Afrique de l'Ouest: Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais - « Tant qu'un pays est sous domination extérieure, la démocratie ne peut être qu'une coquille vide »

12 Février 2024
interview

Ndongo Samba Sylla est un économiste sénégalais résidant à Dakar. Intellectuel prolixe, il est auteur de plusieurs ouvrages sur la Françafrique, le Franc CFA. Son dernier livre, coécrit avec la journaliste française Fanny Pigeaud, intitulé : « De la démocratie en Françafrique : une histoire de l'impérialisme électoral » est sorti le 18 janvier 2024. Dans son interview accordée au journal de tous les Burkinabè, Sidwaya, M. Sylla aborde, entre autres, sans langue de bois, l'impérialisme électoral sur le continent africain, la crise de la Françafrique, les causes du déficit démocratique sur le continent.

Sidwaya (S) : Avec Fanny Pigeaud, vous êtes coauteur d'un livre intitulé : « De la démocratie en Françafrique : une histoire de l'impérialisme électoral », sorti le 18 janvier 2024. De quoi est-il question dans cet ouvrage au titre évocateur ?

Ndongo Samba Sylla (N.S.S) : Fanny Pigeaud, journaliste française et moi avons précédemment écrit L'arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA. Dans cet ouvrage, nous montrons que le franc CFA est une monnaie contrôlée par le Trésor français qui peut s'en servir comme un instrument répressif et un obstacle au développement économique. Une fois que l'on dit cela, la question qui revient est : Pourquoi cette monnaie coloniale continue de circuler dans 14 pays africains ? La réponse est : parce que les dirigeants africains trouvent un intérêt à la maintenir. Mais, il faut aller plus loin que cela, en décrivant, si l'on peut s'exprimer ainsi, la « manufacture » des élites politiques en Afrique francophone. C'est une des motivations de De la Démocratie en Françafrique.

S : Dans l'ouvrage, vous parlez de « contre-histoire de la démocratie et des élections ». A quoi faites-vous allusion ?

N.S.S : Nous commençons ce livre en avertissant les lecteurs que le langage politique moderne tel que manié par l'Occident fonctionne comme une « arme de démolition » vis-à-vis des pays que ce dernier a conquis ou qu'il domine. Des concepts comme celui de « démocratie » sont manipulés à des fins hégémoniques. Le type de régime que nous appelons de nos jours « démocratie » avait d'autres noms au 19e siècle : gouvernement représentatif, aristocratie élective ou république. Mieux, le « gouvernement représentatif » avait été mis en place contre la « démocratie » qui, pendant 2000 ans, a signifié un régime politique dans lequel les citoyens pauvres font eux-mêmes les lois et les contrôlent.

Pendant cette longue période bimillénaire, la démocratie était associée au tirage au sort (des postes de délibération et de contrôle) tandis que les élections rimaient avec le gouvernement aristocratique voire le régime oligarchique. En effet, les mots élections et élite ont la même racine : les élections sont la procédure avec laquelle on met en place une élite. En principe, si on parle une langue qui fait sens, une élection ne peut être « démocratique ». Tel a été le consensus de l'Antiquité jusqu'au début du XIXe siècle, une période historique durant laquelle le mot démocratie était honni en Occident. Ce qui justifie par exemple son absence de l'actuelle Constitution américaine qui remonte à 1787 et de la plupart des documents révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle.

S : Mais comment la démocratie a réussi à refaire surface pour finir par s'imposer en Occident ?

N.S.S : A l'origine une insulte aristocratique, le mot démocratie fait l'objet de luttes âpres dès le milieu du XIXe siècle. Ce dont témoigne un auteur (Dr. Groddeck) en 1850 : « Le mot démocratie traversait toute l'Europe avec la rapidité de la tempête : on le trouvait tellement élastique que chaque parti l'inscrivait sur son drapeau. Les socialistes, les communistes, les républicains parlaient d'une république démocratique ; les royalistes d'une monarchie démocratique. On avait peu d'égard aux scrupules de la logique grammaticale. Aucun parti ne voulait se passer d'un mot nécessaire, dont cet engouement universel explique l'étonnante puissance. Les hommes du parti constitutionnel dont le mot souveraineté du peuple choquait les oreilles, mais qui ne voulaient pas abandonner leur part du gâteau, le traduisirent en anglais et mirent en avant le mot self-government, sans renoncer à leurs principes ».

