Le Sénégal se trouve actuellement immergé dans une réalité qui lui est étrangère. L'ajournement indéfini de l'élection présidentielle prévue pour le 25 février 2024 intensifie une crise de confiance déjà palpable entre une part significative de la population et les dirigeants de la nation, notamment le président Macky Sall.
Macky Sall diffère les élections, prétextant une crise dont il omet délibérément de préciser la nature, empêchant ainsi une compréhension claire de ses implications et de sa portée. Il évoque d'abord un « affrontement ouvert entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel », puis mentionne une « controverse autour de la double nationalité d'une candidate », avant de décrire la situation comme étant de « conditions ambiguës ».
Sur ce fond contextuel, il justifie le report des élections, arguant que l'Assemblée nationale a proposé une « loi constitutionnelle à suivre en procédure d'urgence ».
Trois termes décrivent la situation : Conflit, Controverse, et Conditions ambiguës. Comment est-il envisageable de suspendre l'ordre électoral, l'ordre républicain, et l'ordre constitutionnel sur des bases aussi peu pertinentes et convaincantes ?
Aux États-Unis, malgré plus de 620.000 décès en quatre ans, de 1861 à 1865, durant la guerre civile - un bilan supérieur aux pertes cumulées lors de multiples conflits historiques -, les scrutins se sont tenus à la date prévue. Le 8 novembre 1864, en pleine guerre, les citoyens américains ont voté, réélisant Abraham Lincoln.
Même en temps de crise sanitaire, comme lors de la pandémie de grippe espagnole en 1918 qui a fait 615.000 victimes, les États-Unis n'ont pas reporté leurs élections. Le 5 novembre 1918, les citoyens ont été appelés aux urnes, conformément à la tradition des élections fédérales tenues le premier mardi suivant le premier lundi de novembre.
Par ailleurs, selon les propres termes du président Macky Sall, la stabilité nationale n'est pas en jeu. Qu'il estime que le pays « ne peut se permettre une nouvelle crise » relève de son plein droit, mais rien n'indique, à la date du 3 février 2024, l'existence ou la potentialité d'une crise susceptible de déstabiliser le pays et de menacer la cohésion sociale.
Au contraire, la majorité des candidats se montraient prêts pour une campagne électorale dynamique. Cependant, il est de notoriété publique que le camp présidentiel était, à cette date, empêtré dans des conflits internes si profonds que les ponts d'alliance et de collaboration entre Macky Sall et Amadou Ba, son Premier ministre et candidat désigné, étaient rompus. Depuis une semaine, les spéculations abondaient sur le conflit ouvert entre les deux hommes et ses répercussions sur l'élection.
En vérité, une analyse plus approfondie des rapports de cause à effet suggère une inversion de la logique apparente. La stratégie de Macky Sall, axée sur la survie politique et incarnée par la devise « Tout sauf Sonko », a engendré une situation bien plus périlleuse pour le pouvoir avec la validation inattendue par le Conseil constitutionnel de la candidature de Bassirou Diomaye Faye, numéro deux du parti dissous de Sonko. Ce retournement de situation, totalement imprévu, transforme la stratégie du « Tout sauf Sonko » en une réalité impensable pour Macky Sall, aboutissant à une élection « Sans Sonko mais avec Diomaye ».
Au-delà de la crainte des divergences idéologiques et philosophiques entre Macky Sall et Diomaye Faye, il est rapidement devenu évident que le remplaçant de Sonko, bénéficiant non seulement du soutien des membres et sympathisants de Pastef, jouissait également d'une sympathie due à sa condition de victime, surtout en tant que prisonnier politique détenu sous des accusations discutables dans un contexte démocratique ou d'État de droit.
Cependant, la situation se complique davantage pour Macky Sall et ses alliés face à la prise de conscience que depuis sa cellule, le candidat acquiert un avantage supplémentaire, celui d'éviter des erreurs politiques lors d'une campagne électorale. La détention devient ainsi un atout politique majeur pour le remplaçant d'Ousmane Sonko.
