Matthias Raynal est correspondant en Guinée lorsque, le 28 septembre 2022, s'ouvre un procès pour crimes de masse, le premier de l'histoire du pays. 13 ans plus tôt, à la même date, plus de 150 personnes furent massacrées par les forces de sécurité, lors d'un meeting de l'opposition, au stade de Conakry. Installé dans la capitale guinéenne depuis 2021, où il collabore notamment avec RFI et TV5 Monde, Matthias Raynal consacre une grande partie de son travail à ce procès. Avant de venir en Guinée, il était correspondant en Tunisie et au Maroc.
Une nouvelle phase du procès du massacre du 28 septembre 2009 débute ce lundi 12 février en Guinée, avec la comparution d'un premier témoin des parties civiles - mais à huis clos. Beaucoup craignent pour leur sécurité et les désistements se sont multipliés depuis l'évasion de l'un des accusés Claude Pivi.
L'ombre du fugitif plane au-dessus du tribunal criminel de Dixinn. Extrait de la maison centrale de Conakry par un commando armé le 4 novembre dernier, Claude Pivi, inculpé pour sa participation présumée au massacre du 28 septembre 2009, ministre chargé de la Sécurité présidentielle à l'époque des faits, est toujours en cavale. Son absence affaiblit ce procès qui juge les plus hauts responsables politiques et militaires du régime du président Moussa Dadis Camara.
Dans le box des accusés, la mine renfrognée, la tête enfoncée dans les épaules, Pivi n'impressionnait plus personne. L'ancien béret rouge avait perdu de sa superbe, lui qui avait gardé, jusqu'à l'ouverture du procès, une certaine influence au sein de l'armée. Sa libération rebat les cartes. L'inquiétude a gagné les parties civiles et leurs avocats, mais également les témoins qu'ils voulaient appeler à la barre, au moment-même où une nouvelle phase du procès doit commencer ce lundi 12 février. Après avoir entendu les témoins du parquet, le tribunal doit écouter ceux des parties civiles. C'est pour mieux préparer cette étape que les avocats ont sollicité un report de l'audience et qu'une semaine supplémentaire leur a été accordée. Mais ce délai sera-t-il suffisant pour convaincre les plus réticents à venir déposer à la barre ?
« Les gens n'ont pas envie de risquer leur vie », résume maître Halimatou Camara, avec fatalisme. L'avocate défend les parties civiles et, pour elle, ce qui est en train de se passer était prévisible : « C'est classique. Ça arrive même à la Cour pénale internationale. Si vous prenez l'affaire contre Uhuru Kenyatta [l'ancien président de la République du Kenya], vous vous rendez compte que le dossier s'est complètement émietté, parce que des preuves, des témoins ont été dissimulés, des gens ont été achetés ou en tout cas ont été contraints de ne pas parler. » Ceux qui disposent d'éléments contre les accusés sont toujours vulnérables, « surtout quand il s'agit de crimes graves, de crimes abominables », assure Me Camara. Et lorsque, comme en Guinée, « il n'existe aucune politique de protection des témoins, et même des victimes, ça se complique. »
Une loi, mais pas appliquée
Une loi a pourtant été votée, juste avant l'ouverture du procès, prévoyant la protection des « personnes en situation de risque ». Elle n'a encore jamais été appliquée lors de ce procès de masse, le premier de ce genre en Guinée, où les victimes et les témoins se comptent par milliers. Le 28 septembre 2009, au stade de Conakry, l'attaque d'un meeting de l'opposition par les forces de défense et de sécurité a fait plus de 150 morts et des centaines de blessés, selon le rapport final d'une Commission d'enquête internationale.
Tandis que les audiences reprenaient le 3 octobre 2023, les organisations de défense des droits humains ont profité de l'approche de cette date pour réclamer un décret d'application pour cette loi. Il y a urgence, estimait alors la présidente de l'Avipa, l'Association des victimes, parents et amis du 28 septembre 2009. Alors que plus d'une centaine de femmes, selon l'accusation, ont été violées lors du massacre et les jours suivants, plusieurs d'entre elles ont été inquiétées après leur témoignage devant le tribunal, explique Asmaou Diallo. « Certaines sont menacées, obligées de changer de logement, parce qu'elles ne se sentent pas du tout en sécurité. » Et la fuite de Pivi a fait monter l'inquiétude d'un cran chez les survivantes du stade de Conakry.
Les conséquences sont désastreuses pour la comparution des témoins des parties civiles. Avant l'ouverture du procès en Guinée, comme le veut la procédure, les avocats avaient fourni la liste des personnes qu'ils voulaient voir comparaître. Une quinzaine au total. « Le problème qui se pose, après un an et demi de procès, après l'évasion de Claude Pivi, c'est que la plupart des témoins que l'on avait sur cette liste ne veulent plus témoigner parce qu'ils ne se sentent pas en sécurité », affirme maître Alpha Amadou DS Bah, coordinateur du collectif des avocats des victimes.
« Je préfère vivre »
Au cours des premiers mois, le procès a permis une libération de la parole. Des témoignages forts ont été entendus. Mais une chape de plomb pèse désormais sur les audiences. Selon Me DS Bah, beaucoup de témoins « indexent Pivi » ; « mais puisqu'il est en cavale, tous ceux qui avaient des informations crédibles contre lui ne veulent plus témoigner. On ne sait pas où est Pivi et il n'y a pas de mesure concrète de protection. Nous comprenons parfaitement leur position. » Et pour ceux qui trouveraient le courage de se présenter à la barre, beaucoup envisagent de le faire à huis clos.
« Ça n'a pas le même effet sur le procès », regrette l'avocat. La mesure empêche, en effet, l'opinion publique d'être informée de ce qui se passe lors des audiences. « Malheureusement, on y est obligés. » Il est inconcevable, dit-il, de prendre le risque de représailles. « Il y en a même aujourd'hui, quand on les appelle, dès qu'ils savent que c'est le collectif, ils ne décrochent plus. Ou alors, par politesse, ils disent 'maître, ça ne m'intéresse pas, je préfère vivre, je ne vois pas quel est l'intérêt pour moi d'aller témoigner et de me faire tuer après'. »
Il y a pourtant une solution pour éviter le huis clos : une pièce a été aménagée au rez-de-chaussée du tribunal. Équipée d'un micro, c'est là que les personnes demandant à rester anonymes devaient être entendues. Dans la salle d'audience aurait dû être diffusée uniquement la voix de ces personnes, préalablement modifiée à l'aide d'un logiciel. Cette pièce n'a jamais été utilisée.
Me DS Bah espère un nouveau report, qu'il n'avait pas officiellement demandé à l'heure où nous écrivons ces lignes, afin de réunir un plus grand nombre de témoins, tout en reconnaissant qu'il est aujourd'hui « peu probable ». On observe, au contraire, une accélération de la procédure. Sur les 40 témoins convoqués par le parquet, seuls 14 ont été entendus finalement. Il y aurait, d'après certains avocats, une volonté d'en terminer rapidement.
Dans le même temps, des militaires pourraient venir grossir les rangs des accusés. Parmi ceux qui ont été mis en cause lors des audiences, cinq sont aujourd'hui mis en examen. Tous ont fait appel de cette décision et la justice doit trancher. Mais le procès, lui, continue d'avancer. « Ce sera difficile pour eux de nous rejoindre, parce qu'on aura dépassé tellement d'étapes qu'on ne pourra pas les parachuter à ce moment-là », estime Me DS Bah. Il faudrait alors organiser un deuxième procès pour finir de juger les responsables du massacre. « Ce serait vraiment dramatique », conclut le conseil.