Depuis quelques mois, des milliers de jeunes sénégalais effectuent le périlleux voyage vers les côtes européennes. Ce phénomène observé au Sénégal, vers le début des années 2000, a connu des propensions inquiétantes, nécessitant ainsi une évaluation des programmes et/ou fonds anti-migration irrégulière mis en place par les différents régimes.
Le Sénégal a lancé, le 27 juillet dernier, sa stratégie nationale de lutte contre la migration irrégulière qui repose, selon le Ministre de l'Intérieur et de la Sécurité publique d'alors, Antoine Félix Abdoulaye Diome, sur cinq piliers : « la prévention, la gestion des frontières, la répression des trafiquants, l'assistance des migrants et leur réinsertion ».
Antérieurement, le président de la République avait procédé à la création par décret n°2020-2393 du 30 décembre 2020, du Comité interministériel de lutte contre l'émigration clandestine (Cilec). L'objectif vise à « lutter plus efficacement contre l'émigration irrégulière qui a causé beaucoup de pertes en vies humaines ». Ledit comité interministériel doit d'ailleurs piloter la Stratégie susnommée. D'après les autorités gouvernementales, cette entité vient répondre à la problématique d'une gestion administrative centralisée sur la question des migrations irrégulières.
Mais ce pas en avant dans la gestion des questions migratoires appelle à faire une rétrospection des différents fonds et programmes déployés au Sénégal depuis que le phénomène affecte sérieusement les populations.
200 milliards de F Cfa pour stopper les vagues de départ
D'emblée, le sociologue Dr Mamadou Dimé, professeur à l'Université Gaston Berger de Saint-Louis, a révélé que « plus de 200 milliards de FCfa ont été investis dans le domaine de la migration entre 2005 et 2019, avec pour principaux objectifs de limiter les départs, que ce soit par un meilleur contrôle des frontières ou en essayant d'améliorer les conditions socio-économiques dans les zones de départ et de favoriser les retours ».
Selon l'universitaire, une bonne partie de ces fonds devait servir à lutter contre les causes profondes de la migration irrégulière. Ce qui, selon lui, passe par l'appui au développement de l'entrepreneuriat chez les jeunes, notamment l'octroi de financement pour initier des activités économiques génératrices de revenus.
« La promotion de l'emploi local, surtout dans les zones de départ, a aussi été un axe important des programmes et des projets », dit-il. L'enseignant-chercheur rappelle qu'une autre partie des fonds est allée vers des campagnes de sensibilisation sur les dangers de l'émigration irrégulière à travers divers supports (Web, YouTube, caravanes, séries télévisées, etc.) ainsi qu'à la promotion de la réussite au Sénégal (Tekki fi).
À cela s'ajoute le financement de projets de réintégration de migrants de retour ou de candidats à l'émigration irrégulière rapatriés depuis par exemple le Niger, la Libye ou le Maroc. « Ce sont surtout des soutiens modestes pour leur permettre de redémarrer des activités socio-économiques dans leurs territoires d'origine », a notamment expliqué Mamadou Dimé.
D'autres projets de renforcement des dispositifs de surveillance des côtes sénégalaises et d'appui institutionnel et logistique aux forces de sécurité ont également été mis en oeuvre grâce à ces fonds qui ont été injectés en grande partie par l'Union européenne et ses pays membres.
En définitive, le sociologue qui a consacré plusieurs recherches sur la question a relevé que « plus de vingt programmes et fonds ont été mis en oeuvre à travers des structures comme l'Oim et d'autres structures nationales ».
Plan Reva, Goana.... état des lieux !
En 2006, la France, l'Espagne et l'Italie signent des accords de gestion concertée sur les flux migratoires. Le principal mécanisme de cette « gestion concertée » est le renforcement du contrôle des frontières européennes, notamment par l'intermédiaire de l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne (Frontex).
Dans la revue « Plein Droit », Claire Rodier documente que c'est le sud de l'Espagne qui a d'abord été verrouillé aux embarcations sénégalaises. « L'Espagne avait obtenu de l'Union européenne une aide financière pour mettre en place un système de verrouillage électronique du détroit, le Sive (Système intégré de surveillance extérieure), qui combine des unités terrestres, maritimes et aériennes avec des technologies perfectionnées (radars sensoriels, caméras thermiques et infrarouges », note-elle.
