Tunisie: Les attaques contre la commission vérité tunisienne reprennent

Olfa Belhassine est depuis 2015 la correspondante en Tunisie de JusticeInfo.net. Après la Révolution de 2011, elle publie sur Libération, Le Monde et Courrier International des articles témoignant de son expérience de journaliste avant et après la chute du régime du président Ben Ali. En 2016, elle cosigne avec Hedia Baraket un ouvrage d'investigation sur la transition : "Ces nouveaux mots qui font la Tunisie".

L'ancienne présidente de l'Instance Vérité et Dignité, Sihem Bensedrine, soutenue par l'Onu, a réagi le 12 janvier aux dernières accusations de « falsification » du gouvernement tunisien. Les attaques ont immédiatement repris contre l'IVD dans les médias favorables à l'ancien régime de Ben Ali. Sur fond de condamnation finale de la Tunisie, fin décembre, à verser des réparations financières dans l'affaire de la Banque franco-tunisienne.

« Mais de quel droit un organisme international, comme le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme, se mêle-t-il d'une affaire tuniso-tunisienne ? (...) Est-ce une tentative pour effrayer et influencer la justice ? (...) N'est-ce pas là une manoeuvre pour recourir à l'étranger contre les intérêts de son propre pays ? (...) Malheureusement, l'Instance vérité et dignité, avec ses prérogatives très larges et son budget faramineux, a été soutenue par des militants des droits de l'homme payés par la France. Sihem Bensedrine, l'ex-présidente de l'Instance vérité et dignité, n'est qu'une marionnette entre leurs mains. (...) Il faut que les tribunaux assument leur responsabilité et tranchent dans l'affaire du rapport falsifié. »

Voici quelques bribes du réquisitoire dressé contre l'ancienne commission vérité tunisienne, l'IVD, et sa présidente, entendues l'après-midi du 12 janvier sur la chaîne TV 9, une télévision privée tunisienne dont les principaux chroniqueurs sont de fervents défenseurs du régime de l'ex-dictateur Ben Ali (au pouvoir de 1987 à 2011, mort en exil en 2019).

La diatribe a pour raison le retour de Sihem Bensedrine sous les projecteurs, après dix mois de silence, quand elle avait été interdite de voyage et inculpée par le pôle judiciaire et financier, en mars 2023, pour « s'être procurée des avantages injustifiés », avoir « causé des préjudices à l'État » et pour « falsification du rapport final » de l'IVD. Ces charges découlent de faits qui remontent au 31 décembre 2018, date à laquelle la présidente de l'IVD avait remis son rapport final au chef de l'État, Béji Caïd Essebsi (2014-2019). Or, dans la version du rapport publiée sur le site de la commission dans un premier temps puis au Journal Officiel le 24 juin 2020, une page traitant de la Banque franco-tunisienne (BFT) - un cas emblématique du pillage d'une banque, moitié publique, moitié privée, par des hommes d'affaires proches de Ben Ali - avait été rajoutée. Ce qui a fait dire à Ibtihel Abdellatif, ancienne commissaire de l'IVD et ennemie jurée de Bensedrine, que cette dernière avait « falsifié » le rapport final. Et aux détracteurs de la commission vérité que cette fameuse page 57, rajoutée ultérieurement, avait provoqué la lourde condamnation de la Tunisie à payer des réparations aux investisseurs de la BFT.

Demandes d'éclaircissements sur le « cas Bensedrine »

Le matin de ce 12 janvier, Bensedrine, représentante légale de l'IVD qu'elle a dirigée de 2014 à 2018, tenait en fait une conférence de presse organisée par le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH), dont la solidarité avec l'héritage de l'IVD et sa présidente semble indéfectible. Le HCDH continue en effet de suivre de près l'évolution de l'affaire du rapport « falsifié ». Objet de cette rencontre avec les médias : commenter la réponse de la Tunisie à la communication de quatre rapporteurs spéciaux de l'Onu, envoyée au gouvernement tunisien le 30 mai 2023 à la suite des poursuites engagées contre Bensedrine. Dans cette communication, la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression, la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l'homme, la Rapporteuse spéciale sur l'indépendance des juges et des avocats et le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition demandaient à l'Etat tunisien de leur fournir « des détails sur la base factuelle et juridique des accusations portées contre Mme Sihem Bensedrine et son interdiction de quitter le territoire, et leur conformité avec les normes internationales ».

