Enseignant chercheur en Droit public à la Faculté des Sciences juridiques et politiques de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, Ndiogou Sarr se prononce sur le débat en cours portant sur le report de l'élection présidentielle décidé par le président de la République et cautionné par l'Assemblée nationale qui a voté une loi, lundi dernier. Dans cet entretien accordé à Sud quotidien et sudquotidien.sn, le spécialiste du droit constitutionnel donne son avis sur la conformité à la Constitution du décret signé par le président de la République reportant la présidentielle et la loi votée par l'Assemblée nationale portant dérogation à l'application de l'article 31 de la Constitution mais aussi la place du Conseil constitutionnel dans ce débat.
Que vous inspire ce décret que abroge celui portant convocation du corps électoral ?
Le président semble dire qu'il n'a pas fait de report. Il n'a pas prononcé le mot report. Parce que peut-être il avait connaissance que le report était impossible, il ne l'a pas prononcé. Il a dit qu'il a abrogé le décret qu'il avait pris convoquant le corps électoral. Est-ce que maintenant, on peut interpréter cette abrogation comme un report ? Certainement oui. Donc, c'est un report voilé mais sur les principes, il n'a pas reporté. Il a abrogé un acte qu'il avait pris. On n'est pas dans la logique constitutionnelle où le report était interdit.
On est dans une logique administrative parce que le président est une autorité administrative et une autorité administrative quand une question se pose à elle, elle se pose trois questions : Est-ce que j'ai la qualité pour agir ? Comment devrais-je agir et à quel moment ? Ces trois éléments sont fondamentaux pour la régularité et la légalité de l'acte qu'il va prendre. Sur le premier oui parce qu'il a les compétences et la qualité pour agir, c'est le président de la République.
Sur le deuxième élément également oui, il a qualité et compétences pour agir. La qualité, c'est qu'il est le président de la République. Il a compétence parce qu'il peut prendre un décret. Mais c'est concernant le 3e aspect relatif au moment. Ce n'est pas possible. Pourquoi ? Parce que la prise de ce décret qui devait convoquer le corps électoral est calculé par la Constitution. Elle l'a inscrit dans un timing qui devait prendre en compte la durée du mandat qu'on ne doit pas dépasser pour que l'élection puisse se dérouler avant que le président qui est en exercice, ne termine son mandat pour qu'on entre dans un mandat sans que le mandat soit prolongé.
En quoi sa décision d'abroger le décret portant convocation du corps électoral est en conflit avec la Constitution ?
Le décret qu'il avait pris pour convoquer le corps électoral est une exigence constitutionnelle qui devait donner corps à l'intangibilité de la durée du mandat du président de la République qui s'inscrit désormais dans les clauses déterminées. Le président devait se dire que si j'abroge cet acte, de facto, j'allonge la durée de mon mandat parce que quand on retire l'acte pris, on ne pourra plus organiser l'élection à la date indiquée. On va prendre une autre date. Dans ce cas-là, ça peut impacter sur la durée du mandat qui devait se terminer le 2 avril.
Ça, c'est le premier aspect. Le deuxième aspect, est qu'il s'est trompé parce qu'il a abrogé l'acte. Or, l'abrogation met fin aux effets futurs mais n'anéantit pas le calendrier. Et c'est pourquoi d'ailleurs ceux qui l'ont compris, ont dit aux partis politiques, « continuez votre campagne » pour montrer que sur le plan de la légalité, cette exigence constitutionnelle ne lui donnait pas la possibilité en ce moment précis d'abroger cet acte-là. L'abrogation, même si c'est un pouvoir du président de la République en tant que l'auteur de l'acte par le parallélisme des formes, aura des conséquences sur la durée du mandat qui est une clause intangible et d'éternité et on ne peut pas dire que oui, on n'a pas touché le mandat, on n'a touché l'acte qu'il a pris. Mais l'acte entraîne la violation du respect de la durée du mandat. Donc, l'acte est irrecevable en droit. Et vu les conséquences qu'il va entrainer, l'acte serait contraire à la Constitution.
Que vous inspire cette proposition de loi portant dérogation à l'article 31 de la Constitution adoptée par l'Assemblée nationale le 5 février dernier ?
