Le 4 mars, l'accusation a conclu son réquisitoire dans le procès d'Ousman Sonko, en Suisse. Ils demandent que l'ancien ministre de l'Intérieur de Gambie soit condamné à la perpétuité pour un certain nombre de crimes graves commis dans son pays sous la dictature de Yahya Jammeh. Ils décrivent "une personne de pouvoir qui veut contrôler la situation à tout moment et tenir toutes les ficelles".
"Quelque chose est devenu de plus en plus clair vers la fin de l'enquête pénale : il semble y avoir deux visages d'Ousman Sonko," déclare la procureure Sabrina Beyeler, le 4 mars, lorsque le Tribunal fédéral suisse de Bellinzone reprend le procès pour crimes contre l'humanité de l'ancien ministre de l'Intérieur gambien. "Un visage montre un suspect intelligent, attentif, courtois et coopératif, qui n'est au courant d'aucun acte répréhensible et n'a jamais été coupable de quoi que ce soit. L'autre visage montre une personne qui était au courant de tout de A à Z, savait les violations systématiques des droits de l'homme et a contribué à les orchestrer au plus haut niveau, un 'cerveau', un planificateur et un stratège froid et réfléchi, une personne sans scrupules, égoïste, ambitieuse, un mâle alpha, une personne de pouvoir qui veut contrôler la situation à tout moment et tenir toutes les ficelles."
Au cours de la procédure, dit-elle à la Cour, on leur a montré la facette suivante de l'accusé : "Il affirme et se défend qu'il n'y a pas eu de répression étatique, de meurtres, de tortures ou de viols en Gambie. Il dit plutôt que c'était - et ce sont les mots de la défense - un paradis touristique. Il n'en est rien. Déclarer cela est de mauvais goût et déplacé. Cela ignore toutes les révélations qui sont devenues internationalement connues ces dernières années sur les machinations de Yahya Jammeh [président de la Gambie de juillet 1994 à janvier 2017] et de ses partisans. L'accusé veut se présenter comme un réformateur et un fonctionnaire respectueux de la loi et prétend qu'il y a eu beaucoup d'améliorations sous Yahya Jammeh."
Pour le procureur, les notes manuscrites retrouvées avec l'accusé lors de son arrestation en 2017 démontrent que Sonko savait tout. "Ces notes montrent aussi que l'accusé était bien capable de résister aux instructions du président."
Tuer Manneh, le crime le plus grave
Pour le procureur, l'implication de l'accusé dans le meurtre d'Almamo Manneh est le crime le plus grave qu'il aurait commis. Manneh était un soldat de la garde de l'État et l'un des hommes les plus loyaux de Jammeh. Devant la commission vérité gambienne (2018-2021), il a été mis en cause dans un certain nombre de tortures. En 2000, Manneh a pourtant subi le même sort que de nombreux proches alliés de Jammeh. Il a été tué. Toutefois, Sonko a refusé de répondre aux questions sur ce sujet. "Je suis lié au secret par un serment", a-t-il toujours répondu, même s'il nie l'allégation.
"Le bureau du procureur général considère que l'implication de l'accusé en tant que complice est plus que suffisamment prouvée. En tant que commandant de la Garde d'État, l'accusé dirigeait le groupe de cinq à six soldats. Tous les soldats ont agi sous son commandement, c'est-à-dire qu'ils ont exécuté les ordres tels qu'ils avaient été planifiés et ordonnés par l'accusé. Il a lui-même fait partie de ce groupe et y a participé activement en tirant avec sa propre arme sur Almamo Manneh qui s'enfuyait. Il était clair pour l'accusé, et aussi comme objectif, qu'Almamo Manneh ne serait pas arrêté mais liquidé en tant qu'ennemi de l'État", soutient le procureur.
Dans sa plaidoirie, la procureure dit à la cour que Sonko a utilisé ses liens professionnels avec Manneh pour l'attirer dans une embuscade. "L'accusé, ajoute-t-elle, a agi avec les soldats comme une sorte d'escadron de la mort et était prêt à éliminer toute personne qui s'opposait au régime, en dehors de la légalité. Une seule vie humaine lui importait peu, elle était trop insignifiante par rapport aux intérêts égoïstes du gouvernement à rester au pouvoir. L'assassinat doit donc être qualifié de cas grave car les auteurs ont agi avec cruauté."
Aborder le viol de Binta Jamba
La procureure a ensuite considéré tous les autres crimes. "L'armée a été active au sein de ce [groupe d'] auteurs dans le cadre de tentatives de coups d'État, entre autres. Ce collectif d'auteurs a également agi ensemble pour empêcher le jugement de ces crimes, en couvrant ces crimes d'État d'une chape de silence, en falsifiant ou en détruisant des preuves incriminantes et en dissimulant publiquement les faits réels par des déclarations mensongères. Ce collectif d'auteurs a agi ensemble de manière organisée et coordonnée dans les crimes contre Bunja Darboe, Ramzia Diab, Demba Dem, Musa Saidykhan et Madi Ceesay, Baba Jobe, Solo Sandeng, Nokoi Njie, Modou Ngum, Fatou Camara, Fatoumatta Jawara et Modou Touray," poursuit la procureure, en nommant toutes les victimes individuelles dans cette affaire.
Binta Jamba, la veuve de Manneh, a témoigné avoir été violée par Sonko à de multiples reprises, pendant plusieurs années après le meurtre de son mari. Sonko a nié les faits et a déclaré que, pendant cette période, de janvier 2000 à janvier 2002, il se trouvait dans un pays voisin, la Sierra Leone, dans le cadre d'une mission de paix. Les déclarations de Jamba "montrent un nombre suffisant d'indicateurs réels et différents pour conclure que ses déclarations sont vraies et que les événements se sont déroulés tels qu'elle les a décrits," plaide la procureure.
