Ile Maurice: Pravind Jugnauth cible la presse (davantage que l'opposition)

Il a dit: «Mo pa per lopozition ditou ! Mo adverser, ou koné kisann-la ? Mo adverser sé lapres!»

Pravind Jugnauth, lundi apres-midi, à Le Hochet, Terre-Rouge

La presse et le pouvoir ont toujours entretenu des relations difficiles et conflictuelles, et c'est tant mieux pour la démocratie ! Pour Subash Gobine, (ancien rédacteur en chef du journal du MMM, puis rédacteur en chef de l'organe de presse du MSM, avant d'assumer le rôle de conseiller politique de Navin Ramgoolam), il est clair que la presse est le plus puissant des adversaires d'un régime qui entame la dernière année de sa deuxième législature : «Dans le contexte politique du début de 2024 à Maurice, la presse reste la seule institution qui échappe au contrôle de l'État.»

Notre collègue qui compte un demi-siècle d'expérience dans le domaine des relations en dents de scie entre le pouvoir et la presse ajoute: «Nous avons assisté, année après année, à la mainmise certaine, graduelle et systématique de l'État sur les différentes institutions du pays, allant du Parlement au 'système légal' même. Les médias sociaux, contrairement à ce que l'on croit, sont contrôlables. Des as indiens et israéliens de l'informatique sont capables de superviser ce qu'on raconte sur le web, d'en tirer d'énormes renseignements d'espionnage ou de bloquer, s'il le faut, l'accès même aux fournisseurs de service de télécommunications. Seule la presse dans sa forme conventionnelle mais aussi avec ses plateformes électroniques échappe à l'accaparement de l'État Léviathan.»

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Jean-Claude de l'Estrac, qui a été directeur de presse dans les années 90-2000, après une longue carrière comme ministre sous sir Anerood Jugnauth, nuance ses propos, sans donner raison au Premier ministre : «Le Premier ministre a raison sur un point. Mais il se trompe plus largement.» Selon l'ancien rédacteur en chef, il se pourrait qu' «un certain nombre de journalistes écrivent des pamphlets anti-Jugnauth. Certains vont même jusqu'à emprunter le vocabulaire dénigrant des opposants pour qualifier le Premier ministre. C'est inacceptable au plan déontologique dans un journal qui se veut indépendant, et c'est certainement contre-productif. Rappelons-nous de NMU», s'exclame-t-il, sans citer les journalistes en question.

Il va plus loin en affirmant que le Premier ministre a tort de «voir dans ces dérives un complot de la presse dans son ensemble. Tous les Premiers ministres ont souffert du même syndrome. Ils parlent de la presse comme d'un bloc monolithique.Il faut dire aussi que son gouvernement n'a pas cessé de fournir des munitions à ceux qui sont normalement critiques de l'action d'un gouvernement si peu représentatif de l'opinion nationale. Un conseil : «(...) même affaiblis, il est vain de croiser le fer avec des journalistes. C'est une cause perdue...»

Cependant, les nouvelles technologies ont changé la donne depuis ces 15-20 dernières années. Les temps ont changé, les ondes ont été libérées, et les moyens de communication se sont multipliés , et, de nos jours, le monstre de l'intolérance et de la division prend de l'ampleur, car il y a de plus en plus de plateformes pour distiller sa haine.

Pour en revenir aux socioculturels qui pensent soutenir le régime en place, voilà des personnes qui tiennent, sur la MBC, des discours incendiaires. Tout cela pour des raisons bassement politiciennes.

Les régimes changent, mais la presse reste la cible. En mars 2014, l'express écrivait à Edwy Plenel, patron de Mediapart, qui était invité à Maurice, pour évoquer les relations de plus en plus tendues entre la presse et le gouvernement, alors dirigé par Navin Ramgoolam.

«Ici, à l'express, nous sommes bien d'accord avec vous (Edwy Plenel): l'information est un bien public inestimable et incontournable, d'où notre combat quotidien pour une information libre de toute ingérence politique et politicienne. La démocratie a besoin d'une presse vivante et pluraliste, sans dépendance de l'argent public, ni de puissants groupes privés, sans aveuglements partisans. Vous avez pour slogan : 'Seuls nos lecteurs nous achètent'. Nous pensons pouvoir en dire autant, malgré les tentatives de bâillonnement de notre groupe par ce même gouvernement qui vous a invité.»

À Maurice, l'octroi, ou pas, de la publicité dite gouvernementale est devenu un moyen pour les partis politiques au pouvoir de financer les journaux qui sont complaisants envers eux et de punir ceux, comme nous, qui ne le sont pas. Ce problème ne se pose pas pour la télévision, qui demeure, toujours, le monopole de l'État.

