Afrique de l'Ouest: Macky Sall remet en cause les fondements démocratiques du Sénégal

analyse

Le président sénégalais Macky Sall a annoncé début février le report sine die de l'élection présidentielle, initialement prévue pour le 25 février. Cette annonce a suscité des craintes quant à d'éventuelles manifestations populaires, une répression violente. Des inquiétudes subsistent aussi sur la mutation du président précédemment démocratique en leader autoritaire, voire sur un éventuel nouveau coup d'État en Afrique de l'Ouest.

La région a connu une série de coups d'État depuis 2020 : le Mali en août de la même année, suivi d'un deuxième en 2021. La Guinée a également connu un coup d'État cette année-là et le Burkina Faso un an plus tard. En juillet 2023, les militaires ont pris le contrôle du Niger.

Le Sénégal n'a jamais subi de coup d'État et a été considéré comme la démocratie la plus stable de la région.

Depuis l'indépendance en 1960, il a connu trois transitions pacifiques du pouvoir. D'abord en 1980, de Léopold Sédar Senghor à Abdou Diouf ; puis, en 2000, de Diouf à Abdoulaye Wade ; et enfin, en 2012, de Wade à Sall.

Dans la terminologie de la science politique, une démocratie n'est considérée comme consolidée qu'après une "double alternance". C'est le cas lorsqu'un parti d'opposition qui a accédé au pouvoir à l'issue d'élections démocratiques (la première alternance) cède lui-même le pouvoir à son opposition après avoir perdu des élections démocratiques (la deuxième alternance).

Je suis politologue et chercheur et je m'intéresse à la politique africaine et à la construction de la démocratie. En me basant sur mon expérience, je pense que le Sénégal est un cas exceptionnel en Afrique de l'Ouest.

Le pays a bénéficié d'une "triple alternance" au pouvoir par le biais d'élections démocratiques. Cependant, avant ces trois transitions démocratiques pacifiques, le pays a traversé des crises avec des présidents en exercice tentant de prolonger leur mandat au-delà des limites constitutionnelles.

Les fondements démocratiques du Sénégal semblent avoir été cimentées par le fait qu'aucun des présidents n'a réussi à prolonger son mandat de manière inconstitutionnelle.

Ce bilan devrait être pris en compte pour évaluer l'avenir d'un nouveau président.

Une démocratie modèle en Afrique de l'Ouest

Au cours des quatre dernières décennies, le Sénégal s'est fait connaître pour ses médias relativement indépendants et sa liberté d'expression. Tous les présidents sénégalais ont tous fini par quitter le pouvoir. Cela a contribué à faire des élections la seule possibilité d'accéder au pouvoir.

Le Sénégal est classé "partiellement libre" par Freedom House dans son rapport Freedom in the World 2023. Le think tank utilise un ensemble de critères tels que les droits politiques et les libertés civiles pour classer les pays en trois catégories : libres, partiellement libres et non libres. Le Sénégal obtient de bons scores dans certains domaines, comme la liberté académique et le droit des individus à pratiquer et à exprimer leur foi ou leur non-croyance en public. En revanche, il pèche dans d'autres domaines, comme les restrictions sur la liberté de réunion des citoyens et la dispersion violente de certaines manifestations.

Malgré la tenue d'élections régulières, chaque dirigeant a bien amorcé son mandat avant avant de tenter par la suite de rester au pouvoir plus longtemps que prévu.

Léopold Sédar Senghor est devenu le premier président du Sénégal après l'indépendance en 1960. Il est arrivé au pouvoir grâce à sa réputation d'intellectuel du mouvement de la "négritude", d'opposant démocratique au colonialisme français et de combattant de la liberté.

Mais, en 1963, 1968, 1973 et 1978, il a organisé des plébiscites présidentiels pour se maintenir au pouvoir.

Puis, en décembre 1980, après 22 ans de pouvoir, il décide de se retirer et de passer le relais à son successeur désigné, Abdou Diouf.

Abdou Diouf a eu la même tentation. Il s'est accroché à la présidence jusqu'à ce que des décennies d'opposition pacifique, démocratique et fondée sur des principes, menée par Abdoulaye Wade, le contraignent à accepter sa défaite lors des l'élection de 2000.

