Tunisie: Mohamed Ben Attia, réalisateur de «Par-delà les montagnes», à La Presse - «J'ai laissé place à l'instinct et au corps de s'exprimer»

22 Janvier 2024
interview

«Les ordinaires» ou «Par-delà les montagnes» est le troisième long métrage de Mohamed Ben Attia après «Nhebek Hédi» et «Weldi». Le nouvel opus raconte l'histoire d'un père ordinaire que les événements vont sortir hors de ses gonds et lui faire perdre ses repères, ce qui le conduira à envisager, pour lui et son fils, une vie différente. Mohamed Ben Attia, dont les oeuvres continuent à nous impressionner, nous en dira plus dans cet entretien.

Contrairement à vos précédents films, vous avez choisi une forme hybride pour «Par-delà les montagnes». N'est-ce pas un risque ?

Au départ, je n'ai pas pensé à la forme. J'ai suivi le parcours du personnage et, petit à petit, la forme hybride s'est imposée à l'histoire que je voulais raconter. Mais cela n'a jamais été au préalable de l'histoire du film.

Avez-vous pensé au mythe d'Icare ?

Le berger et les symboles éparpillés dans le film font penser au mythe d'Icare. En écrivant le scénario, je voyais la symbolique mais c'était une idée ou encore une obsession d'images du pied qui s'élève du sol de quelqu'un qui court. Depuis longtemps, je voulais raconter des histoires autour du phénomène de surnaturel. Jamais je ne voulais en faire quelque chose de très visible. Le personnage voltige, flotte. Je tenais à l'inscrire dans un contexte très réaliste. Icare est la première chose à laquelle on pense, mais ce n'était pas présent dans l'écriture.

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Pourquoi ce saut vers le surnaturel ?

L'idée existait avant «Hédi» et «Weldi», mais je ne voyais pas comment elle pouvait se développer en une histoire et je ne voulais pas que cela soit collé à une symbolique de liberté uniquement. Je voulais que cela soit incarné par rapport à un sujet qui me tenait à coeur, au fur et à mesure des années et par rapport à mon expérience personnelle. Quand l'idée est revenue, c'était dans un contexte où je voyais autour de moi quelque chose de l'ordre de la rage, colère et de la violence qui voulait s'exprimer. J'ai tout de suite ressenti le besoin de faire l'association entre cette élévation. Rafik, le personnage central, n'est pas un superman qui vole dans les airs. C'est quelque chose comme on extirpe une âme de son corps. Il fallait forcément passer par la case du surnaturel même si j'avais trop peur, n'étant pas technicien à la base. Mais pendant l'écriture je m'autorisais de laisser libre cours à mes idées sans les freiner.

L'idée du film vous est venue quand et comment ?

La première idée du vol m'est venue il y a 10 ans, mais c'était juste une image, tout le reste est venu plus tard. Pendant la sortie de «Weldi», j'ai commencé à avoir l'obsession d'un personnage qui perdait le contrôle et se retrouvait dans les airs.

Vous remettez en cause les codes sociaux, et ce, depuis vos précédents films, mais là vous allez trop loin en radicalisant les choix du personnage.

Ce lapsus fait partie du sujet du film de mettre en avant l'amalgame entre la radicalité et la radicalisation. Le fait d'associer trop souvent n'importe quelle radicalité à quelque chose de malsain, de pervers et de dangereux à la radicalisation qui a fait l'actualité cette dernière décennie. On ne s'autorise plus la possibilité de toucher à la radicalité qui peut être porteuse de beauté et de poésie. La radicalisation se réfère à l'extrémisme religieux et peut être un raccourci pour faire une sorte de barrière derrière nos vies et surtout de notre perception de nos vies pour ne pas s'autoriser d'autres formes de vie.

