Inédit, coup de théâtre, coup d'Etat constitutionnel, inacceptable... la presse, les opposants, les observateurs de la scène politique sénégalaise ne tarissent pas d'exclamations pour exprimer leur étonnement du report sine die de l'élection présidentielle dans le pays.
En effet, dans un message radio-télévisé samedi dernier, le président Macky Sall a déclaré avoir signé ce jour-là un décret qui annule celui du 26 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pour l'élection présidentielle, le 25 février 2024. C'était à quelques heures de l'ouverture de la campagne électorale pendant laquelle 20 candidats devraient espérer séduire les 4 millions d'électeurs pour composter leur billet d'accès au palais de la République. Ils vont cependant devoir ranger discours, posters et autres gadgets publicitaires ou de marketing et ronger leur frein en attendant les nouvelles échéances.
Pourquoi ce report à la dernière minute ? Officiellement, selon la déclaration de Macky Sall, c'est pour "engager un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d'une élection libre, transparente et inclusive". Il a été saisi à cet effet par le Parlement, au nom de l'article 39 de la Constitution, pour des présomptions de corruption de 2 juges du Conseil constitutionnel dans la validation des dossiers de candidature à la présidentielle.
De fait, une soixantaine de ces dossiers ont été rejetés, excluant des starting-blocks de la course au fauteuil présidentiel 2 opposants emblématiques : Ousmane Sonko et Karim Wade. Mais, contre toute attente, la candidature de Bassirou Diomaye Faye, l'un des lieutenants d'Ousmane Sonko, emprisonné lui aussi pour complicité de trouble à l'ordre public et d'appel à la rébellion, a été retenue.
Ces recalés de la présidentielle ou ces admis à problèmes, avec en amont plusieurs décisions de justice querellées, y compris par des émeutes qui ont fait plusieurs morts, notamment lors de l'interpellation et de l'emprisonnement d'Ousmane Sonko, sont un signal fort que le climat socio-politique sénégalais n'est pas des plus sereins. Quand s'y ajoutent des confusions sur le fichier électoral et autour du système de parrainage pour être candidat, on comprend la volonté du président Macky Sall d'éviter à son pays une exacerbation de la crise lancinante depuis mars 2021 avec une pique en juin 2023.
Ce que l'on comprend, moins c'est le temps mis par Macky Sall pour enfoncer cette porte ouverte d'un Sénégal, réputé vitrine de la démocratie en Afrique, qui bégaie depuis plus de 2 ans dans le dialogue politique, l'instrumentalisation du pouvoir judiciaire et l'organisation de l'élection présidentielle. Ce timing suspect dans le report de la présidentielle ressemble vraisemblablement à un micmac politicien entretenu par le président sortant pour se donner un "lenga" sur son mandat. C'est comme s'il avait accepté de ne pas briguer un 3e mandat à contre coeur et qu'il surfait sur les contradictions politiques, les décisions de justice querellées, le conflit entre le Parlement et le Conseil constitutionnel pour prolonger son bail à la présidence de la république.
Une prolongation indue par un report de l'élection présidentielle. Pourtant le même Macky Sall avait refusé et farouchement combattu en 2011 et 2012 toute idée dans ce sens quand il était dans l'opposition. Ce qu'il avait qualifiée de " fiction inacceptable", il veut en faire une réalité en 2024. Y parviendra-t-il ? On attend de voir, non sans appréhensions, comme celle exprimée par la CEDEAO et les Etats-Unis, qui appellent à fixer rapidement une nouvelle date de la présidentielle. Cependant, le manque de condamnation énergique de ce report et les divisions de l'opposition sénégalaise pourraient faire passer ce bonus sur mandat présidentiel comme une lettre à la poste.
Mais attention ! Sitôt l'annonce faite, des manifestations contre ce que certains qualifient de troisième mandat déguisé ont éclaté à Dakar et dans d'autres villes du pays. Des protestations réprimées qui risquent de plonger de nouveau le Sénégal dans un cycle de violence-répression comme au temps des affaires judiciaires contre Ousmane Sonko.
Alors, si Macky Sall verrouille et traite avec succès son "lenga" de bail au palais de la République, sous nos tropiques, entre 3e mandat indu, coups d'Etat civils, coups d'Etat militaires, reports calculés des élections, les peuples s'interrogeront, avec raison : à quelle démocratie se vouer ?
"Lenga" : expression en mooré qui peut se traduire par "un plus", un "bonus"