Les demandes d'éclaircissements des rapporteurs concernaient également les actions engagées par les autorités nationales pour garantir que les anciens membres de l'IVD soient protégés contre toute forme de représailles pour le travail effectué au sein de l'Instance. Ils s'enquéraient enfin « des mesures adoptées par le Gouvernement pour sauvegarder et préserver les travaux réalisés et l'héritage de l'IVD, y compris les conclusions et recommandations contenues dans son rapport, ainsi que les procédures judiciaires et autres engagées à la suite de ses travaux ».

La réponse des autorités tunisiennes

La réponse de la Tunisie, transmise à l'Onu le 8 décembre dernier, décrit son enquête sur l'affaire du rapport, présente une version qui accable Bensedrine, et affirme que ce dossier est traité dans le respect de l'Etat de droit, conformément aux instruments internationaux. Alors que l'instruction est en cours et que le juge n'a pas encore transmis ses conclusions à la chambre d'accusation, le texte émanant des autorités tunisiennes parle d'un « rapport falsifié, qui appuie la position de la partie adverse ».

Devant la presse, Bensedrine s'insurge : « Aucune nuance n'a été empruntée dans cette formulation. Les autorités m'ont pratiquement condamnée avant même que la justice ne se prononce. Ce qui en dit beaucoup sur l'indépendance de la justice de notre pays. »

L'ancienne présidente de l'IVD fait face aujourd'hui à cinq plaintes, qui tournent toutes autour de sa mauvaise gouvernance alléguée de l'IVD, même si les auditeurs de la Cour des comptes, qui ont passé dix mois à examiner la comptabilité de l'Instance (de janvier à mi-octobre 2018), n'y ont relevé aucun abus de corruption.

Sanction financière finale

La conférence de presse du 12 janvier coïncide aussi avec le retour dans l'actualité, trois semaines plus tôt, de l'affaire de la BFT. Le 22 décembre 2023, l'histoire complexe de cette banque a en effet enfin connu sa conclusion juridique. Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), principale institution internationale dédiée au règlement de telles disputes, a rendu sa décision sur le dédommagement dont devra s'acquitter la Tunisie au bénéfice de l'homme d'affaires et avocat franco-tunisien Abdelmajid Bouden, le principal actionnaire de la BFT. Il existe une certaine confusion sur le jugement rendu, plus précisément sur le montant des réparations qu'il fixe en faveur de Bouden. La seule information chiffrée, qui émane d'une déclaration gouvernementale, semble circuler dans la presse sans avoir été vérifiée. Selon cette source, reprise de média en média, le CIRDI condamne l'État tunisien à payer le montant de 343,673 dinars (110,000 dollars), avec un taux d'intérêt de 7,2% par an applicable de 2007 à 2023, au profit de Bouden. A cette amende, s'ajoute la somme de 705,693,62 dinars tunisiens (227,000 dollars) que la Tunisie doit payer au CIRDI pour les frais d'administration et des cabinets d'avocats anglais et français. Mais la décision n'est pas disponible sur le site du CIRDI car celui-ci a comme politique de ne rendre public ses jugements qu'avec le consentement des parties. Manifestement, celui-ci n'a pas été reçu par le CIRDI. D'autres sources indiquent une possible confusion entre dinars et dollars... Et personne ne semble avoir voulu calculer le montant total effectivement dû à Bouden, intérêts compris.

Justice transitionnelle et « tribunaux d'inquisition »

Au cours de sa conférence de presse, Bensedrine s'est demandé pourquoi l'Etat tunisien devrait subir seul une telle charge, « alors que ceux qui ont dépouillé la banque, des proches de l'ancien président Ben Ali et des hommes d'affaire de son premier cercle, ayant bénéficié de prêts sans garantie, ne sont point inquiétés et se complaisent dans leur richesse. Nous avons proposé que ces créanciers payent la facture, mais les autorités ont refusé cette solution, préférant liquider la BFT et assumer tout son passif. Seule l'IVD a soumis ces hommes d'affaires à une redevabilité dans l'affaire sur la corruption bancaire examinée par la chambre spécialisée de Tunis. »

Les chroniqueurs de la chaîne TV 9, eux, ne semblent pas voir les choses sous cet angle. « Ce sont des tribunaux d'inquisition que la justice transitionnelle a mis en place. On y traîne des personnalités respectées et très âgées. C'est une honte ! », se sont exclamés deux visages connus de la télévision, sur un plateau où il n'y avait aucune voix contradictoire.

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