Rien n'empêche que les députés proposent une loi constitutionnelle. Seulement, quand ils proposent une loi constitutionnelle, il faut demander l'avis du président de la République. Si le président dit non, ça ne passe pas. S'il dit oui, ça passe sauf s'il y a bras de fer. Mais dans ce cas d'espèce, le président a dit, « on m'a demandé mon avis mais j'ai pris acte » alors qu'il n'a pas à prendre acte. J'ai pris acte, ça veut dire donner mon avis. C'est une autorité. Maintenant, cette loi, elle portait sur quoi ? Elle portait sur la modification des dispositions de la Constitution notamment l'article 31. Que dit l'article 31 ? Il dit que l'élection présidentielle aura lieu entre 30 jours et 45 jours au maximum. Et les députés ont pensé qu'ils peuvent décaler les 30 et 45 jours.
Sur ce, ils n'ont pas violé la Constitution mais ils l'ont modifié. Mais, la conséquence de cette loi, c'est quoi ? Comme le décret que le président a abrogé, si on change cette disposition (article 31) pour déplacer le délai qui est imparti pour organiser l'élection, cela veut dire qu'on va choisir un autre délai qui va impacter sur la durée du mandat de 5 ans du président de la République en violation de la clause d'intangibilité, d'éternité qui encadre la durée de ce mandat.
Donc, vous voulez dire que cette modification pourrait faire sauter les clauses d'intangibilité et d'éternité du mandat?
La modification de l'article 31 de la Constitution par cette proposition de loi constitutionnelle va avoir une conséquence sur l'article 103 de la Constitution qui dit que « les clauses liées à la durée du mandat, au nombre de mandat et au mode d'élection du président de la République ne peuvent faire l'objet d'une révision ». On n'a pas dit que, c'est intangible seulement parce qu'on pouvait dire par voie référendaire, ce serait intangible comme par le passé. Mais, on a dit que ce n'est pas possible. C'est comme la forme républicaine de l'Etat. C'est-à-dire, ce sont des clauses intangibles et d'éternité qui vont survivre à toute réforme et à toute modification de la Constitution et qui vont disparaître quand il y a changement de Constitution. Finalement donc, on ne peut pas dire que cette proposition de loi porte sur un article dont la modification n'est pas interdite en oubliant que la conséquence de cette modification, c'est que ça va modifier des dispositions frappées du sceau de l'intangibilité et du caractère éternel.
Autre chose, ils ont fixé une date or comme vous le savez, « la Constitution ne contient pas de date ». C'est pourquoi la Constitution dit « l'élection présidentielle aura lieu les derniers dimanche du mois de de février » et l'article 31 de la Constitution dit « entre 30 jours au moins et 45 jours au plus ». En mettant la date du 15 décembre dans leur proposition de loi, ils ont violé la Constitution. Cette Loi va donc entrainer la désacralisation et l'insécurité juridique de notre Constitution pour la bonne et simple raison si ces dispositions qu'on a modifié passent, cela aura des conséquences sur ce qu'on ne peut pas toucher. Demain, qu'est-ce qui peut empêcher le président de la République de dire : « nous traversons une crise financière de trésorerie de haut niveau de l'Etat, on ne pourra plus organiser les élections. Donc, modifier l'article 31 pour dire que ce n'est plus le 15 décembre, maintenant c'est le 25 décembre 2025 ou 2026 ». Finalement, on aura anéanti tout ce qu'on fait et qui est le résultat d'un long processus démocratique.
Quel rôle le Conseil constitutionnel, en tant qu'institution chargée du contrôle de la constitutionnalité des lois, peut-il jouer dans cette situation ?
Le Conseil constitutionnel a une mission de garantir le respect de la Constitution mais aussi de pacification et de régulation de l'espace politique et social. Il n'est pas un organe juridictionnel au sens du terme. Il est une institution à la fois juridictionnelle mais politique. C'est pourquoi, il faut que, nous les juristes, on arrête de penser que la Constitution, c'est du droit et que nous sommes les seuls capables à l'interpréter et aller au Conseil constitutionnel. Non ! La Constitution renvoie plusieurs choses. C'est une philosophie. C'est un projet de société. Ce sont même des rapports d'existence dans une société et ça pour les comprendre, on peut être philosophe, anthropologue, tout parce qu'il faut voir les fondamentaux.
