Kairouan compte un taux assez élevé d'analphabètes, au point qu'il figure au premier rang de ceux qui ont besoin d'apprendre à vivre dignement. Et l'école dite de la deuxième chance, qui vient d'y ouvrir ses portes, aurait dû aboutir à cette fin.
Malgré la gratuité de l'enseignement public et la loi obligeant les parents à scolariser leurs enfants jusqu'à l'âge de 16 ans, les nombreux programmes d'alphabétisation, d'éducation non formelle et d'enseignement pour adultes, le fléau de l'abandon scolaire précoce s'amplifie d'année en année dans le gouvernorat de Kairouan qui détient le taux le plus élevé à l'échelle nationale, à savoir 33,8%.
Abandon scolaire en hausse
Les délégations les plus touchées sont Bouhajla (46,3%) et El Ala (43,3%), où la catégorie d'âge des moins de 15 ans ayant quitté les bancs de l'école ne cesse d'augmenter, et ce, malgré les efforts entrepris pour atténuer le taux des illettrés qui peinent à faire face aux difficultés de la vie. Ainsi, on a recensé 161438 analphabètes dont 104.960 femmes et 56.478 hommes. D'ailleurs, le taux de décrochage scolaire s'élève à 17% dans les écoles, 16% dans les collèges et 12% dans les lycées. Tout cela explique le très mauvais classement du gouvernorat lors des examens et des concours à l'échelle nationale.
Notons qu'en milieu rural, l'abandon scolaire à un âge précoce est une problématique générale et un mal qui touche surtout les filles. Pourtant, lorsqu'on donne la chance aux filles d'accéder au savoir et à l'éducation, elles réussissent mieux que les garçons. Mais les vieux préjugés sont toujours vivaces et les femmes sont souvent désavantagées, d'autant plus qu'elles continuent à endurer les répercussions d'une infrastructure défaillante et d'une mentalité rétrograde.
Ines Rebhi, 25 ans, originaire du village de Dhibet (délégation d'El Ala), nous parle de son amertume de n'avoir pu continuer ses études : «Comme nous habitons à 7 km de l'école primaire et que nous ne disposons pas de moyen de transport, j'ai connu, avec mes petites cousines, les dangers des longs trajets à pied, avec la présence de délinquants, de loups et de sangliers. Cela sans oublier l'absentéisme répété des enseignants. C'est pourquoi mon père m'a obligée à quitter l'école à 12 ans. Et depuis, c'est la galère ! Tantôt je m'occupe des chèvres et je vais chercher l'eau et le bois, tantôt je fais le ménage et j'aide ma mère à laver le linge et à préparer le repas ». Elle se tait, puis poursuit sur un ton désespéré : «Et quand il m'arrive de rencontrer des jeunes filles de mon âge qui ont eu la chance de terminer leurs études, une grande tristesse m'envahit. Elles sont au courant de tas de nouveautés, elles s'habillent à la mode et elles assument pleinement leurs responsabilités au sein de la société. Par contre, moi, à l'âge de 25 ans, je parais en avoir 40!».
Poursuivre ses études, un défi !
Ses cheveux courts, sa veste bien coupée, sa large jupe à plis creux, son allure sportive, sa voix hardie dénotaient qu'elle a une forte personnalité... Juste à côté d'elle, dans ce champ d'oliviers, une grande jeune fille en manteau vert pomme faisant sauter ses petites soeurs à la corde et avait un large sourire étincelant. Elle nous explique comment elle a pu vaincre les ténèbres de l'ignorance en s'étant inscrite dans un centre de lutte contre l'analphabétisme : «Comme je n'ai pas eu la chance de terminer mes études à cause des conditions indignes et dangereuses de déplacement vers l'école, j'ai décidé, à l'âge de 18 , de dire adieu à l'illettrisme et, maintenant, je sais lire les factures de la Steg et de la Sonede et je peux aider mes soeurs dans leurs exercices.
Pour toutes ces raisons, j'essaie par tous les moyens de combattre les mentalités archaïques pour une meilleure conquête de la dignité humaine. C'est fou comme je me sens libre, émancipée et libérée du fardeau de l'ignorance...». Notons que l'état des lieux de la situation prévalant dans le secteur de l'éducation à Kairouan est inquiétant à bien des égards, partant des multiples manquements constatés soit au niveau de l'infrastructure de base soit au niveau de l'encadrement éducatif. En outre, l'absence de moyens de transport dans les zones montagneuses, l'échec scolaire, l'inconscience des parents qui préfèrent le travail agricole aux dépens des études, la pauvreté des familles, l'échec du système éducatif, l'absence récurrente des enseignants, la montée des grèves et des protestations tous azimuts, ainsi que l'état vétuste de beaucoup d'établissements scolaires, où il n'y a ni eau potable, ni blocs sanitaires, ni clôtures, ni cantines, sont autant des facteurs qui désenchantent et poussent à l'abandon scolaire...