C'est avec les deux guerres mondiales que l'Occident s'est emparé du concept de « démocratie » pour en faire le nom du bien absolu en politique mais aussi son patrimoine. En 1917, le démocrate Woodrow Wilson a justifié l'entrée en guerre des Etats-Unis au nom de la « démocratie », le premier épisode d'envergure de l'histoire de la propagande moderne selon l'intellectuel et le linguiste américain Noam Chomsky. Or, comme le rappelait l'historien Charles Beard dans son livre The Republic: conversations on fundamentals, il a fallu attendre 1905 pour qu'un président américain, pour la première fois, décrive les Etats-Unis comme une république « démocratique » dans un discours officiel.

S : Quelles sont les types d' « ingérences électorales contemporaines » dont Afrique est victime ou comment se manifeste cet impérialisme électoral ?

N.S.S : Dans notre livre, nous utilisons le concept de « droit impérial » avancé par James Tully. Ce philosophe canadien soutient que le développement de la « démocratie constitutionnelle en moderne » en Occident est allé de pair avec la mise en oeuvre du « droit impérial », c'est-à-dire, le droit que se donnent des pays européens réputés « civilisés » de conquérir et de dominer les territoires « non civilisés » mais aussi de leur imposer les formes constitutionnelles qu'ils jugent appropriés. L'« impérialisme électoral » est un aspect de ce « droit impérial ». Dans le cas de la France, nous montrons comment depuis la Révolution française (1789), avec les débuts du système représentatif, les élections ont été un instrument pour soutenir et légitimer l'Empire (les intérêts esclavagistes et coloniaux) à travers la création d'élites « indigènes » à son service.

S : De 1960 à 2023, pouvez-vous nous donner quelques exemples de processus électoraux en Afrique où cet impérialisme électoral s'est exprimé ?

N.S.S : Avant les indépendances, les processus électoraux ont été utilisés pour faire émerger des élites africaines souvent dociles qui aspiraient à une sorte de « communauté » avec la France plutôt qu'à l'indépendance. Comme l'a fait remarquer l'historien Joseph Ki-Zerbo, « La grande trouvaille des néo-colonisateurs fut d'octroyer l'indépendance aux politiciens qui un an auparavant, lors du Référendum de septembre 1958, avaient fait campagne contre cette même indépendance ». Dans la période 1960-1990, avec la Guerre froide, le « parti unique » était la forme constitutionnelle « adaptée » pour l'Afrique selon l'Occident et les élites du continent, quelles que furent leurs idéologies revendiquées, à des exceptions près.

Durant cette phase, en République centrafricaine, la France, dans un premier temps, a soutenu l'excentrique Bokassa qui a renversé David Dacko et fait exécuter le lieutenant-colonel Banza, un adversaire qu'il redoutait. Dans un second temps, la France a « réinstallé » David Dacko au pouvoir, sans passer par une élection, avec l'opération Barracuda que Jacques Foccart a rétrospectivement qualifiée de « dernière expédition coloniale » (sic) ! La manière dont la France a porté Alassane Ouattara au pouvoir par les armes, à la suite d'un scrutin validé par la « communauté internationale » est un épisode que nous analysons. Les exemples d'impérialisme électoral de 1800 à 2023 sont nombreux : ils occupent neuf des dix chapitres de notre livre.

S : Depuis le discours de La Baule, on a l'impression que la démocratie peine à atteindre un certain seuil de maturité, si elle ne marche pas à reculons ou en dents de scie ! Faut-il attribuer cette situation à l'impérialisme électoral ou y a-t-il d'autres facteurs explicatifs ?

N.S.S : Beaucoup d'analystes considèrent le discours prononcé par François Mitterrand au sommet de La Baule en 1990 comme le déclencheur des « transitions démocratiques » en Afrique (francophone). Nous allons à rebours de cette interprétation. Selon nous, Mitterrand a essayé de sauver les meubles pendant qu'il était encore temps. Face aux soulèvements des peuples contre les politiques d'austérité et contre les dirigeants alliés de la France, Mitterrand a cherché à désamorcer la crise en essayant de rénover le langage du droit impérial dans un contexte dominé par le néolibéralisme. D'ailleurs, il faut le souligner, l'agenda global de « promotion de la démocratie » avait été lancé dès 1982 par Ronald Reagan, soit huit ans avant « La Baule ».