Rappel

Au nom de la démocratie, le groupe La Sentinelle a engagé un premier procès, au nom de l'express, contre le boycott publicitaire gouvernemental. Cela s'était soldé par un engagement signé du gouvernement, fin 2012, d'accorder à notre journal de la publicité gouvernementale, selon ses «legitimate expectations» (attentes légitimes). Mais les gouvernements successifs n'ont pas respecté cet accord solennel, ce qui nous a obligés à recommencer un nouveau procès...

«Fake news»

Les bêtises et les fake news émanent principalement des sites pro-gouvernement qui sévissent impunément en ligne, quand ils ne proviennent pas directement du gouvernement ou du PM lui-même, s'insurge, pour sa part, Zahirah Radha, rédactrice en chef de Sunday Times. «Comme cela a été le cas quand il a annoncé le stepping down du directeur de la météo le 15 janvier alors que tel n'était pas le cas. Et ensuite quand il a dit, lors de la même réunion où il disait craindre la presse, que Ram Dhurmea a raconté des faussetés à Sunday Times (il a cité le nom) alors que c'est complètement faux, ce dernier n'ayant jamais communiqué avec nous.»

Pour sa part, Habib Mosaheb, vieux routier des médias, s'estime flatté de l'aveu de Pravind Jugnauth sur la presse : «Si le Premier ministre, qui est aussi ministre de l'Intérieur, de la défense, de la sécurité nationale, et qui a des radars partout qui lui permettent de tout savoir, si lui pense que c'est la presse qui est son ennemi principal, nous, journalistes, devrions en être flattés. S'il avait dit le contraire, il y aurait un problème très grave dans notre démocratie.»

Habib Mosaheb s'empresse toutefois de se poser des questions : «Si tel est le cas, que compte faire le gouvernement ? Qu'a-t-il en tête ? Traitera-t-il la presse comme il traite l'opposition au Parlement à travers son speaker ? C'est-à-dire en nous bâillonnant ?» Et si l'opposition est passée au second plan pour le PM, est-ce parce que cette dernière ne fait pas toutes les révélations qu'il faut ? Selon lui, «la presse est bien-sûr celle qui peut et qui a pu rendre publics le plus de scandales, quitte à subir des boycotts et harcèlements du gouvernement.» C'est pourquoi Habib Mosaheb s'attend à ce que le prochain gouvernement, quel qu'il soit, prenne l'engagement formel et clair qu'une fois au pouvoir, il fera disparaître toutes ces lois anti-presse, comme l'IBA Act, et ne boycottera pas un titre de presse parce que celui-ci a critiqué le gouvernement. Habib Mosaheb affirme sa totale solidarité avec le journal l'express. «Je pense que tous les journalistes, peu importe s'ils travaillent dans des titres concurrents, ont le devoir de montrer leur solidarité avec les confrères qui se retrouvent attaqués par le pouvoir même si c'est par personnes interposées. Je pense ici à Nad Sivaramen en particulier.»

Contre-pouvoir

Le leader de l'opposition, Xavier-Luc Duval, qui travaille étroitement avec la presse sur plusieurs dossiers d'intérêt national, observe surtout qu' «en général, le gouvernement a démontré au fil du temps que les personnes indépendantes sont ses ennemies. Depuis des années, il procède ainsi à la mise sous tutelle de toutes les institutions de l'État, et il n'y a qu'une poignée de personnes qui résistent encore, notamment le Directeur des poursuites publiques et la presse». Selon l'avocat Richard Rault, «Pravind Jugnauth a dû sentir, après les événements du 15 janvier, que son gouvernement est dans l'incapacité de prendre de bonnes décisions. Il y a une grogne générale dirigée contre son gouvernement. Cela permet au Premier ministre de prendre conscience de la situation actuelle, loin de la propagande de la MBC, et il lui faut ainsi donner à ses partisans un adversaire facile, qui est la presse indépendante. Son intervention à Le Hochet a un parfum de fin de règne. Pravind Jugnauth tente de rassembler ses troupes en désignant simplement un adversaire (la presse).»

Le député du MMM, Rajesh Bhagwan abonde du reste dans le même sens : «Pravind Jugnauth est allergique à la presse, parce que cette dernière dénonce la corruption, l'incompétence, l'injustice et les abus du pouvoir et ceux de la police. La presse relaie quotidiennement la colère de la population vis-à-vis du régime. Cela rend nerveux le Premier ministre, qui selon moi, dispose aussi d'informations de son service de renseignements qu'il est impopulaire.»

L'opposant Arvin Boolell pense que le gouvernement est profondément anti-liberté d'expression et qu'il souhaite transformer tous les médias en la pudibonde MBC. «La presse est le reflet du sentiment de la population et elle rapporte ce que ressent la population. Je rappelle que même dans le passé, celui qui a attaqué à la presse a eu un prix à payer. Si Pravind Jugnauth s'attaque à la presse, c'est parce qu'il est en chute libre et il en trouve une cible. C'est la fin de son règne et il trouve un bouc émissaire en la presse.»

