas possible d'avoir des permis fermés, qui ne donnent droit de travailler que dans l'usine qui a recruté l'employé.

Le travailleur mauricien recruté par ces usines agroalimentaires au Canada est-il syndiqué ?

Au Canada, il y a la formule Rand, une loi qui veut que si vous entrez dans un secteur où il y a un syndicat, vous êtes automatiquement syndiqué. La cotisation est automatiquement prélevée du salaire de l'employé. Il y a une période d'attente d'environ trois mois avant que les travailleurs soient syndiqués.

Même si le syndicat est coincé, est-ce qu'il défend des cas soumis, par exemple, par des Mauriciens ?

Il y a des Mauriciens ayant eu des problèmes de santé et des blessures, qui n'ont pas été indemnisés. Ils se sont tournés vers le syndicat, qui les a aidés. Ils reçoivent le même traitement que les Québécois.

J'entends auprès des centrales syndicales qu'il y a un Mauricien qui souhaite devenir délégué syndical. Le Mauricien est politisé. Il est conscient de son manque de droits, sauf qu'il est coincé dans son passé colonial qui lui fait croire qu'il n'a pas de voix. Le Mauricien a un feu en lui mais il a peur. C'est une frustration latente d'avoir toujours à répondre à un secteur public qui est centralisé par un gouvernement, qui veut tout contrôler ou à un secteur privé très établi, contrôlé par des Franco-mauriciens qui possèdent le foncier. En étudiant le travail décent, j'ai surtout étudié des personnes qui ont accepté un travail très indécent pour essayer d'être respectés dans une société autre que la leur. J'assiste à un exode, qui est compensé, en quelque sorte, par l'arrivée des travailleurs bangladais.

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