S : En même temps que la France dénonce et condamne les ruptures démocratiques en Afrique francophone, elle adouberait certains coups d'Etat ou régimes démocratiques biaisés. Comment expliquez-vous cette double attitude de l'ancienne puissance colonisatrice ?

N.S.S : Cette politique de « deux poids, deux mesures » ne date pas d'aujourd'hui. Certains la qualifient d'« hypocrite ». Pour ma part, je préfère y voir une logique de puissance qui consiste à adouber les régimes clients (les dirigeants alliés) et à démoniser ceux (dirigeants dissidents) qui résistent.

S : Somme toute, on ne peut attribuer toute la responsabilité des insuffisances démocratiques en Afrique à la France ou à l'Occident. Les politiques, les citoyens du continent y ont également leur part de responsabilité...

N.S.S : Il existe un déficit démocratique partout à travers le monde, pas seulement en Afrique. Le caractère oligarchique des systèmes politiques en Occident est devenu flagrant : les inégalités économiques s'accroissent tandis que la plupart des « élus » sont ceux qui ont les plus gros budgets de campagne et qui ont l'appui des médias. Dans le cas de notre continent, le problème est que nous manquons de souveraineté politique entre autres. Le concept de démocratie est incompatible avec le statut de pays sous domination impérialiste. Mais la propagande ambiante voudrait faire croire que des pays qui utilisent encore le franc CFA qui ont des pouvoirs de décision limités sur leurs ressources et sur l'orientation de leurs politiques publiques, sont des démocraties. Simplement, parce qu'ils organisent des élections souvent cousues de fil blanc, « validées » par l'Occident. Ne nous-y trompons pas : tant qu'un pays est sous domination extérieure, la « démocratie » ne peut être qu'une coquille vide.

S : Y a-t-il une différence entre coup d'Etat constitutionnel et coup d'Etat militaire ?

N.S.S : Oui, bien entendu, il y a une différence de nature institutionnelle. L'un fait référence à un coup d'Etat, une violation des principes constitutionnels en vigueur par ceux qui sont arrivés au pouvoir par des moyens constitutionnels. L'autre fait référence à un coup d'Etat, une violation des principes constitutionnels en vigueur par ceux qui au regard de la loi ne devraient pas se retrouver à la tête de l'Etat. Si on devait utiliser un autre langage, on ferait la distinction entre le despote (un souverain au-dessus des lois) et un tyran (quelqu'un qui arrive au pouvoir par des moyens illégitimes). Rousseau disait : « le tyran peut ne pas être despote mais le despote est toujours tyran ».

S : Comprenez-vous cette attitude de la CEDEAO ou de certaines puissances ou organisations internationales, qui sont muettes sur les coups d'Etat constitutionnels et promptes à condamner les coups d'Etat militaires ?

N.S.S : En Afrique et chez la « communauté internationale », au regard des condamnations et sanctions contre certains putschs militaires, on peut dire qu'il y a une préférence pour le despotisme sur la tyrannie. Or, ce sont les coups d'Etat permanents contre les principes constitutionnels qui ont parfois conduit au renversement de gouvernements civils par des régimes militaires. J'ajouterais, comme nous le voyons tous, pour l'Occident et la « communauté internationale », il y a les bons coups d'Etat militaires et les mauvais. Tout est dans la nuance ! C'est vouloir faire avaler des couleuvres aux populations que de leur faire croire que ceux qui imposent des sanctions illégales, dont certaines dictées par la France à travers le système CFA, sont eux-mêmes soucieux de la légalité.

S : Les médias africains sont censés jouer un grand rôle dans le renforcement des processus démocratiques et la bonne gouvernance sur le continent. Sur ce terrain, jusque-là, la presse africaine a-t-elle pleinement joué sa partition ?

N.S.S : Les contradictions qui affectent nos sociétés n'épargnent pas la sphère des médias. Des médias professionnels, indépendants au niveau de leur ligne éditoriale et qui arrivent à travailler correctement sont une denrée rare en Afrique francophone. Quand ils ne sont pas captés par des logiques partisanes ou oligarchiques voire impérialistes, ils peuvent faire les frais de la répression des régimes en place, militaires comme civils. C'est devenu la croix et la bannière pour les journalistes qui veulent juste exercer leur métier.

