Sénégal: Tension sur la distribution du gaz butane - Le dysfonctionnement est dans la bouteille

11 Mars 2024

Le 4 mars dernier, lors d'une rencontre avec la presse, le Ministre du Pétrole et des Energies, Antoine Felix Diome, interpellé sur une supposée pénurie de gaz butane, a parlé plutôt de pénurie de bouteilles qui s'expliquerait par des dysfonctionnements dans l'interchangeabilité et la consignation des bouteilles.

Le Soleil, pour en avoir le coeur net, a pu accéder dans l'un des plus grands centres emplisseurs du pays, notamment Lobbougaz. Et le constat est que, effectivement, des dizaines de milliers de bonbonnes vides appartenant à des concurrents sont stockées sur place, faute d'être récupérées par leurs propriétaires.

Ici, on l'appelle « cimetière ». Et pourtant, à l'origine, cet espace dénommé Centre de rassemblement des moyens (Crm) était censé être une zone de transit pour ces milliers de bouteilles de gaz vides qui le meublent aujourd'hui. De couleurs orange et bleu en grande majorité, elles sont superposées dans un alignement en enfilade qui dépasse largement hauteur d'homme.

On en trouve de toutes les gammes : 2,7 kg, 6 kg et 9 kg. On est au centre d'emplissage de Lobbou Mame Diarra Bousso qui commercialise la marque de gaz butane Lobbougaz. À quelques dizaines de mètres de ces bouteilles réduites en épave à force d'être exposés aux éléments naturels, les bascules d'emplissage des bonbonnes fonctionnent à plein...gaz. À côté, trois grosses cuves de stockage du gaz butane incrustées dans une épaisse maçonnerie en béton armé dominent les lieux par leur stature.

Ces bouteilles en souffrance appartiennent aux concurrents de Lobbougaz, notamment à Total (bouteilles orange), à Oryx gaz (bouteilles bleu) et à Ola (bouteilles marron). Elles se sont empilées ici au fil des mois quand ces derniers ont commencé à ne plus respecter les termes de la convention relative à l'interchangeabilité des bouteilles de gaz entre les différents distributeurs sous l'égide du ministère du Commerce.

Ces trois distributeurs, avec Lobbougaz et Touba gaz, constituent les cinq emplisseurs qui approvisionnent le marché sénégalais en gaz butane. En janvier dernier, lorsque des tensions sur la distribution de ce produit ont commencé à se faire sentir, le Ministre du Commerce, lors d'une rencontre avec ces distributeurs, avait promis qu'un nouvel arrêté serait pris incessamment pour « corriger les impairs notés dans l'actuel arrêté ministériel, mais aussi pour garantir à chaque distributeur le retour des bouteilles vides avec un taux de consignation acceptable pour éviter la fuite dans les pays limitrophes ». L'arrêté ministériel en question avait été pris en mars 2023. Mais à l'évidence, vu la persistance des dysfonctionnements dans la distribution du gaz butane, cette mesure ministérielle n'a pas eu les effets escomptés.

Une convention non respectée par toutes les parties

Mais au-delà de ces arrêtés, ce qui lie les cinq distributeurs et l'Etat, c'est la convention signée en 2017 et qui réglemente la circulation des bouteilles de gaz butane. Pendant trois à quatre ans, les termes de ce texte ont été respectés par toutes les parties concernées. Mais la machine jusque-là huilée a commencé à se gripper à partir de 2022, si l'on en croit Abdou Khadr Djité, Directeur des opérations de Lobbou Mame Diarra Bousso (Lmdb). « Effectivement, il n'y a pas de pénurie de gaz butane, c'est une vue de l'esprit entretenue. Ce qu'il y a, c'est que certains opérateurs n'investissent plus dans le secteur et refusent de déconsigner leurs bouteilles de gaz que nous détenons », martèle-t-il.

Au juste, que dit cette convention signée le 19 décembre 2017 entre acteurs gaziers et les membres du Groupement professionnel de l'industrie du Pétrole (GPP) ? En résumé, elle fixe les règles de l'interchangeabilité. C'est-à-dire que le consommateur, qu'importe la bouteille vide de l'opérateur en sa possession, peut l'échanger avec une bonbonne pleine de n'importe quel autre opérateur. Il reviendra ensuite à chaque distributeur d'opérer aux changements des bouteilles ainsi récupérées en amont, avec un système de compensation fixée par l'arrêté.

En effet, tous les distributeurs ont l'obligation de communiquer quotidiennement les stocks de bouteilles concurrentes détenues dans les centres emplisseurs suivi d'un échange quotidien de bouteilles de gaz butane entre eux. À défaut, il faut s'acquitter d'une compensation financière si un distributeur ne récupère pas, au bout de trois mois, ses bouteilles se trouvant chez sa concurrente. C'est ce qu'on appelle la déconsignation. Pour les bouteilles de 6 kg, c'est 6 000 Fcfa par bouteille, 4 500 Fcfa pour celle de 2,5 kg, 8 500 Fcfa pour celle de 9 kg. Pour les bouteilles de 12 kg et de 38 kg, les prix de la consignation sont respectivement de 12 000 Fcfa et de 40 000 Fcfa.

