Nairobi — Une telle loi trahirait les victimes et encouragerait les auteurs d'abus
Un projet de loi d'amnistie proposé par le président du Sénégal, Macky Sall, aux membres de l'Assemblée nationale le 4 mars 2024 ouvre la voie à l'impunité pour des crimes graves, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui.
Le 26 février, dans le contexte d'une crise politique causée par le report de l'élection présidentielle, et afin de promouvoir la réconciliation nationale, le président Sall a annoncé une loi d'amnistie générale pour tous les faits relatifs aux manifestations politiques qui ont eu lieu entre 2021 et 2024. Le 28 février, le Conseil des ministres du Sénégal a approuvé le projet de loi, qui sera soumis au vote des députés en session plénière dans les prochains jours.
« Cette loi, si elle était adoptée, pourrait concrètement accorder l'impunité aux agents publics responsables de graves violations des droits humains », a déclaré Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur le Sahel à Human Rights Watch. « Toute amnistie qui garantirait l'impunité en affranchissant les fonctionnaires gouvernementaux et les membres des forces de sécurité de leur responsabilité pour de graves violations des droits humains est incompatible avec les obligations nationales et internationales du Sénégal ».
Le texte du projet de loi indique que l'amnistie couvrira « tous les faits susceptibles de revêtir la qualification d'infraction criminelle ou correctionnelle, commis entre le 1er février 2021 et le 25 février 2024, tant au Sénégal qu'à l'étranger, se rapportant à des manifestations ou ayant des motivations politiques, y compris celles faites par tous supports de communication, que leurs auteurs aient été jugés ou non ».
Human Rights Watch a précédemment documenté le recours excessif à la force par les forces de sécurité sénégalaises, y compris des tirs à balles réelles et l'utilisation inappropriée de gaz lacrymogène, pour disperser des manifestants, en mars 2021, en juin 2023 et en février 2024. Au moins 40 personnes ont été tuées lors d'affrontements violents depuis mars 2021, sans que quiconque n'ait été obligé de rendre des comptes. Selon les partis d'opposition et les organisations de la société civile, près de 1 000 membres de l'opposition, dont des dirigeants de partis et des candidats à l'élection présidentielle, des journalistes et des activistes, ont été arrêtés dans tout le pays entre mars 2021 et janvier 2023. Depuis l'annonce du report de l'élection, au moins 344 d'entre eux ont été remis en liberté, selon la ministre de la Justice, Aïssata Tall Sall.
Human Rights Watch a également documenté le mépris du droit à des procédures régulières des personnes arrêtées dans des conditions liées aux manifestations organisées par l'opposition depuis 2021, notamment des chefs d'accusations sans fondement, l'absence de preuves pour étayer les accusations, des gardes à vue prolongées et de mauvais traitements et des actes de torture durant leur détention ou au moment de l'arrestation.
« Il existe de fortes preuves indiquant que la grande majorité des personnes arrêtées en rapport avec les manifestations dirigées par l'opposition ont été appréhendées de manière arbitraire, et que les accusations portées contre elles étaient inspirées par des motifs politiques, par conséquent mettre fin aux procédures judiciaires contre ces personnes est une bonne chose », a déclaré à Human Rights Watch un avocat sénégalais spécialisé dans les droits humains, Moussa Sarr. « Toutefois, accorder une amnistie générale, y compris à certains membres des forces de défense et de sécurité qui ont été accusés de manière crédible d'avoir recouru à une violence meurtrière pendant les manifestations, constitue une trahison des victimes et entrave leur accès à la justice ».
Le projet de loi d'amnistie a été l'objet de critiques de la part de l'opposition et des organisations de la société civile. Plusieurs victimes de violences ayant eu lieu depuis 2021 ont également exprimé à Human Rights Watch de sérieuses craintes qu'en cas d'adoption, la loi pourrait compromettre leurs chances d'établir les responsabilités pour les violences qu'ils ont endurées. « Je suis profondément déçu par ce projet de loi », a déclaré un membre d'un parti d'opposition, âgé de 28 ans, qui a été arrêté le 1er juin 2023 à Mbour, dans la région de Thiès. « Il s'agit d'une tentative de disculper les forces de sécurité des crimes qu'elles ont commis, y compris la torture, dont j'ai malheureusement été victime ».
Le projet de loi d'amnistie survient alors que le Sénégal est plongé dans une grave crise politique à la suite de l'annonce par le président Macky Sall du report de l'élection présidentielle, qui devait se tenir le 25 février. Cette décision, dénoncée comme un « coup d'État constitutionnel » par l'opposition et les organisations de la société civile, a déclenché des violences meurtrières dans tout le pays.
Le 6 février, le parlement du Sénégal a voté le report de l'élection au 15 décembre, après une séance houleuse à l'Assemblée nationale lors de laquelle les forces de sécurité avaient expulsé des députés de l'opposition. Le 15 février, le Conseil constitutionnel du Sénégal a annulé ce report et appelé à la tenue de l'élection « le plus tôt possible ». C'est alors que Macky Sall a annoncé l'ouverture d'un « dialogue national », que l'opposition a rejeté, exigeant que l'élection se tienne avant le 2 juin. Depuis lors, les Sénégalais attendent qu'une nouvelle date soit fixée pour l'élection. Le mandat de Macky Sall expire officiellement le 2 avril.
Plusieurs traités internationaux importants dont le Sénégal est signataire - y compris la Convention contre la torture et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale - stipulent que les personnes présumées responsables de graves crimes doivent faire l'objet, de manière équitable, de poursuites judiciaires. Une amnistie pour les auteurs de crimes graves serait en contradiction avec les principes fondateurs de l'Union africaine et avec la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.
« Le président Sall a déclaré que l'amnistie sera accordée dans un esprit de réconciliation nationale », a affirmé Ilaria Allegrozzi. « Mais tenter de parvenir à une réconciliation générale ne devrait pas être un moyen de se soustraire à l'obligation de rendre des comptes ».