A quelques heures du lancement de la campagne, le président du Sénégal Macky Sall a annoncé, le 3 février, dans un discours à la nation, avoir signé un décret abrogeant celui portant Convocation du corps électoral, ce qui avait pour conséquence immédiate le report sine die de l'élection présidentielle du 25 février 2024.
Sa décision, a-t-il expliqué, a été motivée par un différend entre l'Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, considéré comme l'arbitre du processus électoral. Le président propose d'organiser alors "un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d'une élection libre, transparente et inclusive". Le 5 février 2024, le report est entériné par l'Assemblée nationale après le vote de la loi fixant la nouvelle date du scrutin au 15 décembre avec pour effet de prolonger le mandat du président sortant.
Le 15 février, c'est au tour du Conseil constitutionnel, saisi par des candidats de l'opposition, d'annuler le décret du 3 février 2024 "portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l'élection présidentielle du 25 février 2024" et la loi portant dérogation aux dispositions de l'article 31 de la Constitution sur la vacance de la présidence, jugée contraire à la Constitution. Mais néanmoins, le Conseil constitutionnel constate le "report de fait" en demandant au pouvoir exécutif d'organiser le scrutin "dans les meilleurs délais".
Dans la logique de son message qui annonçait de manière subliminale le report de l'élection présidentielle, le président Sall, qui s'était préparé à un dialogue, s'engage à se conformer à la décision de justice qu'il soumet à ce rassemblement national qui doit désormais fixer la date du scrutin. Cette concertation boycottée par 17 sur les 19 candidats à la présidentielle a avancé la date du 2 juin pour l'élection.
Le débat politico-juridique qui s'est ainsi posé à la suite de la décision du président Sall a suscité moult réactions, dont celle du ministre des Affaires étrangères et professeur de droit constitutionnel Ismaïla Madior Fall. Ce dernier a surtout souligné que ce n'est pas la première fois que "l'on procède à une dérogation ou à un report de l'élection présidentielle au Sénégal".
Le professeur Ismaila Madior Fall, qui fut également ministre de la Justice dans le gouvernement de Macky Sall, a tenté de justifier le report d'un point de vue constitutionnel et historique pour minimiser - en plus de l'anachronisme avec le senghorisme (référence à la politique de Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal indépendant) - la menace sur les acquis du modèle démocratique sénégalais.
Je suis enseignant-chercheur en histoire moderne et contemporaine (questions mémorielles Sénégal-Gambie-Guinée Bissau) et sur l'évolution des institutions traditionnelles africaines.
La référence à l'époque de Senghor pour justifier les décisions politiques actuelles constitue un recul démocratique parce que, les années 1960 (contrairement aux années 2000 qui ont vu une multiplication des partis politiques) sont caractérisées par une dynamique unificatrice des partis politiques.
Rappel historique
Lors des élections législatives et présidentielle du 1er décembre 1963, le président Senghor fut élu sans opposition (malgré le pluralisme constitutionnel) pour un mandat de quatre ans avec une Assemblée nationale entièrement dominée par son parti. Ce furent les dernières élections pluralistes de la période allant de 1963 à 1978. Car dès 1966, le parti dominant s'était transformé en parti unique, quand le seul parti existant de l'opposition, le Parti du regroupement africain-Sénégal (PRA-S), finit par rejoindre l'Union Progressiste Sénégalaise (UPS) du président Senghor.
En plus du contexte de parti unique, la raison du report de l'élection présidentielle de 1967 en début d'année 1968 se trouvait dans la révision constitutionnelle, la première que subit la Constitution de 1963 (loi du 20 juin 1967). Les nouvelles dispositions (les articles 22, alinéa 1 et 49, alinéa 1) portaient sur les mandats exécutifs et législatifs qui passent de 4 ans à 5 ans.
Ce report fut décidé six mois avant la fin des mandats du président de la République et des députés qu'occupaient les seuls membres dudit parti unique. C'était donc facile pour le régime de fabriquer un consensus.
La différence est donc réelle : ce n'est pas à la veille de l'élection présidentielle couplée avec les élections législatives que le président Senghor et le parti unique UPS ont introduit un report. C'est six mois avant, dans un contexte où les partis politiques existants étaient tous unis en un seul parti unifié.
