Le 3 février, moins de trois semaines avant le scrutin, le président sénégalais Macky Sall a pris un décret reportant indéfiniment l'élection, en attendant une enquête sur des allégations de corruption de juges du Conseil constitutionnel. Le 5 février, le Parlement a décidé, de son côté, de reporter le vote de près de 10 mois, le fixant au 15 décembre.
Cependant, le Conseil constitutionnel a déclaré le jeudi 15 février que la loi adoptée par le Parlement était contraire à la Constitution et a ordonné l'annulation du décret de M. Sall reportant l'élection.
La décision inattendue et sans précédent de Sall depuis l'introduction des élections multipartites dans le pays a eu l'effet d'un choc. Dans un discours à la nation, il a justifié le report par un différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, l'arbitre du jeu électoral. Cette situation a plongé le Sénégal dans une crise politique dont l'issue est désormais incertaine. Elle soulève également des questions juridiques.
Abdoul Aziz Mbodji est enseignant-chercheur sur l'organisation et le fonctionnement de l'Etat et le droit constitutionnel, à l'université Alioune Diop de Bambey, au Sénégal. Il analyse la décision de Macky Sall, la décision du Conseil constitutionnel et les réformes pour éviter de futures crises similaires.
Y a-t-il une base légale au report de la présidentielle?
La réponse est claire : il n'existe aucune base légale pour un tel report de la présidentielle.
Tout d'abord, le décret qui a stoppé le processus est arbitraire, ne s'appuie sur aucun texte et viole d'ailleurs la Constitution en son 31 article qui dispose :
Le scrutin pour l'élection du président de la République a lieu quarante-cinq jours francs au plus et trente jours francs au moins avant la date de l'expiration du mandat du président de la République en fonction.
Il viole aussi l'article LO 137 du code électoral qui dispose que "les électeurs sont convoqués par décret publié au journal officiel au moins 80 jours avant le jour du scrutin". Le décret défie la décision du juge constitutionnel portant proclamation de la liste des candidats à l'élection présidentielle. Cette décision est contraignante pour tous, en vertu de l'article 92 de la Constitution qui dispose :
Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucune voie de recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
Ensuite, la loi constitutionnelle est intervenue dans un domaine protégé, dans une matière qui ne peut pas faire l'objet de révision conformément à l'article 103 alinéa 7 de la Constitution qui dit clairement que la durée et le nombre de mandats consécutifs du président de la République ne peuvent faire l'objet de révision. Encore, elle agit dans le sens contraire de la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'avis du 12 février 2016 sur le référendum de mars 2016.
Le juge déclare dans le considérant 31 que "considérant, en effet, que ni la sécurité juridique, ni la stabilité des institutions ne seraient garanties si, à l'occasion de changements de majorité, à la faveur du jeu politique ou au gré des circonstances notamment, la durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été conférés pouvait, quel que soit au demeurant l'objectif recherché, être réduite ou prolongée.
Comment tenir l'élection à bonne date après l'annulation du report par le Conseil constitutionnel?
Le Conseil constitutionnel a été saisi de deux types de requête :
- des requêtes contre le décret portant abrogation du décret portant convocation du corps électoral;
- des recours contre la loi portant report de l'élection du 25 février au 15 décembre 2024.
Dans sa décision du 15 février, les juges du Conseil constitutionnel ont décidé de que la loi repoussant de 10 mois l'élection prévue le 25 février et permettant le maintien du Président Sall à son poste au-delà du terme de son mandat était contraire à la constitution.
En annulant également le décret présidentiel qui modifiait de facto le calendrier électoral, le Conseil constitutionnel ne propose pas de nouvelle date pour le scrutin. Reconnaissant le retard accumulé dans le processus, il constate simplement "l'impossibilité d'organiser l'élection présidentielle à la date initialement prévue" du 25 février et "invite les autorités compétentes à la tenir dans les meilleurs délais.
Dans ces conditions comment tenir l'élection à bonne date?
C'est simple! Deux hypothèses peuvent être décidées par le juge. Le processus devra se poursuivre comme prévu. Dans ces circonstances, l'administration devra continuer à organiser les élections dans le temps restant, ce qui entraînera malheureusement une campagne électorale courte.
Le Conseil constitutionnel peut, en vertu d'une interprétation de l'article 34 de la Constitution, fixer une nouvelle date pour permettre à l'administration de rattraper les retards et de remédier aux manquements.
Quelles réformes à envisager, compte tenu de la crise actuelle pour ne plus tomber dans le scénario actuel ?
Il est quasi difficile de reformer contre l'abus de pouvoir et le coup de force. Mais je crois qu'il serait important de doter le Conseil constitutionnel des moyens pour sauvegarder l'intégrité du processus électoral.
Il est crucial d'élargir le champ de compétence du Conseil constitutionnel en précisant sa compétence face aux lois de révision ainsi qu'à toutes les matières relatives aux élections nationales. De même, une réforme du mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel est nécessaire pour briser le monopole présidentiel sur les nominations.
L'extension du droit de saisine aux partis politiques, aux citoyens et aux organisations de la société civile est également importante.
Enfin, cette pratique devrait être constitutionnalisée et perpétuée. La présence au moins d'un théoricien en droit public parmi les membres du Conseil constitutionnel est aussi souhaitable
Enseignant-chercheur en droit public, Université Alioune Diop de Bambey