En parallèle, le Sénégal et ses partenaires techniques et financiers mettent en oeuvre des projets d'assistance aux migrants de retour et d'aide au développement. D'abord élaboré en 2005 pour les migrants venus du Maroc puis étendu aux migrants expulsés d'Espagne en 2006, le Plan Reva (Retour vers l'agriculture) mise sur les investissements dans le secteur agricole pour intégrer les migrants de retour.
En 2008, le plan Reva a été inclus dans un programme plus vaste et plus ambitieux : la Grande offensive agricole pour la nourriture et l'abondance (Goana) dont les besoins de financement étaient estimés à près de 344 milliards de FCfa.
Par ailleurs, entre 2006 et 2008, l'Oim a également exécuté de nombreux projets principalement sur la sensibilisation sur les dangers de l'émigration irrégulière et à la création d'opportunités socio-économiques au Sénégal. Le projet « migration pour le développement en Afrique », financé par l'Union européenne avec un budget estimé entre 1,2 et 4,8 milliards de FCfa, a soutenu des projets agricoles au Sénégal portés par des associations de la diaspora et des migrants et la création d'entreprises par des femmes migrantes sénégalaises.
Mamadou Dimé, spécialiste des questions de migrations détermine que cette période marque également l'intensification des actions de réintégration de migrants notamment par le biais des programmes d'aide au retour volontaire de l'Oim et de projets de la société civile financés par l'Union européenne comme le Programme Afrique de l'Ouest-action transnationale pour l'intégration sociale et professionnelle d'enfants et de jeunes migrants victimes de la traite, de trafic ou d'autres formes d'exploitations dans la sous-région ouest-africaine doté d'un budget de 1,1 milliard de FCfa.
L'Ue a aussi lancé le Fonds fiduciaire d'urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique (Ffue) visant à appuyer la mise en oeuvre de la déclaration politique commune de La Valette.
Entre 2015 et 2019, le Sénégal reçoit par l'intermédiaire du Ffue au moins 170,8 millions d'euros (environ 112 milliards de FCfa) pour une dizaine de projets, note le rapport d'étude bilan des programmes migratoires au Sénégal de 2020.
Ledit rapport révèle qu'au total, de 2015 à 2019, plus de 120 milliards de FCfa ont été, au total, décaissés pour la mise en oeuvre des projets et programmes orientés vers la dissuasion des migrations irrégulières, soit une augmentation de 140% par rapport à la période précédente.
Absence d'études sur l'impact des programmes
Toutefois, Mamadou Dimé constate que l'absence d'études rigoureuses sur l'impact des projets et programmes financés grâce à « l'argent de la migration » fait qu'il est difficile de se prononcer sur les succès et les échecs de tels ou tels programmes.
« Les résultats sont globalement mitigés puisque l'objectif de la plupart des projets et programmes était d'enrayer le phénomène de l'émigration irrégulière », note-t-il. Au contraire, le phénomène a pris encore plus d'ampleur comme en témoignent les drames de ces derniers mois, ajoute M. Dimé.
Cependant, il y a quelques « histoires à succès » de migrants de retour ayant développé des initiatives économiques grâce à l'appui reçu. « Même si on doit considérer que ces programmes ne sont qu'une faible partie des solutions, ce sont souvent des mesures destinées à montrer aux opinions publiques des pays européens que les États sont en train d'agir pour arrêter le phénomène à la source. Devant la complexité et l'enchevêtrement des causes, il est indispensable d'avoir une approche plus holistique dans la lutte afin d'agir à la fois sur les facteurs sociaux, économiques, culturels, politiques, etc. qui contribuent à expliquer ce fort « désir d'ailleurs » chez les jeunes Sénégalais notamment », explique Dr Dimé.