Il est devenu manifestement clair au sommet de l'État que la stratégie du « Tout sauf Sonko » a engendré, involontairement, une menace encore plus grande pour Macky Sall et ses alliés. Il devient essentiel de trouver une solution. Face à l'irréversibilité des décisions du Conseil constitutionnel, la seule option restante pour Macky Sall est de reporter les élections afin de neutraliser la candidature de Diomaye Faye.
Quelle démarche adopter ? Guidé par un instinct de préservation, c'est ici que se révèle une partie importante de l'objectif politique qui sous-tend la décision du report. Plusieurs sources proches de Macky Sall indiquent que celui-ci considère que son candidat est pour le moins inapte à affronter Diomaye Faye ou encore Khalifa Sall, leader de la coalition Taxawu Senegal dans cette élection. C'est ainsi qu'il devient aisé d'utiliser Amadou Ba comme bouc émissaire pour provoquer une crise au sommet de l'État, justifiant ainsi l'ajournement de l'élection présidentielle.
Pour arriver à ce résultat, une crise est fabriquée artificiellement, exacerbée créant les conditions d'une instabilité au sommet de l'État et pouvoir ainsi justifier un ajournement du rendez-vous électoral le plus important du pays.
Pour couronner le tout, Macky Sall se voit confronté à deux possibilités imprévues, celles liées à la double nationalité de Karim Wade et de Rose Wardini. Ces nouvelles circonstances offrent des justifications semblant plus pertinentes, plus crédibles et plus aisées à avancer pour parvenir au but visé, comparées à celle d'un « lynchage planifié du candidat de la coalition présidentielle », selon les mots d'un proche d'Amadou Ba. Il a judicieusement ajouté : « Parfois, même dans les méandres, les étoiles s'alignent ».
Le maintien des élections présidentielles à leurs dates prévues est un pilier fondamental de la démocratie et de la stabilité politique dans n'importe quel pays. Ce n'est pas principalement une question juridique ou de droit mais bien plus une question politique et de gouvernance. Les raisons pour lesquelles les élections présidentielles ne devraient jamais être reportées sont multiples et d'au moins cinq ordres :
Précédent dangereux : Le report d'une élection peut créer un précédent dangereux, permettant à des gouvernements de futurs reports sous des prétextes non justifiés. Cela peut ouvrir la porte à des abus de pouvoir et à l'érosion des institutions démocratiques.
Légitimité du pouvoir : La légitimité des dirigeants élus repose sur le respect du calendrier électoral. Tout retard jette un doute sur la légitimité du pouvoir en place et alimente des tensions politiques, des contestations, voire des conflits.
Respect des principes démocratiques : Les élections sont le fondement de la démocratie représentative. Elles permettent aux citoyens d'exprimer leur volonté et de choisir leurs dirigeants. Reporter une élection est une atteinte aux droits démocratiques fondamentaux et une violation de la confiance du public envers ses institutions.
Gestion des crises : Bien que des circonstances exceptionnelles (catastrophes naturelles, crises sanitaires) puissent présenter des défis logistiques, l'histoire a montré que les élections peuvent être adaptées plutôt que reportées. Des mesures appropriées ou l'ajustement des procédures de vote peuvent permettre la tenue d'élections même dans des contextes difficiles.
Prévisibilité et stabilité : Un calendrier électoral constant et prévisible contribue à la stabilité politique et économique. Les investisseurs, les partenaires internationaux et les citoyens eux-mêmes s'appuient sur cette régularité pour planifier leur avenir.
En somme, la décision de reporter, en réalité d'annuler les élections, prise par le président Macky Sall, ce 3 février 2024, s'apparente à une plongée dans l'inexploré qui expose le Sénégal à des turbulences extrêmes, dangereuses et indésirables.
René Lake, journaliste et analyste politique à Washington