Un marché dominé par les nationaux

Aujourd'hui, seuls Lobbougaz et Touba gaz semblent respecter cette convention. En effet, ces deux centres emplisseurs procèdent régulièrement à l'interchangeabilité de leurs bouteilles. La preuve, lors de notre visite à Lobbougaz, des camions de Touba gaz étaient en train de récupérer leurs bouteilles. Ce qui explique la faible présence de ces bouteilles de couleur verte sur l'espace de stockage. Lobbougaz fait de même en allant récupérer quotidiennement les siennes se trouvant chez sa concurrente.

Ces deux distributeurs qui détiennent, ensemble, 63 % des parts du marché de gaz butane, se trouvent être également des entreprises 100 % locales. En face, Total, Oryx gaz (anciennement Puma) et Ola, sont des enseignes internationales. « Les nationaux jouent le jeu, mais les autres freinent des quatre fers. Elles sont aujourd'hui larguées par les deux nationaux qui dominent le marché. Lobbou est à 32 %, Touba Gaz entre 30 % et 31 % », souligne Abdou Khadr Djitté. Selon lui, aujourd'hui, Lobbougaz détient, rien que pour Total, 12 000 de ses bouteilles de 6 kg, 14 000 de ses bouteilles de 2,7 kg et 9 000 de ses bouteilles 9 kg. Sans compter les autres qui appartiennent à Oryx gaz et à Ola.

En refusant de venir les récupérer, ces producteurs, selon lui, participent à dérégler la distribution du gaz butane. « Nous ne pouvons pas continuer à prendre des bouteilles de nos concurrents qui ne viennent pas les récupérer. Cela pose un problème de stockage, d'autant plus que nous ne pouvons pas les enfûter c'est-à-dire les emplir et remettre sur le marché », explique-t-il. Les boutiquiers étant au fait de cette situation, n'acceptent donc d'échanger que des bouteilles de même marque ou, à tout le moins, entre des bouteilles de marque Lobbou gaz et Touba gaz, les deux emplisseurs qui respectent encore l'interchangeabilité.

Touba gaz rencontre le même problème que Lobbougaz. Selon le Responsable administratif des ventes, Mamadou Diouf, depuis un an, Total n'a ni récupéré ni déconsigné ses bouteilles qui se trouvent dans le centre emplisseur. « Rien que pour les bouteilles de 6 kg, nous en détenons 7 190 qui appartiennent à Total », regrette-t-il. Selon lui, cela participe à perturber la circulation des bonbonnes de gaz. Derrière cette stratégie, il soupçonne une opération marketing visant à récupérer des clients de la concurrence. Face à cette situation, Mamadou Diouf estime que c'est l'Etat qui doit mieux veiller à l'application stricte des termes de la convention sur l'interchangeabilité. « Il faut des contrôles réguliers pour vérifier la véracité des déclarations sur les stocks de bouteilles détenus par chaque opérateur », a-t-il martelé.

Administrateur de Lobbou Mame Diarra Bousso, Aliou Lô, lui aussi, interpelle les autorités. Il appelle à tenir une réunion d'urgence pour régler définitivement ce problème. « Seules les autorités peuvent trouver une solution à ce problème. Et il faut des mesures hardies. Qu'on fasse appliquer dans toute sa rigueur la convention que nous avons tous signée », a-t-il indiqué. Insistant sur la déconsignation, M. Lô soutient que cela doit se faire de part et d'autre sinon, à la longue, cela risque d'être fatale pour son entreprise. Selon lui, Lobbougaz dispose de 1,8 millions de bouteilles dans le marché. « Les bouteilles de concurrents que nous avons ici sont autant de bouteilles que nous devions, en principe, emplir et remettre sur le marché », regrette-t-il.

Le Soleil a essayé d'entrer en contact téléphonique avec les opérateurs Total, Oryx gaz et Ola. En vain. Pour Total, principal indexé dans cette situation, un mail a été même envoyé à l'adresse du responsable du secteur Gaz, en retour, nous avons reçu comme réponse : « votre message à vincent.diouf@totalenergies.sn a été bloqué ».

UN STOCK DE SÉCURITÉ

Une capacité de 19 200 tonnes qui va se renforcer de 11 000 tonnes en 2025

Parler de pénurie de gaz fait sortir de ses gonds Aliou Lô. Pour lui, il n'en est rien. En effet, selon lui, depuis la Covid 19, il avait pris l'engagement devant le Chef de l'État de faire en sorte qu'il n'y ait plus de rupture dans l'approvisionnement du marché en gaz butane. Pour joindre les actes aux paroles, il a augmenté la capacité de stockage de son centre à 6 200 tonnes.

Alors que, jusque-là, tous les emplisseurs réunis, ne faisaient que 13 000 tonnes. « Aujourd'hui, le Sénégal dispose d'une capacité de stockage de 19 200 tonnes. Et d'ici 2025, 11 000 tonnes vont s'y rajouter. Donc on ne peut pas parler de pénurie de gaz mais plutôt de bouteilles chez certains confrères. Sur les cinq dernières années, les investissements dans les bouteilles ont été faits par Lobbou, Touba Gaz. Et une seule fois Puma a injecté 40 000 bouteilles. Pour les autres, rien n'a été fait », a-t-il confié.

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