Ile Maurice: Inquiétudes sur la justice populaire

11 Février 2024

La tendance à vouloir se faire justice soi-même semble prendre de l'essor à Maurice. La commission chargée de la réforme des lois appelle à la vigilance dans un récent rapport et réclame des sanctions plus sévères. Plusieurs intervenants ont commenté cet état de choses inquiétant. Nous avons sollicité Mes Erickson Mooneapillay, pénaliste et spécialiste des droits humains, et Rama Valayden, ancien Attorney General, ainsi que l'inspecteur Shiva Coothen du Police Press Office.

La justice populaire, telle une épée à double tranchant, est à la fois une expression de l'indignation collective et un reflet peut-être des failles du système judiciaire ou policier. La Law Reform Commission (LRC) dans son rapport en décembre 2023 tire la sonnette d'alarme pour expliquer qu'il y a une tendance croissante vers «cette forme de justice vigilante qui devient de plus en plus une réaction par défaut comblant un vide perçu laissé par les institutions juridiques formelles.» La LRC demande que soit examinée la législation existante à Maurice en ce qui concerne la justice populaire et propose que le Code pénal soit modifié afin d'y inclure une peine plus sévère pour des actes commis par une foule en tant qu'infraction grave et d'y insérer un nouvel article comme 223A avec le titre 'Violence par une foule' et 223B 'Violence par une foule avec des circonstances aggravantes'.

Pas plus tard que la semaine dernière, deux vidéos circulaient sur les réseaux sociaux. L'une montrait les images d'un individu accusé d'avoir volé des mangues se faisant attaquer par des chiens, l'autre était un homme accusé de vol brutalisé. Dans le passé, nous avons eu le cas d'Imran Hossenbaccus, un habitant de Vallée-Pitot de 53 ans lynché par un groupe d'individus. Victime d'un règlement de comptes, il aurait été lynché par un gang connu du quartier et il est décédé par la suite. Plusieurs arrestations avaient eu lieu. À Terre-Rouge en 2022, trois collégiens de 14 ans ont été agressés à cause d'une blague. Le propriétaire du deux-roues lui-même n'avait pas porté plainte mais les jeunes collégiens, qui avaient déplacé sa moto par plaisanterie, avaient été tabassés par un groupe hostile. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux.

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Me Rama Valayden : «Une colère collective s'est installée dans le pays depuis les inondations»

L'avocat et cadre de Linion Moris estime que présenter une Freedom of Information Act démontrerait qu'on est en phase avec le civil. «Les personnes n'ont plus confiance en la classe politique avec tous ces scandales que nous avons entendus, nous avons écrit notre version pour rendre le secteur transparent et qu'il ait un open government.» Il faut redonner confiance à la population, ajoute-t-il, pour qu'il n'y ait pas de justice populaire justement. «Je suis allé visiter des endroits où les familles ont été touchées par les récentes inondations, il y a une colère populaire. La fumigation n'a pas encore été faite dans plusieurs endroits. Comment calmer cette frustration qui enfle au sein du peuple ?»

L'homme de loi parle des caméras Safecity installées presque partout dans le pays. «Nous avons dépensé plusieurs millions dans la sécurité routière, combien de cas de dangerous driving sont notés par jour ? Quand il y a mort d'homme, c'est sûr que la famille des victimes sera en colère parce qu'il n'y a pas de sanctions prises à temps pour justement empêcher des excès de vitesse. De plus, il y a le mystère autour des images de Safecity dans la mort de Pravin Kanakiah ou l'accident de Marcelin Humbert qui n'ont rien donné.»

Il explique que les institutions ne marchent plus à Maurice. «On constate un système de corruption qui s'est installé dans ce pays à différentes échelles. Si je connais ce contact, il peut me faire embaucher. Si quelqu'un a une amende et a un contact policier, il peut lui supprimer cette amende. Si quelqu'un est arrêté et qu'il connaît ce policier, il risque de s'en tirer sans grande difficulté. Voilà comment la population perd confiance dans nos intuitions.» Il dira aussi que si des individus prennent la justice entre leurs mains pour faire leur propre justice ce n'est pas pour autant qu'ils s'en sortiront sans punition, la loi est appliquée pour eux aussi. «S'ils frappent jusqu'au point de tuer quelqu'un, ils commettent un meurtre.»

