Cote d'Ivoire: Comment relancer la politique d'accès à la santé pour tous

analyse

Depuis 2011, l'Etat ivoirien a lancé des initiatives visant à promouvoir la santé pour tous, plaçant la Couverture maladie universelle (CMU) au centre de sa politique de santé. Mais la mise en oeuvre de la CMU est confrontée à plusieurs défis. En septembre 2022, une visite de deux ministres dans deux hôpitaux d'Abidjan a révélé une sous-utilisation importante de la carte CMU.

En tant que socio-anthropologue ayant travaillé sur les politiques de préparation et de réponses aux épidémies dans le système de santé en Côte d'Ivoire, je m'attache ici à mettre en perspective les enjeux et défis liés à la mise en oeuvre de la CMU en Côte d'Ivoire. Ce travail repose sur une analyse approfondie de documents. Il a été réalisé grâce au soutien de l'Institut de recherche pour le développement au Réseau anthropologie des épidémies émergentes et son Groupement de recherche international.

Les documents examinés sont composés notamment de rapports d'étude, de plans de développement sanitaire, d'articles scientifiques en lien avec la politique de santé en Côte d'Ivoire, de rapports d'activités, de discours en lien avec la CMU sur les réseaux sociaux, d'articles de presse.

Les politiques d'assurance maladie de 1960 à 2011

De 1960 à 1980, le gouvernement ivoirien a offert gratuitement les soins et les médicaments aux populations. A partir de 1980, ces politiques basculent vers la "gratuité partielle" ou à la "gratuite quasi-totale". Dès 1994, le recouvrement des coûts après l'adoption de l'Initiative de Bamako s'est généralisé , restant en vigueur jusqu'en 2010. En 2000, le gouvernement de Laurent Gbagbo avait entrepris d'instituer un système d'Assurance maladie universelle (AMU). Mais l'AMU est restée entravée par la rébellion de 2002. Comme en 1980, en 2011, les nouvelles autorités annoncent une mesure d'exemption totale des frais médicaux. En 2015, conformément à une promesse de campagne du président sortant, Alassane Ouattara, la CMU est lancée pour un meilleur accès aux soins de santé moyennant une contribution mensuelle de 1000 francs CFA (environ 1,5 USD) par personne.

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Les cadres réglementaires et institutionnels

La CMU, sous le président Alassane Ouattara, a acquis des fondements légaux et institutionnels. D'un point de vue légal, elle a été instituée par la loi du 24 mars 2014. Le décret du 1er mars 2017 fixe la liste des affections, des actes de médecine et de biologie et la liste des médicaments couverts par la CMU.

Les arrêtés interministériels du 4 janvier et 04 avril 2019 fixent les tarifs des actes de santé. Le décret du 8 septembre 2021 permet la nomination d'un directeur de cabinet adjoint chargé de la CMU. En septembre 2022, à l'issue d'un conseil des ministres où la sous-utilisation de la carte CMU a été évoquée, le gouvernement décide de l'imposer pour accéder à certains services publics. Mais cette décision s'inscrit aussi dans une perspective d'inciter les populations à se faire enrôler massivement. Le gouvernement a par ailleurs annoncé que l'enrôlement pour la CMU serait payant dans les six mois après la décision d'imposer la carte CMU pour accéder à certains services publics. L'examen des documents montre que la CMU a connu quelques avancées, d'un point de vue légal, réglementaire et institutionnel, dans sa mise en place, ces dernières années. Toutefois, comme le besoin de se soigner ne se décrète pas, ces textes n'ont pas favorisé l'adhésion massive escomptée des populations.

Les fragilités des politiques

L'analyse temporelle et contextuelle de la mise en oeuvre de la CMU montre que cette politique de santé s'insère dans la continuité de ce que le sociologue Francis Akindès qualifie de "sentiers sinueux d'une sortie de crise en Côte d'Ivoire". Lesquels travaux ont été particulièrement marqués par un processus de réconciliation inabouti (avec une justice partiale).

Selon le rapport de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation, dès sa prise de pouvoir, "le président de la République avait déclaré qu'il était profondément attaché à une justice équitable". Cependant, le rapport atteste que "plusieurs centaines de personnes proches de l'ancien président Laurent Gbagbo étaient contraintes à l'exil ou incarcérées, alors que peu de partisans de Alassane Ouattara à qui des faits graves étaient reprochés n'avaient été traduits en justice".