Sous ce rapport, le Conseil constitutionnel doit pouvoir se prononcer sur cette question pour donner suite à cela. Si on touche l'article 31, ça va violer la Constitution dans ses dispositions intangibles, le Conseil peut dire que la loi que vous avez proposée est une loi qui est anticonstitutionnelle. Ça c'est un. Quand il le déclare, la loi disparait. Mais ensuite le Conseil dira que « mes décisions sont irrévocables et j'ai déjà pris une décision ». Cela veut dire quoi ? J'ai arrêté la liste des candidats et j'ai fixé la date des élections. Il a le pouvoir de dire ça et l'affaire est terminée. Mais, si le Conseil dit, comme il a l'habitude de faire, « je suis incompétent pour contrôler cette loi parce que c'est une loi constitutionnelle. Ça, c'est une fuite en avant parce qu'on a touché à la sacralité de la Constitution. Le Conseil constitutionnel doit donc prendre ses responsabilités et se prononcer sur cette loi qui est manifestement contraire à la Constitution.
Comment le Conseil constitutionnel doit-il se prononcer sur cette loi ?
Le droit, c'est la procédure. Pour que le Conseil constitutionnel puisse se prononcer sur cette loi votée par l'Assemblée nationale, il faut qu'il soit d'abord saisi. Les députés qui sont contre cette loi, s'ils font un nombre égal au un dixième (1/10) de l'effectif de l'Assemblée nationale (17 députés), ils peuvent saisir le Conseil constitutionnel avant la promulgation de la Loi. Autrement, ils ont un délai de six jours (06) pour déposer leur recours pour inconstitutionnalité au plus tard aujourd'hui. Maintenant, s'ils ne le font pas, on y peut même si cela est dangereux puisque par le passé, on a des lois anticonstitutionnelles qui sont restées dans la Constitution, faute de majorité requise pour saisir le Conseil constitutionnel. Et c'est justement à cause de ces lois anticonstitutionnelles dans la Constitution qu'on a inventé l'exception d'inconstitutionnalité.
Les députés peuvent saisir le Conseil sur l'inconstitutionnalité de cette loi en évoquant non seulement la modification de l'article 31 qui fixe une date mais mieux en montrant que les conséquences immédiates et évidentes vont toucher les clauses d'éternité qui sont dans la constitution. Le président de la République est le gardien de la Constitution, il n'a pas à prendre des actes qui vont affaiblir la Constitution. Il devait s'empêcher de prendre un décret en sachant bien qu'au plan du droit, il va poser un problème de légalité sans parler les conséquences sur le plan constitutionnel.
Pourtant, votre collègue professeur, Ismaila Madior Fall, ministre des Affaires étrangères semble défendre le contraire en disant que cette loi est conforme à la Constitution
Il n'y a aucune interprétation possible sur le caractère inconstitutionnel de cette loi votée par l'Assemblée nationale. La preuve, vous n'avez entendu aucun juriste défendre le contraire sinon le ministre des Affaires étrangères. Je rappelle seulement que c'est lui qui a introduit la réforme qui dit que « le mandat du président de la République est de 5 ans. Nul ne peut faire plus de deux mandats successifs ». Cela dit, je pense qu'on doit éviter de semer la confusion dans la tête de nos étudiants qui nous lisent, écoutent et regardent. Il y a des choses qu'on ne peut pas dire et faire. Respectons le droit, respectons notre Constitution. En plus, le protocole de la Communauté économiques des États d'Afrique de l'ouest (Cedeao) dit, à six mois avant les élections, on ne touche à aucune disposition par rapport à l'organisation électorale.
Or, quand vous retirez le décret convoquant le collège électoral entrainant le report de l'élection, vous avez touché le dispositif électoral. D'ailleurs, c'est pourquoi après la première réaction timide, j'ai écrit à la Commission en disant que cette sortie est une farce qui est à l'origine de l'insécurité qui règne dans la région et au retrait de trois états importants dans l'instance communautaire. Et c'est ce qui explique le deuxième communiqué beaucoup plus ferme de l'instance communautaire.