L'inspecteur Shiva Coothen : «Nous sommes dans un état de droit»

Le responsable du Police Press Office déclare, pour sa part, qu'un individu ne peut pas prendre la loi entre ses mains. «On ne devient pas justicier d'un jour, il faut comprendre qu'il y a les forces de l'ordre qui contrôlent tous les délits ou infractions commis par un individu. Je suggère que la personne au lieu de prendre la loi entre ses mains et de faire les choses comme bon lui semble, remette le suspect à la police afin que le nécessaire soit fait. Il ne faut pas penser que tout est permissible. Nous sommes dans un état de droit où il y a des lois qui réagissent notre société.»

Questions à... Me Erickson Mooneapillay, pénaliste et spécialiste des droits humains

Comment réagissez-vous aux récents cas de lynchage ?

En l'absence d'études sociales approfondies, on a la perception d'une justice populaire à Maurice. Le lynchage public et la justice expéditive ont malheureusement toujours existé. Ce qui est nouveau ce sont les réseaux sociaux et le partage des vidéos. Ce genre de phénomène pousse certains à reproduire les mêmes comportements et user de la violence gratuite. Ce comportement est dangereux puisqu'il ne permet pas à un suspect de plaider sa cause et on sait que trop souvent on est accusé à tort. D'autant plus que dans une société, c'est la police qui assure la sécurité du citoyen et de l'accusé. Je trouve désolant que des personnes mal avisées soutiennent ces actes de violence sur les réseaux sociaux. Pour moi, c'est de l'injustice populaire.

Les gens ne font-ils plus confiance à la police ?

C'est un fait ! Et la police doit maintenant redorer son blason et retrouver la confiance du public. C'est possible. Les récents évènements, même tragiques, ont mis en lumière des policiers qui ont risqué leur vie pour sauver celle des autres. La police doit se transformer en une police communautaire proche du public. Le policier est avant tout un fonctionnaire. Mais trop souvent il se comporte en militaire face au public. La police doit surtout être une police de proximité et répondre aux requêtes dans les plus brefs délais. Cela dit, c'est mal avisé de prendre la loi entre ses mains. On ne peut pas avoir des polices parallèles, milices ou autres justiciers autoproclamés dans une république digne de ce nom.

La population est-elle devenue plus impatiente ?

À tous les niveaux. Même les professionnels du droit sont impatients. Le stress, c'est le mal du siècle.

Y a-t-il une augmentation de la violence dans la société ?

Je vais vous étonner en vous disant que non et en citant le livre Factfulness de Hans Rosling. En 1990, 14,5 millions de délits étaient rapportés aux États-Unis contre 9,5 millions en 2016. Cette tendance descendante est généralisée à travers le monde. Sauf que dans les médias, il y a plus de mauvaises nouvelles que de bonnes ; et qu'à chaque fois qu'un crime atroce est commis, on a l'illusion que la situation se détériore.

Le rapport recommande des sanctions sévères pour dissuader ce type de comportement. Si une personne est ainsi tuée ou blessée, est-ce que les conséquences peuvent être graves et entraîner des poursuites pénales pour meurtre ou homicide volontaire ?

Les lois sont déjà très sévères à mon avis. Ce qui manque, c'est l'intervention des autorités. Il faut arrêter de se voiler la face et attendre que quelqu'un fasse une déclaration pour initier une enquête. Une fois mise en présence de ces agissements, la police doit intervenir et enquêter sur les actes de violence gratuite et arrêter les prévenus.

La légitime défense peut être évoquée dans un cas d'attaque immédiate et imminente. Cependant, est-ce important de noter qu'elle doit être proportionnelle à la menace et pas utilisée pour justifier une violence excessive ?

Absolument. Il est indéniable que la légitime défense peut être évoquée dans cette situation. Mais elle doit impérativement être proportionnelle. Sinon cette défense ne sera pas efficace et crédible en Cour. On ne se sert pas d'une massue pour ouvrir une noix de cajou. La défense doit aussi être imminente. Si on revient une heure après l'attaque pour prétendre se défendre, cela pourrait passer pour un acte de vengeance.

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