S : Il y a une certaine dynamique en cours sur le continent, portée par la jeunesse qui est hostile à la Françafrique. Certains la qualifient de sentiment anti-français ou antipolitique française en Afrique. Mais on a l'impression que la France n'a pas encore pris la pleine mesure de cette réalité qui devrait l'amener à reconsidérer ses relations avec ces anciennes colonies...

N.S.S : Le concept de « sentiment antifrançais » est bidon. Mais, il arrange bien ceux qui veulent caricaturer la révolte panafricaine contre la Françafrique. Charles Wade Mills, auteur du Contrat Racial, a dit que l' « homme blanc » a créé un monde, son monde, qu'il ne comprend pas (voire plus) lui-même. Je pense qu'il ne faut pas prendre cette affirmation à la légère. Avec le temps qui passe et les destructions et guerres en cours, on se rend compte que la rationalité a déserté l'Occident, du moins ses dirigeants politiques.

S : Dans votre livre, il est question d'une « Françafrique en crise ». S'achemine-t-on vers la fin de la Françafrique ou doit-on s'attendre à une Françafrique réinventée ?

N.S.S : La crise de la Françafrique se manifeste par la multiplication des coups d'Etat militaires qui ne sont intervenus pour l'essentiel que dans les pays francophones d'Afrique (huit sur neuf observés depuis 2020 sur le continent). Elle se révèle aussi par le caractère de plus en plus répressif des pays considérés comme des « démocraties » dans la zone d'influence française et la multiplication des farces électorales (la présidentielle aux Comores étant la dernière en date). Autant on note une logique de libération dans certains pays, une logique de restauration est également à l'oeuvre dans d'autres. L'avenir nous dira ce qu'il en est. Toutefois, on peut conjecturer que plus la France se risquera à vouloir perpétuer le néocolonialisme d'antan, plus elle se privera d'avenir en Afrique, dans sa partie dite francophone du moins. C'est aussi le constat d'un récent ouvrage collectif intitulé L'Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique.

S : Quel bilan faites-vous des processus démocratiques en Afrique francophone surtout, depuis les années 90 ?

N.S.S : Dans notre livre nous montrons qu'il y a eu deux tendances apparemment contradictoires. D'un côté, il y a eu une libéralisation politique : plus de « liberté » pour les manifestants, les journalistes, les syndicalistes, les partis d'opposition, etc. Mais de l'autre, il y a eu moins de « souveraineté » pour les peuples : les décisions économiques qui affectent leurs vies sont quasiment hors de portée de leurs « élus ». Alors que la libéralisation politique dit aux peuples, « grâce à vos cartes d'électeurs, vous êtes souverains », la libéralisation économique a eu l'effet suivant : « élisez qui vous voulez, les décisions qui concernent votre avenir se jouent à Paris, Washington, etc. ».

C'est ce que feu Thandika Mkandawire, l'économiste d'origine malawite, appelait les « démocraties sans choix ». Telle est la forme de « démocratisation » promue par la « communauté internationale » depuis la fin de la Guerre froide. Elle se manifeste par la misère accrue des peuples, notamment des jeunes, les drames de l'émigration clandestine et, in fine, le désenchantement vis-à-vis de la « démocratie », c'est-à-dire du système d'oligarchie libérale.

S : Face aux crises de la démocratie, une certaine opinion propose de repenser la gouvernance politique en Afrique à l'aune des réalités socioculturelles du continent. Partagez-vous cette sorte d'invite à une endogénéisation de la gouvernance politique sur le continent ?

N.S.S : Dans notre livre, nous rejetons le point de vue selon lequel la « démocratie » ne serait pas compatible avec les cultures africaines. Nous plaidons pour une « démocratie substantive », selon le concept du philosophe hongrois István Mészáros. Celle-ci doit s'ancrer sur les urgences, préoccupations et aspirations des peuples. Elle ne peut être mimétique. Il n'y a pas de formule magique pour réaliser l'égalité politique et la justice sociale, deux promesses de la démocratie substantive. Croire que l'importation des formes institutionnelles de la « démocratie libérale » est une condition nécessaire voire suffisante, c'est rester dans l'erreur, c'est accepter la logique du « droit impérial ». Les Africains doivent pouvoir trouver des manières de s'autogouverner et de vivre-ensemble qui garantissent la paix, la liberté, l'égalité, le bien-être et la concorde sociale.

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