Les habitués du Théâtre Italia (Consulat général d'Italie) - Casablanca, amoureux de livres et défenseurs des droits de la femme, ont accueilli récemment une grande Dame du savoir et de la culture au parcours exceptionnel, à l'occasion de la Journée internationale des droits de la femme célébrée tous les ans à travers le monde à la date du 8 mars.
Rita El Khayat, puisque c'est d'elle dont il s'agit, « est un personnage très engagé sur plusieurs fronts, dans les domaines sociaux, scientifiques et culturels », a rappelé à cette occasion la présidente de la Dante Alighieri de Casablanca, Mme Marina Sganga Menjour. Une figure imposante qui force l'admiration par sa vivacité intellectuelle et l'étendue de ses connaissances, serait-on tenté d'ajouter.
Défenseure acharnée de la paix, la chercheuse, enseignante, anthropologue, psychanalyste et artiste peintre est l'auteur de plus d'une trentaine d'ouvrages et de centaines d'articles sur la condition de la femme et des travaux. Des ouvrages d'une grande clarté, bien structurés et dont l'utilité ne fait aucun doute, à l'instar du dernier intitulé : «Les violences traditionnelles contre la femme», publié aux éditions L'Harmattan.
Dans cet ouvrage unique par sa documentation - témoignant d'un long et minutieux travail de recherche - qui sortira prochainement en italien sous le titre « Il sangue e la parola », l'écrivaine maroco-italienne « traite de la violence contre les femmes en analysant la diversité de leurs origines et de leurs causes à toutes les époques et dans les différentes cultures du monde », note la présidente de l'Association culturelle italienne dans son allocution de présentation avant d'inviter l'écrivaine à prendre place à l'espace scénique du Théâtre Italia.
« Il existe probablement encore plus de variétés de violences, de diversités de leurs origines et leurs causes contre les femmes dans le monde », concède Rita El Khayat. Mais dans ce livre imprégné de références bibliographiques et historiques, explique-t-elle, «l'analyse de l'étiologie de la violence et de l'agressivité
permet de définir plus intiment les processus menant, de façon traditionnelle, à leur exercice contre les filles et les femmes ».
L'auteure de « Le monde arabe au féminin »(L'Harmattan) a commencé à réfléchir sur la question de la violence des femmes depuis plus de trois décennies, concentrant toute son attention sur un phénomène qu'elle connaît bien pour l'avoir subi« sous toutes ses formes, dans tous ses raffinements, sous toutes ses déclinaisons », confie-t-elle dans la note d'intention du livre.
Ainsi, qui mieux que cette intellectuelle engagée, professeur d'université en France, en Italie et au Canada, auteure de «Le Maghreb des femmes» (Eddif puis Marsam) et de « Le somptueux Maroc des femmes» (Ed. Dedico puis Marsam), « aurait pu célébrer avec nous la Journée internationale de la femme. Elle qui en 1999 a été la première femme de l'histoire du Maroc à adresser une lettre ouverte au Souverain, Sa Majesté le Roi Mohammed VI, pour contraster un mouvement réactionnaire qui voulait le retour de la femme au foyer », s'était interrogée en début de soirée Mme Marina Sganga Menjour.
« Les violences sont extrêmement nombreuses et c'est pour cela que j'ai essayé de les analyser au maximum à travers l'histoire, le temps, les cultures, les sociétés de tous les temps et partout », souligne celle qui se considère comme une femme rigoureuse avec elle-même et soutient que « pour prouver quelque chose, il faut aller très loin, prospecter très loin pour que ça devienne un texte fondamental ».
Le patriarcat a été féroce contre les femmes
La violence contre les femmes tire sa source dans des perceptions diverses que l'homme a de la femme.« Nous sommes encore en train de vivre sous le patriarcat et celui que nous connaissons le mieux, c'est le monothéisme de type judaïque, chrétien et musulman ».
Le patriarcat symbolisant un pouvoir, il faut un dominant et un dominé. C'est ainsi qu'« il était très facile de dominer une femme parce qu'on s'accorde à dire qu'elle est plus fragile physiquement, fait et a la garde des enfants. Dès lors, il était plus facile pour les hommes de régenter la vie des femmes et de leur imposer un
certain nombre d'éléments qui font qu'ils les tiennent complètement », explique Rita El Khayat au milieu d'une salle silencieuse et très attentive.
La violence est la plus ancienne forme de servitude de la femme
Le livre montre avec exemples à l'appui qu'il y a une violence universelle et traditionnelle contre les femmes et rapporte qu'elle est la plus ancienne forme de servitude des femmes.
Pour bien comprendre l'étendue du phénomène, elle rappelle qu'« en Espagne, en France et en Italie, il meurt
entre 150 et 200 femmes par an sous les coups de leurs compagnons, ex-maris et de leurs maris ». Pour ne citer que ces trois pays européens et développés proches du Maroc.
Mais avant d'en arriver aux cas extrêmes, Rita El Khayat rappelle également quelques-unes des formes de
violence que subissent les femmes pour ne pas les oublier. « Il y a des frotteurs dans les bus, les harceleurs systématiques, les dragueurs invétérés, les chefs qui obligent les femmes à la promotion canapé... On ne parle pas parce qu'il n'y a pas mort d'homme, en l'occurrence de femmes. Ce n'est que quand il y a meurtre qu'on se réveille », fait-elle remarquer estimant au passage que la venue du féminisme était une nécessité absolue.
Mais pour la psychiatre et psychanalyste, on n'a pas toujours besoin de tuer la femme. Prenant le cas de la société marocaine qu'elle connaît bien, «la violence est diffuse et permanente. La femme la subit tellement et aussi longtemps que ce n'est pas la peine de la supprimer. Qu'elle le veuille ou non, elle est soumise ».
Abordant plus généralement les cas de féminicide (meurtre spécifique de femmes), particulièrement présents au sein des couples, Rita El Khayat note qu'«on tue très souvent par excès d'amour: «J'ai aimé cet être au point que je vais le faire disparaître parce qu'il ne me convient plus, il n'est plus en phase avec l'amour que je lui porte ».Ou encore « j'ai été rejeté pour un autre, c'est hors de question », « il n'est pas question que celle qui a été mon épouse ou ma partenaire aille vivre avec un autre », etc.
Pour contrer la violence, il faut la déconstruire
Même si rien dans la progression du temps n'améliore intégralement la condition féminine, des pistes existent pour résoudre ce problème et faire reculer un tant soit peu la violence à l'égard des femmes.
Le livre nous en donne certes des pistes, mais pour la défenseure acharnée de la paix, « il faut démonter la violence dans tous ses systèmes, l'expliquer, la contrecarrer, parles explications, à rendre compte de ce que qu'elle est : une horreur et une abjection. J'espère avoir fait le tour de tout ce qu'elle est et de tout ce qu'elle implique, la douleur, la souffrance, la déchirure, l'insupportable, l'explosion, l'échec, la mort, la fin ».
« Plus on a d'arguments, plus on va résoudre ce problème », a affirmé cette fervente militante des droits de la femme avant de laisser place à la séance de questions-réponses qui sera suivie, une vingtaine de minutes plus tard, de la séance de signatures d'autographes très attendue lors de cette soirée organisée par le Consulat général d'Italie et la Dante Alighieri de Casablanca.
Lauréate du «Prix international de la femme d'exception»- Stand out Woman -qu'elle a reçu en novembre 2023 dans la capitale italienne, Rita El Khayat s'est vu décerner en 2006 par le président de la République italienne la citoyenneté d'honneur. Deux ans plus tard, en 2008, elle a été nominée pour le prix Nobel de la paix.