Sénégal: Report de la présidentielle sénégalaise - «Je n'ai pas de mots pour qualifier ça», dit l'ex-ministre Abdou Latif Coulibaly

interview

Au Sénégal, le 3 février 2024, le président Macky Sall a annoncé le report sine die de la présidentielle prévue le 25 février suivant. Une annonce choc qui a provoqué dans la foulée la démission d'Abdou Latif Coulibaly pourtant soutien politique du chef de l'État. Au micro de Nathalie Amar, le désormais ex-ministre Secrétaire général du gouvernement du Sénégal, explique cette décision. Entretien.

RFI : Abdou Latif Coulibaly, jusqu'à samedi vous étiez ministre, Secrétaire général du gouvernement du Sénégal. Vous avez accompagné Macky Sall depuis le début, depuis 2012, en tant que ministre de la Culture, de la Promotion de la Bonne gouvernance, en tant que porte-parole aussi. Mais après l'allocution du président annonçant le report à une date encore inconnue de la présidentielle qui était prévue le 25 février, vous avez décidé de démissionner. Pourquoi cette décision ?

Abdou Latif Coulibaly : J'ai décidé de partir, de quitter le gouvernement. Je l'ai annoncé au président de la République immédiatement après son discours. J'ai décidé de partir parce que j'ai envie de retrouver toute ma liberté. Ma liberté de pouvoir exprimer mes opinions, de pouvoir également dire ce que je pense par rapport à ce qui se déroule aujourd'hui dans mon pays, parce que je considère qu'il y a des moments de l'histoire où on ne doit pas se taire, où on ne doit pas respecter la solidarité gouvernementale au point d'être complètement en-dehors.

Cette décision de report, pour vous, c'était l'entorse de trop, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ?

Tout à fait. Parce que je me suis dit, le président de la République n'avait pas le pouvoir de le faire, l'Assemblée nationale encore moins, et la raison est très simple : en 2016, nous avons parcouru le Sénégal et le président Macky Sall avait raison de procéder à la réforme de la Constitution pour faire en sorte que le mandat du président de la République dans sa durée, comme dans le nombre de mandats, soit érigé en un principe intangible : la loi est sublimée pour faire en sorte que le mandat ait le même caractère et la même nature juridique que l'intangibilité du caractère républicain de l'État sénégalais. Et nous étions d'accord avec lui, et c'était bien de la faire. Et aujourd'hui lui-même décide de renoncer à tout ça.

Pour vous, il s'est déjugé ? Il a trahi ses engagements ? Lui, il s'appuie malgré tout sur un article de la Constitution qui dit que le président peut rester en place jusqu'à l'arrivée au pouvoir de son successeur. Chacun trouve dans cette Constitution des arguments justifiant sa position. Vous le contestez ?

Ce n'est pas que je conteste... Je constate simplement que nous avons rejeté tout ce que nous avons dit et tout ce dans quoi nous avions engagé les Sénégalais en 2016. Le président lui-même disait en 2012, quand le président Obasanjo [ex-chef d'État du Nigeria, NDLR] venu comme observateur avait suggéré l'idée de reporter l'élection de 2012, lui-même disait qu'il n'est pas envisageable ni même possible que le président de la République, lui-même, puisse augmenter d'une journée son mandat.

Est-ce qu'il y a d'après vous une visée politique à ce report, au-delà de la question sur la légitimité, le droit ou non de Macky Sall à décider de ce report, est-ce qu'il y a une visée politique alors que la campagne du Premier ministre Amadou Ba semble avoir du mal à décoller ?

C'est vous qui avez dit que la campagne semble avoir du mal à décoller. C'est un jugement que vous avez porté. Vous n'avez pas vu les sondages qui sont faits au Sénégal. Moi j'en ai vu, j'en ai vu de mes propres yeux. Croyez-moi quand je vous le dis. Ce jugement que vous avez porté n'est pas exact. Deuxièmement, ce n'est pas parce que la campagne d'Amadou Ba a du mal à décoller qu'il fallait en conclure qu'il faut annuler l'élection de février, ce n'est pas imaginable. Lui-même, Macky Sall en 2012, il avait moins de 27% des suffrages. On aurait pu dire que sa campagne décollait mal. Abdoulaye Wade en est sorti avec moins de 40 et quelques pourcents, sa campagne n'avançait pas. Pour autant, Abdoulaye Wade n'avait pas décidé de supprimer l'élection. Il a laissé les Sénégalais juger.

Comment est-ce que vous qualifiez ce qui se passe aujourd'hui ? Vous parlez de dérive autoritaire ? De coup d'État constitutionnel ? De recul de la démocratie ? Quels sont les mots qu'on peut mettre derrière ce qui se passe aujourd'hui ?