Pour sa part, la présidente de l'Association sénégalaise de lutte contre l'émigration irrégulière dans la région de Thiès (Asmi/Thiès) préfère ne pas être radicale. Elle ne veut pas parler « d'échec ». En effet, dit-elle, « le problème est beaucoup plus profond, complexe et préoccupant ». « La migration irrégulière par la mer et les déserts algériens, libyens et marocains fait de nos jours autant de victimes que les guerres civiles et certaines catastrophes humaines. La migration existe depuis fort longtemps donc pourquoi créer un blocus chez les jeunes Sénégalais (Africains) et les priver de leurs droits les plus élémentaires ? Après, la frustration s'installe ou même le sentiment d'injustice face à la situation économique et aux perspectives d'avenir dans son pays ».
PROGRAMME ANTI-ÉMIGRATION
Donner des opportunités locales aux candidats
Le meilleur programme anti-émigration irrégulière serait de « donner aux candidats à l'émigration irrégulière de véritables opportunités socio-économiques afin de pouvoir avoir une vie épanouie au Sénégal, selon Mamadou Dimé, spécialiste des questions de migrations. Il est aussi utile d'agir sur les imaginaires à travers la déconstruction d'imaginaires et de représentations autour de l'émigration, de l'obsession de la réussite matérielle à tout prix et des pressions énormes pesant sur les jeunes. Il indexe « cette injonction permanente que les familles et les communautés font aux jeunes de réussir quoi qu'il en coûte ». « Un des antidotes est surtout de donner aux candidats des raisons de croire en leur pays, de mettre à leur disposition de réelles et performantes opportunités d'autoréalisation au Sénégal ».
Cela passe par de meilleures politiques éducatives, des politiques d'emploi capables d'enrayer le chômage massif auxquels ils sont exposés.
Allant plus loin, la présidente de Asmi/Thiès pense qu'en investissant dans l'éducation, la formation, l'entreprenariat et surtout l'accompagnement des femmes et des jeunes et en développant les compétences, cela pourrait être une contribution à renforcer l'économie locale et à créer des opportunités pour les jeunes. Donc cela va réduire considérablement le taux de départ. La solution, c'est aussi « les former ici et faciliter la migration pour répondre à la demande de main-d'oeuvre des autres pays, bref une migration organisée », a-t-il ajouté.
Moustapha Fall, président de l'Association nationale des partenaires migrants, informe, de son côté, qu'ils n'ont jamais pu bénéficier de programme ou fonds de lutte contre l'émigration irrégulière. Il appelle à plus d'implication des migrants en amont et à descendre sur le terrain faire des enquêtes d'identification.
MULTIPLICATION DE MESSAGES D'APPEL À L'ÉMIGRATION
Comment les réseaux sociaux ont plombé la com des organismes anti-migratoires
Les programmes et/ou fonds se sont focalisés sur les aspects financiers et discursifs. « Ils essaient de nous faire peur pour qu'on arrête d'y aller », explique Sokhna Ly, ancienne candidate à l'émigration irrégulière. L'activité de sensibilisation qu'elle a eu à suivre dans son quartier à Rufisque ne lui a pas pour autant fait abandonner son rêve de partir. Elle estime que le discours était peu tendre alors que des solutions ne sont pas proposées. « Dénigrer l'émigration clandestine n'est pas un bon discours. Ils ne peuvent pas nous dire que l'Europe est en crise alors que tous les jours, sur les réseaux sociaux, ceux qui arrivent font des appels, manifestant qu'ils sont bien traités », avance la jeune mère de 30 ans.
Comme Sokhna Ly, Mansour Paye n'est pas convaincu par le discours des Ong et des organismes luttant contre le phénomène. « Sur Tik Tok, je vois tous les jours des vidéos de migrants sénégalais qui gagnent bien leur vie », confie-t-il. Ceci lui fait miroiter encore plus l'Europe comme un Eldorado.
En effet, sur le réseau chinois, des migrants sénégalais, arrivés à bon port, partagent les images de leur voyage et de leur intégration dans des centres d'accueil.
À propos du discours véhiculé, Ndeye Absa Ndoye, présidente de l'Asmi/Thiès, informe que leur slogan était « Suma Xamone Duma Dem » (si je savais, je ne serais pas parti). Il vise à sensibiliser sur les dangers et les risques de la migration irrégulière à travers l'activité Street Art Together, le théâtre, la musique (Suma Xamone Duma Dem) et le témoignage des migrants de retour, a-t-elle expliqué.