Voilà comment donc (25) février (1968) devint non pas exclusivement la date de la première élection présidentielle du régime unique, mais aussi le début d'une tradition sénégalaise d'organiser l'élection présidentielle un dernier dimanche du mois de février. Depuis, aucun président n'a dérogé à cet acquis que l'on pourrait considérer de "révision consolidante", qui n'a jamais fait l'objet d'une controverse (parti unifié oblige).
Il est même resté un repère temporel en termes de mise à l'épreuve d'un modèle démocratique que risque de battre en brèche le report de l'élection présidentielle de 2024. Car, si l'on part de cette idée qu'une réforme consolidante consacre l'Etat de droit, ce report chahute ce même État de droit avec le risque que le mois de référence ne soit plus celui de l'élection présidentielle. Dès lors, on a tous le droit de se demander, par quel mécanisme on va revenir à la période de février, et quand on va débuter le mandat du futur président de la République.
En d'autres termes, toute date que le régime en place va proposer à l'issue d'un processus de concertation nationale de son dialogue parce que voulant s'inspirer des années 1960, risque d'être considérée comme un recul démocratique. On peut à la limite faire cette comparaison avec Ismaïla Madior Fall, que le président Sall comme Senghor "l'helléniste contemplateur du droit, convaincu à l'instar des grecs, que les pays qui légifèrent peu sont des pays heureux", a fait un "usage mesuré de la révision constitutionnelle".
Mais à la grande différence que le président Senghor avait une certaine élégance qui fit qu'à son départ - malgré l'échec d'unification des partis politiques - le politicien sénégalais a cultivé une tactique des coalitions. A chaque fois qu'un régime verse dans la tyrannie, il finit par se plier à l'appel du peuple, à l'unité pour se projeter d'un bond démocratique hors du piège antidémocratique.
La dérogation à "l'article 31" en question
L'opposition actuelle est plus que divisée, sans leadership, "réduite à sa simple expression". Elle ne s'accorde pas sur les méthodes de lutte, une partie se veut républicaine et n'accepte pas le narratif de résistance soit-elle démocratique.
Or, en 1967, c'est sous un certain multipartisme qui avait amené l'opposition à l'unité politique (parti unifié) que le président Senghor avait décidé de soumettre à une assemblée monopartite le report des élections avec une dérogation à l'article (26). Ce qui avait permis donc de proroger les mandats du président de la République et des députés à l'Assemblée nationale en fonction jusqu'à la proclamation des résultats des élections reportées pour février 1968.
Cette possibilité soulevée par Isamïla Madior Fall doit être remise dans son contexte de l'époque. En 1967, suivant l'article 89 de la Constitution, le président de la République pouvait soumettre une proposition de révision constitutionnelle à la seule Assemblée nationale et l'approuver si elle obtient le vote des trois cinquièmes des députés. Malgré la possibilité qu'il y avait de pouvoir saisir la Cour suprême d'un recours visant à faire déclarer une loi votée inconstitutionnelle, le caractère de parti unique s'accommodait assez bien de cette loi.
Tandis qu'avec le multipartisme actuel, la possibilité pour l'opposition par exemple de saisir le Conseil constitutionnel pour attaquer une loi jugée inconstitutionnelle est un fait. Ce sont 37 députés de l'opposition qui ont déposé au lendemain du vote de la mouvance présidentielle pour reporter l'élection présidentielle, deux saisines en inconstitutionnalité contre le report et la dérogation aux dispositions de l'article 31 de la Constitution.
En échouant à obtenir, dans une première tentative, le report de l'élection et la dérogation à l'article 31, le régime se trouve confronté à la question de savoir qui va organiser l'élection présidentielle en cas de vacance de la présidence pour fin de mandat. Néanmoins, l'idée du chef de l'Etat cette fois-ci, de soumettre les conclusions et recommandations du dialogue au Conseil constitutionnel pour recueillir son avis, indique clairement que le régime n'a pas encore dit son dernier mot sur la dérogation à l'article 31.
Face à une opposition qui se veut républicaine, la question du report et de la prorogation du mandat ou plutôt de maintien du président Macky Sall pour "cas de force majeure" et au nom des recommandations du dialogue jusqu'à la prochaine élection est toujours sur la table.
Pape Chérif Bertrand Bassène, Senior Lecturer, Université Cheikh Anta Diop de Dakar