Je n'ai pas de mots pour qualifier ça, ça me dépasse totalement, c'est la raison pour laquelle je suis parti. Si j'avais des mots pour qualifier ce qui se passe... Et la chance, c'est qu'il m'a fait l'amabilité de m'écouter, je lui ai expliqué mon point de vue. Je suis un citoyen sénégalais, j'ai toujours dit qu'il y avait deux choses qui étaient essentielles et sacrées pour moi : l'État et la République. C'est en la République que nous croyons, c'est avec elle que nous sommes forts, sans elle nous sommes affaiblis. Personne n'a le droit d'affaiblir la République. Ce qui se passe est qu'on affaiblit la République.

Vous aviez alerté le président Macky Sall sur les risques de décider d'un tel report. Vous n'avez donc pas été entendu. L'Assemblée nationale va se pencher sur le report aujourd'hui, le projet propose 6 mois. Quelles sont - pour autant que vous le sachiez - les intentions de Macky Sall ? Faire durer cette transition jusqu'à quand ?

Justement, je ne peux pas comprendre ses intentions. Parce que ce report n'est pas un avantage pour lui et ce en rien du tout... Peut-être satisfaire quelque part une demande que je ne réalise pas, dont je ne vois pas l'objectif final. Peut-être est-ce simplement que quand on exerce le pouvoir on croit que tout est possible. Et tout ce qu'on pense devoir faire, on le fait. Oui, mais dans la seule mesure où ça va dans un sens qui se déroule dans le sens de l'histoire que nous voulons pour notre pays. En 2023, le 3 juillet, avec une lucidité remarquable, le président se présente aux Sénégalais et leur dit : je ne serai pas candidat, même si la loi m'en donne le droit. À mon avis il aurait été préférable, s'il voulait rester au pouvoir, de s'engager comme Abdoulaye Wade l'avait fait, d'avoir à faire face à des contestations, ce qui aurait été normal. Il s'est présenté au suffrage des Sénégalais : s'il gagne, il est président de la République, s'il ne gagne pas, eh bien il fait comme Abdoulaye Wade avait fait.

Mais Macky Sall aujourd'hui dit qu'il ne sera pas plus candidat après ce report qu'avant, qu'il laissera de toute façon la place...

Mais c'est encore pire, le dire, le savoir, et de faire ce qu'il a fait. C'est encore pire ! Pourquoi ? Parce que s'il était candidat, il aurait lui-même participé au cours de l'histoire. Mais, cette fois-ci, il arrête l'histoire. Même momentanément, il l'arrête. Et tout le monde est concerné. S'il se présentait et assumait sa volonté de le faire, il aurait été contesté mais il se serait présenté au suffrage des Sénégalais, les Sénégalais auraient dit oui ou non. Et là, c'est lui-même qui décide du sort global du pays.

A-t-il pu conclure un accord avec le Parti démocratique sénégalais de Karim Wade pour un report du scrutin ? Parce que c'est étonnant de voir le président de la république mettre ainsi les institutions en danger pour voler au secours d'un opposant et lui permettre éventuellement de se présenter finalement.

Un accord écrit, je ne sais pas, mais un accord sur la démarche et la procédure, c'est évident. La majorité a voté, avec le PDS. Le PDS qui accuse d'ailleurs de façon très grave le Premier ministre d'avoir corrompu des magistrats, et ça, c'est écrit noir sur blanc. Le Premier ministre de la République avec qui on siège au conseil des ministres, avec qui on n'a pas rompu, la majorité l'a accusé comme ça. Il n'est pas devant une haute cour, qui n'existe d'ailleurs plus au Sénégal. Il n'est pas jugé. Et voilà aujourd'hui qu'on le jette en pâture et qu'on jette toute une majorité en pâture.

Abdou Latif Coulibaly, je précise d'ailleurs que vous êtes le frère d'un des magistrats du Conseil constitutionnel dont l'intégrité a été mise en cause. Dernière question sur l'avenir, Le dialogue national ouvert qu'a promis Macky Sall, est-il possible d'après vous ? Ou s'achemine-t-on vers un cycle de violence ?

Je dois préciser, et c'est un prétexte tendancieux, cette histoire de corruption. Pourquoi ? Je suis un élu à l'intérieur du pays. Au moment où je vous parle, je suis dans ma base électorale, ma circonscription, j'ai fait tout le département, qui est ma circonscription. Aucun acte de préparation à cette élection n'a été engagé. Or, au Sénégal, nous avons l'habitude, pendant trois mois, de procéder aux préparatifs de cette élection-là, à l'information des électeurs, au pré-positionnement du matériel. Rien n'a été fait, et ça devait se faire bien avant que le Conseil constitutionnel ne se réunisse, ils ne l'ont pas fait.

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