Quant à Nawaaz Noorbux, directeur de l'information à Radio Plus, il tire une certaine satisfaction de l'aveu de Pravind Jugnauth à Terre-Rouge : «Je prends cette déclaration comme un compliment. Donc, pour moi, la presse est crédible et a une influence sur la population.»

Le Senior Counsel et nouveau président du Bar Council, Robin Ramburn, ne passe pas par quatre chemins pour rappeler les droits constitutionnels de la presse. «Il faut tenir compte qu'il y a liberté de la presse et elle est libre. Il faut respecter son opinion. Le Premier ministre a son opinion sur la presse, alors il a le droit à cette opinion, tout comme la presse a le droit à la sienne.»

Murvin Beetun, journaliste-animateur en freelance déclare, pour sa part : «Le PM reste fidèle à lui-même. Il a fait cette déclaration dans une réunion privée en pensant que cela n'allait pas sortir. Ironique, lorsqu'il parle souvent de lâcheté lui-même. S'il fallait encore une preuve de l'importance de la presse, c'est justement l'article qui a informé le public de ce qui s'est dit lors de cette rencontre.» Il ajoute : «La presse, à quelques exceptions près, est le porte-voix de l'opinion publique. Est-ce que le PM a voulu dire, de ce fait, que son adversaire est le public ? Cependant, cela n'a rien d'étonnant. Souvenez-vous de l'affaire Bet 365, qui a ébranlé le gouvernement car trois journalistes ont dénoncé la corruption. Cette bataille contre les malversations ont fait des journalistes des adversaires du gouvernement. Cela en dit long. Puis, il y a eu Angus Road...»

Pour le sociologue Malenn Oodiah, «le Premier ministre va utiliser à fond les armes dont il dispose dans son arsenal de guerre électorale, dont la division communale et l'instrumentalisation de la religion avec le soutien des partisans de N. Modi et du BJP à Maurice. Les réactions sur les réseaux sociaux sur l'édito de Nad Sivaramen dans l'express en sont la preuve. Pravind Jugnauth n'a-t-il pas fait une déclaration de guerre : 'Mo pa per lopozision, mo adverser se lapres!' Il ne parle sûrement pas de la MBC qu'il instrumentalise et des médias qui lui sont acquis. Il va continuer à menacer la presse et les journalistes qui ne font que leur métier...»

Boycott publicitaire : (7 mai 2013)

Le combat de l'express contre l'État pour mettre fin au boycott publicitaire a commencé en 2009. Nos hommes de loi ont déposé une plainte contre le ministre de la Justice, représentant du bras exécutif de l'État, réclamant Rs 14 666 666. Avec le boycott publicitaire de l'État qui perdure, notre argument devant la Cour suprême était le suivant : à cause du contenu éditorial de notre journal, le gouvernement a considérablement réduit notre part légitime de publicité gouvernementale. Le 6 août 2012, dans un accord devant la Cour suprême, l'État est venu apposer sa signature pour reconnaître que l'express, eu égard à son taux de lectorat (inébranlable malgré tout !), avait une «legitimate expectation» d'avoir une «fair share» de la publicité gouvernementale sur une base régulière. De plus, l'accord stipule que «the use by any Government of its powers over the placement of public advertising as a means to interfere with media content would infringe the Declaration of Principles on Freedom of Expression in Africa (...)»

Le 15 novembre 2012, nos hommes de loi ont adressé une lettre à l'Attorney General lui demandant de respecter son engagement vis-à-vis de La Sentinelle, sinon nous serions obligés de saisir, à nouveau, la justice pour que nos droits soient enfin respectés. Mais cette lettre est restée morte, sans réponse. Ce qui nous amène à la «Notice Mise en Demeure», servie le 5 décembre 2012, rappelant les préjudices que nous causait le non-respect de l'accord du 6 août 2012. Ici aussi, fin de non-recevoir.Ayant épuisé toutes les cartouches de bonne foi imaginables, La Sentinelle revient avec un procès contre l'État.

Notre ligne éditoriale n'a jamais changé face au gouvernement du jour, indépendamment du régime en place : nous critiquerons ce qui est critiquable et encouragerons ce qui assure le progrès du pays.

De par son histoire, vieille de 60 ans, La Sentinelle entend rester un groupe de presse indépendant, autonome financièrement et libre journalistiquement. Nous avons toujours résisté aux malheureuses tentatives de déstabilisation de la presse libre. Nous avons heureusement les moyens de nous défendre et nous croyons en la justice mauricienne.

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