Il va sans dire que les initiatives se sont multipliées en vue d'atténuer les causes de décrochage scolaire précoce, mais elles ont montré leurs limites. De l'initiative «L'école récupère ses enfants», lancée en 2015, à l'accord de coopération pour la mise en place d'un dispositif de la seconde chance pour les décrocheurs précoces signé en 2018, on constate que cela n'a pas empêché la hausse de l'abandon scolaire auprès des jeunes ayant abandonné les études, poussées par la panne de l'ascenseur social à l'intérieur des institutions éducatives.
Tenter sa deuxième chance
L'Ecole de la deuxième chance est une expérience tunisienne visant la réintégration des décrocheurs et consiste en un programme dont l'objectif est de redonner espoir aux écoliers et aux lycéens ayant abandonné leurs études, de les accueillir et de stopper, un tant soit peu, l'hémorragie de l'abandon scolaire. Notons que ce programme a démarré en 2020 avec une expérience pilote à Bab El Khadhra, dans la capitale, qui englobe toute la région du Grand-Tunis. Et voilà que le 15 janvier, l'Ecole de la deuxième chance a ouvert ses portes à Kairouan dans un centre moderne et très bien équipé, offrant des espaces «Mazak» et «Intaleq» d'accueil, d'encadrement psychologique, d'orientation éducationnelle ou professionnelle, d'écoute et d'accompagnement. Madame Sawssen Touir, directrice régionale de l'emploi et de la formation professionnelle à Kairouan, nous précise que les services de cette école ciblent les jeunes en décrochage scolaire âgés entre 14 et 18 ans, visant à faciliter leur intégration sociale, leur rescolarisation, la reprise de la formation, de la réhabilitation et de l'acquisition des compétences générales et le développement de leurs compétences de vie.
«En fait, cette école de la deuxième chance, qui a été créée dans le cadre de la coopération tuniso-britannique et en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef), est soumise à la tutelle de l'Agence tunisienne de la formation professionnelle relevant du ministère de l'emploi et de la Formation professionnelle. En plus, nous avons des partenariats avec la vie associative et plusieurs ministères tels que ceux de la Femme, des Affaires sociales et de l'Education, sans pour autant oublier le secteur privé », explique-t-elle. Et d'ajouter : «Tous nos partenaires nous aident à trouver des solutions satisfaisantes pour les jeunes bénéficiaires ayant des problèmes sociaux, psychologiques, affectifs ou autres. En outre, cet important projet dont le coût s'élève à 2 milliards 200.000 D (entre études, aménagement et équipement des locaux) va permettre aux bénéficiaires soit de retourner à l'école, soit d'intégrer une entreprise privée, soit de lancer leur propre projet, soit de s'inscrire dans un centre de formation professionnelle pour avoir des compétences dans les différentes disciplines souhaitées ». En un mot, résume Mme Touir, « il s'agit d'un projet de vie et un projet professionnel dont nous assurons l'accompagnement et le suivi pendant un an et demi afin qu'ils ne se tombent pas dans la marginalisation ».
Entre espoir et satisfaction
En nous rendant dans les locaux de l'école de la deuxième chance de Kairouan, nous avons été agréablement surpris par la luminosité des lieux bien décorés et très bien équipés : un accueil hospitalier pour des jeunes privilégiés... En témoigne le jeune Ahmed Salhi, 15 ans, accompagné de sa maman, qui nous confie : «Comme j'ai abandonné mes études à la fin de la 7e année, et que j'ai échoué à retrouver mes repères dans la société, j'ai trouvé très intéressant ce nouveau projet d'encadrement auquel je me suis inscrit sur l'application www.atfp.tn/d2ck. En plus, j'ai été accueilli avec beaucoup de sérénité et j'ai l'espoir que ma vie va changer maintenant et que je ne connaîtrai plus des moments de désespoir.. ».
Quant à M. Kamel Mejbri, directeur de l'Ecole de la 2e chance, il nous a précisé que tous les acteurs concernés pas la mise en oeuvre de ce projet, dont des psychologues, des sociologues et des animateurs, ont suivi des formations leur permettant d'accompagner les bénéficiaires. Quant à la durée du cursus au sein de ce dispositif qui prend en charge les décrocheurs via des programmes d'accompagnement individualisé, elle varie de 1 à 9 mois. Et puis chaque jeune a un programme spécifique, cela sans oublier la programmation de visites d'initiation à la vie professionnelle dans des entreprises privées, afin de l'aider à construire son projet de vie. Et celui qui reste plus de 3 mois recevra une petite bourse mensuelle pour l'aider dans les différents frais de transport et de repas.
« Pour ceux qui désirent réintégrer l'école ou le collège, nous avons des séances de rattrapage et de consolidation des acquis grâce à des cours accélérés, au sein des ateliers, par cinq professeurs de différentes matières (anglais, mathématiques, français, informatique et technique. Durant les cinq premiers jours, nous avons accueilli 54 jeunes que nous avons commencé à aider à avoir confiance en soi à travers le soft skills... », explicite-t-il. Et le directeur de l'école de finir sur une note positive : « Quant à nos projets d'avenir, nous comptons créer des ateliers de jardinage au sein de tout l'espace entourant l'école, cela outre la création de clubs sportifs et culturels».