D'autres incohérences dans des politiques sociales comme celle consacrée aux logements sociaux, à la gratuité de l'école, à l'informatisation de l'inscription des étudiants et élèves et au renouvellement des cartes nationales d'identité ont alimenté les imaginaires d'une importante partie de la population ces dernières décennies. Or, la Charte d'Ottawa en 1986 stipule que la paix est une condition préalable à la promotion de la santé. Un post de l'OMS sur les réseaux sociaux en janvier 2023 rappelait : "Health for peace, peace for health" (la santé pour la paix, la paix pour la santé). Il est donc important de souligner que dans la société du soupçon et de forte "montée des incertitudes", une telle politique nécessite un travail de construction de la confiance.

La dépendance aux financements extérieurs et la faible implication des populations constituent d'autres points faibles de la politique de santé.

Tout d'abord, la mise en place de la CMU en Côte d'Ivoire repose sur le travail d'un groupe de réflexion. Aucun des documents consultés ne mentionne une étude préalable pour la mobilisation, notamment des travailleurs indépendants, perçus comme les principaux bénéficiaires de la CMU. Néanmoins, le gouvernement compte sur leur bonne volonté pour payer leurs cotisations via notamment des plateformes de paiement en ligne.

Des étudiants ayant souscrit à la CMU dès la phase pilote affirment n'avoir jamais payé leurs cotisations. Une internaute soutient s'être retrouvée avec 50 000 FCFA (82 USD) d'arriérés et n'a pu utiliser sa carte lorsqu'elle en avait besoin. La faible contribution des populations diminue les recettes fiscales et renforce la dépendance de l'Etat à l'aide extérieure pour certains programmes de santé. Comme le souligne la Banque mondiale, certes, "accroître les recettes fiscales permettra au gouvernement de maintenir son programme d'investissements afin d'améliorer les services sociaux...". Mais, nous estimons que l'autre défi majeur de l'Etat pour la CMU est de parvenir à se doter d'instruments de contrôle des cotisations des sans-emploi et des travailleurs du secteur informel.

Les enjeux géopolitiques du financement

Depuis le rapport de la Commission de l'Institute of Medicine en 1997, les politiques de santé s'insèrent dans la perspective de la santé globale. Cette approche introduit l'aide pour la santé dans les systèmes de coopération canalisés par des mécanismes capitalistes de financement. Des mécanismes qui impliquent divers acteurs ayant des intérêts contradictoires. Or, la santé relève des politiques sociales dont l'application des exigences du capitalisme est susceptible d'entraver sa démocratisation.

Certains leviers du succès de la CMU restent ainsi tributaires de la complexe politique d'articulation des intérêts nationaux avec les enjeux de santé globale. Or, les les partenaires mondiaux n'interviennent que pour certaines maladies spécifiques. En outre, en mettant en place la CMU, le gouvernement veut non seulement respecter ses engagements envers les populations, mais aussi envers la communauté internationale.

En Côte d'Ivoire, la CMU s'insère dans la continuité des politiques de sortie de crise chaotique. Lesquelles incohérences alimentent la méfiance des populations et détériorent la confiance envers le gouvernement. Si la CMU a des ancrages légaux et institutionnels, elle reste fragilisée par l'absence d'un travail de mobilisation locale, la faiblesse des recettes fiscales et l'absence de stratégies pour favoriser le paiement des cotisations des acteurs du secteur informel.

Que faire?

Pour mobiliser les populations, il importe d'impliquer davantage les organisations de la société civile du secteur de la santé, les municipalités et les conseils régionaux qui sont supposés être des courtiers dans les actions publiques.

En ce qui concerne les cotisations des travailleurs indépendants, notamment les agriculteurs, nous suggérons que les autorités travaillent avec les acheteurs des produits agricoles, les coopératives d'agriculteurs et les agriculteurs eux-mêmes pour définir dans quelle mesure leurs cotisations annuelles peuvent être prélevées directement lors de la vente des produits.

Il nous paraît nécessaire de multiplier les sites d'enrôlement dans les villes, d'organiser des campagnes d'enrôlement dans les villages, mais en privilégiant les centres de santé comme principaux sites d'enrôlement.

Il semble également important de travailler à favoriser davantage la disponibilité et l'accès aux médicaments dans les pharmacies publiques ou privées accréditées.

Ces différentes suggestions nécessitent néanmoins un travail sociologique ou anthropologique approfondi pour une meilleure compréhension des représentations liées à cette politique de santé afin de mieux éclairer les actions de sa mise en oeuvre et favoriser l'adhésion des populations

Firmin Kra, Enseignant-chercheur, Université Alassane Ouattara de Bouaké

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