La littérature orale pulaar, riche en dictons et proverbes, évoque souvent la tragique histoire de la danse du Fou. Le Fou danse, le public admire d'abord ses pirouettes s'étonne qu'il les ait réussies, l'applaudit, s'amuse de ses chutes et les pardonne. Le public, bonne fille, se dit qu'après tout sa danse ne durera que quelques instants et qu'il finira par céder la place car d'autres danseurs, plus frais, s'impatientent au bord de la piste. Mais, voilà le Fou ne sait pas que le temps lui est compté pour cet exercice, il continue donc à tourner sans s'apercevoir qu'il n'amuse plus le public, que celui-ci a besoin de changement, alors que non seulement il ne se renouvelle pas, mais qu'il fait de plus en plus de faux pas. Il est victime de l'usure et sa glande de vanité est si grosse qu'il fait plus attention aux applaudissements qu'aux sifflets. On le chahute d'abord, puis on s'exaspère, on veut le forcer à quitter l'arène, mais inconscient du danger, il résiste et on finit par l'expulser en le trainant par les pieds !
L'aventure que vit le président de la République rappelle un peu la danse du Fou, non parce qu'il est fou lui-même, mais parce que malgré sa longue expérience du pouvoir, il a manqué de finesse politique et n'a pas pu deviner jusqu'où il pouvait aller loin. Il a gouverné pendant douze longues années, en exerçant la plénitude des pouvoirs déraisonnablement attachés à la fonction, il a fait de bonnes choses, en a fait d'autres moins bonnes, et tout comme le Fou ratait de plus en plus ses pirouettes, il faisait de plus en plus de mauvaises choses.
Alors on s'impatiente, sa prestation devient de plus en plus insupportable à la majorité de ses concitoyens et la colère gronde dans le pays. Il y a déjà plus de deux cents prétendants qui se pressent aux portes du palais, ils sont même si nombreux que la compétition tourne à la foire d'empoigne. Mais, alors que la tension atteignait son paroxysme, voilà que se produit un miracle : comme si le Fou avait réussi une belle pirouette qui avait désarçonné les gros bras qui s'apprêtaient à le sortir de l'arène, le président de la République fait une annonce qui retourne la situation en sa faveur. Ses adversaires se retrouvent sans voix, perdent leur principal argument de campagne, on trouve soudain des poux à certains d'entre eux, on accuse d'autres de traitrise ou d'inexpérience ou de n'avoir comme programme que de prendre sa place. L'opinion nationale et internationale applaudit, des offres de reconversions prestigieuses se multiplient, ses collègues lui font une standing ovation, bref il a remonté la pente...
Alors que tout le monde était convaincu qu'il va pouvoir sortir par la grande porte, patatras, au retour d'un voyage et comme s'il était incapable d'être à la hauteur de l'évènement, il improvise une déclaration qui rebat les cartes et plonge le pays dans la tourmente ! Qu'il ait raison ou non, au plan juridique (et la majorité des spécialistes jugent qu'il a tort) n'a guère d'importance si l'on tient compte de l'enjeu, mais aussi de ses propres prises de position sur ce sujet, fermes et définitives, exprimées publiquement il y a plus de dix ans, et qu'on lui a cruellement rappelées. Ses mots étaient alors très forts, il parlait d'engagement personnel et « solennel », fustigeait les « subterfuges » et « l'imposture », réfutait « tous les prétextes, quels qu'ils soient » et affirmait qu'il ne laisserait pas le président sortant rester « une minute de plus » au pouvoir après l'achèvement de son mandat légal ! Ce discours lui revient comme un boomerang et pour en atténuer la portée, il prône le dialogue, mais dialogue pour dialogue, pourquoi n'a-t-il pas eu lieu précisément avant cette décision aux conséquences imprévisibles avec, notamment, les candidats qui avaient franchi l'étape du dépôt de candidatures ?
La rupture est si profonde que ce seul et tardif dialogue ou la caution que lui ont apportée les deux anciens présidents de la République, dont le crédit est du reste très limité, ne suffiront pas à ramener la paix. Il faudrait une réaction à la hauteur de l'affront porté aux espérances du peuple souverain et quelle que soit sa décision, le président qui sortirait de ce guêpier qu'il a construit de ses mains serait un mutilé de guerre.
Car ce qui lui arrive aujourd'hui n'était arrivé à aucun de ses prédécesseurs. C'est la première fois au Sénégal qu'un chef d'état fait l'unanimité contre lui ,que se dressent contre lui, tous à la fois et du même mouvement, les chefs d'entreprises et les syndicats de travailleurs, l'Eglise catholique et les imams et oulémas , les chefs traditionnels et les intellectuels, les éditeurs de presse et les journalistes, les handicapés, le monde rural , celui des villes et de la diaspora, ses alliés politiques, qui l'avaient accompagné pendant plus de douze ans ,et même une partie de sa majorité... Sans compter la défiance très claire de ses soutiens traditionnels au Nord, jusque-là très conciliants à son égard, et celle de ses collègues africains qui préféraient habituellement user de la langue de bois !
C'est ce qui s'appelle un gâchis, pour ne pas dire un suicide politique. Mais, pour notre malheur, ce gâchis-là fait des morts !