Après de longues années de lutte pour le pouvoir,Wade a été emprisonné et contraint de s'exiler à Paris. Il a ensuite pris la tête d'un mouvement populaire qui a renversé le Parti socialiste, longtemps resté au pouvoir, ainsi que M. Diouf.

Il a promis de mettre fin à la corruption inhérente au régime de parti unique. Mais vers la fin de son second mandat, en 2009, il a lui aussi commencé à imiter ses prédécesseurs. Wade a passé ses dernières années au pouvoir à essayer de remporter un troisième mandat. Lorsque cela n'a pas abouti, il a désigné son fils Karim Wade comme son successeur à la tête de son parti. Mais Karim Wade a été condamné pour enrichissement illicite et les voeux de son père n'ont pas été exaucés.

Macky Sall de l'Alliance pour la République est arrivé au pouvoir en 2012 en tant qu'homme politique intègre et anti-corruption. Mais lui aussi est tombé dans ces travers.

Après sa réélection en 2019, il a nommé un Premier ministre technocrate peu charismatique, Amadou Ba, comme numéro deux. Son ancienne Première ministre Aminata Touré dite Mimi (elle a été candidate à la présidence) est ainsi devenue son adversaire. Cela lui a également permis de s'assurer qu'il n'aurait pas à faire face à un Premier ministre devenant plus populaire que lui.

M. Sall souhaitait manifestement briguer un troisième mandat. Pourtant, il a renoncé à cette option en 2023 et a soutenu Amadou Ba comme candidat à sa succession.

Le dernier candidat de l'opposition en lice en 2023, après l'exclusion de Karim Wade, était Ousmane Sonko. Personnalité des réseaux sociaux, il est parfois surnommé le "Trump du Sénégal" en raison de ses déclarations choquantes, qui lui ont valu l'affection des jeunes Sénégalais.

Par exemple, il a déclaré que "ceux qui ont gouverné le Sénégal depuis le début méritent d'être fusillés".

Il convient également de noter un aspect plus sérieux concernant Sonko, qui, en tant qu'ancien inspecteur des impôts, a mené des enquêtes sur la corruption au sein du gouvernement de Sall. Il a écrit un livre sur la corruption dans les secteurs pétrolier et gazier au Sénégal, mettant en cause le gouvernement de Sall.

En 2023, des accusations d'agression sexuelle ont été portées contre lui et il a été poursuivi en justice. Cela l'a empêché de se présenter aux élections de 2024. Sonko a soutenu Bassirou Diomaye Faye pour le remplacer.

Ses partisans ont toujours soutenu que les accusations avaient été montées de toutes pièces en raison de son opposition au gouvernement Sall.

Sonko a été acquitté de l'accusation de viol mais condamné pour "corruption de la jeunesse". Les jeunes sont descendus dans la rue pour protester, qualifiant Sall de tyran. Ce dernier a eu recours à l'appareil répressif de l'État pour étouffer les protestations.

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Puis, le 4 février, alors que la campagne électorale était sur le point de commencer, M. Sall a annoncé, dans une démarche sans précédent, qu'il reportait l'élection pour une durée indéterminée, invoquant un différend au sujet de la liste des candidats.

Des affrontements ont éclaté entre les manifestants et la police à Dakar.

Les tensions ont continué à monter. Alors que les dirigeants et les partisans de l'opposition organisaient des manifestations, le gouvernement a imposé des restrictions sur l'accès à Internet.

Le 5 février, les parlementaires ont été invités à voter une loi reportant l'élection au 15 décembre 204. Un débat long et houleux s'en est suivi. Plusieurs députés de l'opposition ont été expulsés de force de l'hémicycle, tandis que la police a utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants rassemblés à l'extérieur du bâtiment du parlement.

Finalement, la décision de reporter le scrutin au mois de décembre a été adoptée en l'absence des députés de l'opposition. Un certain nombre d'entre eux ont été arrêtés.

Quelles suites ?

Selon moi, le Sénégal est une démocratie consolidée. Il a connu trois alternances démocratiques pacifiques du pouvoir d'un parti au pouvoir à l'opposition.

La situation actuelle n'est certainement pas favorable. Mais l'expérience passée suggère qu'un nouveau président pourrait encore prendre ses fonctions, qu'il soit issu du parti au pouvoir ou de l'opposition.

Professor of Political Science , American Graduate School in Paris (AGS)

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