Dans ce film, il ne s'agit pas d'opposition entre le monde rural et le monde urbain. Je ne voulais pas pointer du doigt un problème matériel. Je m'attaque aux institutions : le mariage, le travail, la parenté. Le choix qu'on fait de travailler, de s'émanciper, la psychanalyse. Personnellement, depuis quelques années, cela prenait beaucoup plus de place et je n'arrivais pas à pointer du doigt un problème concret, mais on sent la majorité de mon entourage sentir un malaise, quelque chose d'insidieux qu'on n'arrivait pas à nommer. C'est cela que je voulais développer dans le film : des civilisations, des sociétés modernes qui font, qu'à un moment donné, on sent qu'il y a quelque chose qui coince, qui résiste dans le fonctionnement de travailler, de faire des études même s'il est difficile de concilier tout à la fois, la famille, le travail, d'être une bonne épouse, un bon mari, de bons parents, ce qui peut créer l'étouffement.

Quelle est la symbolique du vol ?

Le vol devient comme un arrachement. En opposition à «Nhebek Hédi», je touche à l'extrême. Hédi était dans quelque chose de docile dans un contexte réaliste et se produisait avec douceur. Dans «Par-delà des montagnes», c'est comme si on n'avait plus le temps, on laisse place à l'instinct, au corps de s'exprimer à notre place et que ce n'est plus cérébral mais de très physique, où l'âme nous pousse à faire un rejet et, dans le cas extrême, à flotter. C'est aussi une fuite. Le personnage de Rafik n'est pas un intellectuel, il ne s'exprime pas pour justifier son acte, c'est la limite du film par rapport à un certain public qui veut se raccrocher à quelque chose de tangible, de matériel, de comprendre pourquoi le personnage se comporte de cette manière. Depuis l'écriture du scénario, l'opacité est un parti-pris de ne pas donner les clefs et de montrer que c'est quelqu'un qui n'arrive plus à contrôler ses instincts et que son corps dans un élan pulsionnel arrive à le faire sortir de ce corps et donc de la société dans laquelle il est pour s'élever plus haut.

Comment avez-vous procédé techniquement pour les séquences de vol ?

Un des partis pris techniques était de réaliser toutes les séquences sur le plateau et les décors naturels. C'est quelque chose de nouveau et d'assez dur pour moi. Heureusement, j'étais très bien entouré. On a fait cela sur les collines avec des harnais et des câbles, en post-production sans doublure. Les comédiens munis d'harnais étaient suspendus dans le vide. C'était assez éprouvant pour tout le monde. On a la fierté de dire que cela a été fait sans les effets studios.

Quel est l'acteur qui vous a le plus surpris pendant le tournage ?

Chacun des acteurs m'a surpris à son niveau. Peut-être l'enfant m'a surpris très vite. Déjà durant les répétitions, j'ai tout de suite vu qu'il a capté l'esprit de la nuance, ce qui est difficile pour un enfant dont le domaine de jeu est très ludique. Il avait compris ce qu'il fallait en mettre pour ne pas être dans l'exagération. Avec Majd, on a travaillé tout autant mais je n'étais pas surpris puisqu'il a nettement évolué depuis «Nhebek Hédi». On a beaucoup travaillé en amont. Il y a aussi Selma Zghidi qui, depuis mon premier court métrage il y a 20 ans, était monteuse sur mes films et je la voyais comme actrice et elle a un grand potentiel qui m'a surpris en donnant au personnage autant d'énergie.

Est-ce que vous avez un autre projet de film ?

Je suis au stade de prise des notes. Mais cela commence à prendre forme. Je prends toujours mon temps.

Est-ce que vous envisagez une collaboration avec les frères Dardenne ?

Notre collaboration continue. Pour le moment, je ne les ai pas sollicités. Une fois que cela se concrétisera, je ferai appel à leur expérience.

Quel est votre avis sur leur cinéma ?

Je suis fan depuis le premier film. Je les respecte et je suis très content et fier de leur collaboration qui m'a apporté beaucoup au fil du temps, par rapport à la première expérience de «Nhebek Hédi» où j'étais dans une attitude du fan impressionné, là j'ai le plaisir de parler avec eux, leur regard m'intéresse ainsi que leur perception et leur sensibilité m'apporte beaucoup. C'est une valeur ajoutée de voir comment ils interprètent les choses.

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