"Si l'on compare les déclarations faites par Binta Jamba au cours de la procédure préliminaire et devant le tribunal", explique-t-elle, "on remarque qu'elle a décrit le déroulement des événements centraux de la même manière et avec un niveau de détail élevé, même si elle n'a pas rapporté certains événements de manière vraiment chronologique (...). Diverses caractéristiques des actes de l'accusé montrent que le crime contre Binta Jamba n'avait pas pour but premier la satisfaction des pulsions sexuelles de l'accusé, mais plutôt les intérêts de l'appareil de pouvoir du président Jammeh, que l'accusé voulait protéger par son comportement. L'apparence officielle de l'accusé est un élément marquant. Il n'est pas apparu à Binta Jamba et au public comme une personne privée dans les moments en question, mais comme un représentant de l'armée."
Il a fallu environ six heures à la procureure pour mener son réquisitoire devant les trois juges. Elle conclut : "En décembre de l'année dernière, le 'Jungler' Bai Lowe, qui a été impliqué dans divers crimes contre l'humanité en tant que chauffeur, a été condamné à la prison à vie [par un tribunal allemand]. L'implication de l'accusé dans les infractions et sa culpabilité doivent peser beaucoup plus lourd dans ce dossier... En tenant compte de tous les critères de détermination de la peine, le bureau du procureur général demande donc que l'accusé soit condamné à la réclusion à perpétuité."
« Ce n'est pas équitable »
Lorsque le réquisitoire du parquet est communiqué par écrit aux parties, alors que Beyeler commence à s'adresser aux juges, l'avocat de la défense de Sonko, Philippe Currat, demande à la cour une interprétation pour son client. La demande est rejetée. "Ce n'est pas équitable," déclare Currat à la cour. De fait, l'accusé reste assis dans le prétoire pendant de longues heures à écouter plaider sur son sort dans une langue qu'il dit ne pas comprendre. Tel est le système judiciaire suisse. Malgré plusieurs demandes de l'accusation et de la défense, le tribunal a, dès le début, maintenu que sa seule langue officielle était l'allemand.
"L'accusation a commencé son réquisitoire, qui va durer toute la journée. J'ai demandé que mon client puisse bénéficier d'une traduction simultanée ou écrite, afin de comprendre ce qui lui est demandé. La Cour a refusé. Lorsqu'il aura la parole pour la dernière fois, il ne pourra que dire qu'il n'a rien compris à ce que le Ministère public de la Confédération et les avocats des plaignants ont déclaré contre lui. Quant aux journalistes gambiens qui ont une nouvelle fois fait le déplacement, ils en sont réduits à écouter des jours de plaidoiries dont ils ne comprennent pas un traître mot. C'est un triste spectacle de la part de nos tribunaux, qui ne comprennent manifestement pas les enjeux d'un procès mené sur la base de la compétence universelle," écrit l'avocat de la défense, quelques heures plus tard, sur LinkedIn.
Sonko, plus frêle qu'il y a un mois, est assis à côté de son avocat, parcourant les documents et notant le plus souvent quelque chose. Seuls lui et Currat sont sur le banc de la défense, cette fois-ci. Les trois autres membres de l'équipe, dont la fille de Sonko, sont absents. "Il est inutile de venir si l'on ne comprend pas la langue. Ce serait juste des frais supplémentaires pour rien," explique Currat à Justice Info.
Adieu, peuple gambien !
En janvier, une petite communauté gambienne s'est formée à Bellinzone, la petite capitale du Tessin, partie italienne de la Suisse. Les plaignants - des Gambiens vivant dans leur pays et d'autres à l'étranger - ainsi que quelques journalistes gambiens et quelques autres, se retrouvaient tous les jours au tribunal suisse pour trois semaines d'audiences. En mars, l'atmosphère a changé. Les plaignants ne sont pas présents au tribunal. Ils n'assistent pas aux plaidoiries finales, n'ayant pas les moyens de faire deux fois le déplacement. Le sort de l'un des plus hauts responsables présumés de la Gambie, un ancien ministre de l'Intérieur, est déterminé dans un pays situé à des milliers de kilomètres, mais il y a très peu de traces du peuple gambien et très peu d'efforts pour l'inclure. A l'exception de deux journalistes gambiens, dont la correspondante de Justice Info, qui ont reçu le soutien financier d'un groupe impromptu et généreux de citoyens suisses - et de l'accusé bien sûr - aucun Gambien n'est présent.
Bien que la communauté gambienne ait eu des difficultés dès le début contre la barrière de la langue, la procédure ce mois-ci semble l'exclure encore plus qu'en janvier. "Mon expérience, cette fois-ci, est totalement différente des audiences de janvier. Lorsque les plaignants et les témoins devaient s'exprimer dans une langue, je comprenais. Cette fois-ci, la procédure se déroule en allemand, ce qui fait que j'ai encore plus de mal à comprendre ce qui se passe. Sans aucun moyen d'interprétation, je dois m'en remettre à la traduction en ligne des documents qui me sont communiqués après l'audience pour comprendre ce qui se passe. C'est assez improductif, cela prend du temps et les informations ne nous parviennent pas à temps alors que nos lecteurs ont besoin suivre la procédure en temps réel", confie Sanna Camara, un journaliste gambien qui couvre le procès.