Centrafrique: Réparations - La Cour pénale spéciale opte pour le pragmatisme

Un an et six mois après son premier verdict, rendu en octobre 2022, la Cour pénale spéciale (CPS) est attendue sur l'une de ses missions les plus délicates : la réparation. Celle des préjudices subis lors du massacre de Koundjili et Lémouna, en mai 2019, dans le nord de la République centrafricaine, objet de son premier procès, serait sur le point d'être délivrée.

Alors que la Cour pénale spéciale (CPS) entre dans la deuxième année de son second mandat de cinq ans, le tribunal hybride soutenu par l'Onu et basé à Bangui, s'apprête à passer le test des réparations. À l'image de la Cour, les montants sont modestes, les victimes réparées peu nombreuses, et l'intention affichée des juges est de faire en sorte qu'elles reçoivent sans délai ce peu de chose.

« Il faut que la réparation soit effective », a souligné la chambre d'appel dans sa décision du 23 octobre dernier concernant les intérêts civils des victimes du massacre de Koundjili et Lémouna du 21 mai 2019. Si un plus grand nombre de victimes a été pris en compte en appel, le montant total des réparations a été revu à la baisse par rapport à la décision de première instance, passant de 22,8 millions de francs CFA (près de 35.000 euros) à 17,3 millions (un peu plus de 26.000 euros).

Désormais, ce sont 32 ayants-droits représentant les 32 personnes victimes de meurtre selon la Cour dans les deux villages du Nord de la République centrafricaine (RCA), au lieu de 16 auparavant, qui sont prises en compte. Pour eux, le montant des réparations est réduit à plus du tiers - passant de 1 million (1.500 euros) à 350.000 francs CFA (530 euros). Le montant affecté à deux victimes de viol, mineures au moment des faits, reste le même : 1 million pour chacune. Les quatre autres victimes de violences sexuelles peuvent aussi espérer toucher les 700.000 francs CFA attribués en première instance - sauf la victime YY, décédée le 17 novembre 2022. Les autres réparations restent intactes : 600.000 pour chacun des trois survivants de tentatives de meurtre, et 200.000 pour un jeune homme ligoté durant l'attaque de son village. Elles concernent 42 victimes directes et indirectes des violences jugées par la CPS lors de son premier procès.

« Même si nous estimons que ces montants sont insignifiants, ces indemnisations répondent au principe de la loi. C'est en fonction des ressources financières de la cour », commente André Olivier Manguereka, avocat de la partie civile. Il avait pourtant estimé dans un premier temps avec sa consoeur centrafricaine Claudine Bagaza à 1,38 milliards de CFA (environ 2,1 millions d'euros) le montant des réparations individuelles et collectives nécessaires à l'issue du premier procès de ce tribunal hybride, soutenu par l'Onu et basé à Bangui.

Pas de construction de puits

La première décision d'assises avait retenu la demande de construction de mémoriaux, ainsi que de deux puits dans chacun des deux villages. Mais la chambre d'appel leur a dit non concernant les puits. Cet aspect de la décision étonne Antoine Stomboli, coordonnateur en RCA du Fonds mondial pour les survivants.es de violences sexuelles, qui observe de près les questions de réparations dans le pays : « Pour moi l'arrêt n'est pas bien justifié. Les juges refusent la construction de puits parce qu'ils pensent que le lien avec les violences n'est pas bien expliqué. Mais par contre, ils disent que la construction d'un mémorial est justifiée. »

Partagés, comme ils l'écrivent dans leur arrêt, entre le souhait de « prendre des mesures de réparation qui soient adaptées à la nature et à l'ampleur des préjudices subis » et la conscience « qu'aucune mesure de réparation n'est susceptible de rétablir la situation que les crimes ont affectée, ni de compenser la douleur des victimes », les juges d'appel ont opté pour le pragmatisme. « Une réparation qui, selon toute probabilité, ne pourra jamais être mise en oeuvre, c'est-à-dire qui serait de fait fictive, irait à l'encontre de l'objectif voulant que la réparation soit effective et serait source de frustration pour les victimes », ont-ils aussi écrit.

« Que des mesures qui peuvent être exécutées »

Mais quatre mois après la décision de dernier ressort, les victimes attendent et s'impatientent.

« Tout ce que je peux dire, c'est que l'on met tout en oeuvre pour que les réparations se fassent le plus vite possible. Parce que le postulat à la CPS, c'est de ne prononcer que des mesures qui peuvent être exécutées », promet Charles Mugaruka Mupenda, chef du service d'aide aux victimes et à la défense de la CPS - chargé de mettre en oeuvre les réparations.

Fin décembre, une équipe de son service s'est rendue à Paoua, explique-t-il. Les réparations concernent des individus, mais aussi des ayants-droits. « Pour les réparations individuelles, il n'a pas de problème », affirme Mugaruka. Mais en ce qui concerne les réparations attribuées aux ayants-droits, poursuit-il, « elles sont allouées aux familles des personnes décédées. Donc il fallait identifier les membres de ces familles, et aussi les membres que ces familles désignent pour percevoir les réparations ». Le déplacement à Paoua a permis, dit-il, d'obtenir la désignation des représentants de ces familles. « Les personnes désignées ont signé des engagements de partager équitablement ce qui sera accordé », ajoute-t-il.

Dans cette région, sécuriser les transferts d'argent aux victimes n'est pas une mince affaire. Il n'existe aucune structure bancaire et les villages Koundjili et Lémouna n'ont pas accès aux réseaux téléphoniques. Après échange avec les intéressés, une solution a été trouvée, indique Mugaruka. Elle est proposée dans un rapport que la mission a rédigé à l'attention de la cour. Le service d'aide aux victimes ne souhaite pas la divulguer, évoquant la sécurité des bénéficiaires.

Un mémorial ? « On a dit non ! »

« Nous avons demandé plusieurs mesures de réparation. Mais les juges en ont rejeté bon nombre. Une antenne de téléphonie mobile par exemple serait très utile pour nous. Cela nous permettrait d'être alertés en cas de nouvelle attaque. Mais ils préfèrent recommander un mémorial. On a dit non ! Depuis le 21 mai 2019 jusqu'à ce jour, on n'a vu aucune réparation. Les victimes sont en train de mourir. Les veuves et orphelins souffrent. La scolarité des enfants de nos frères décédés pèse sur nous. Ce n'est pas facile », tempête Jean Denis Albert Horo, un ayant-droit contacté par Justice Info, deux mois après le passage de la mission de la CPS. Selon une source proche de la Cour, sur les cinquante-six personnes consultées par la mission, une seule a souhaité la construction d'un mémorial. Invoquant les coutumes locales, la plupart ont estimé que la construction d'un édifice en mémoire de personnes décédées de façon brutale pourrait attirer le malheur et favoriser la reproduction des mêmes incidents à l'avenir.

Simplice Bissi, représentant d'une famille de victimes bénéficiaire, a été désigné comme point focal par les autres victimes de Koundjili et Lémouna. Contacté par Justice Info à Paoua, il s'impatiente. « On n'a rien reçu jusqu'à maintenant. La CPS a promis de donner 350.000 à chaque famille des personnes tuées pendant les attaques de Koundjili et Lémouna. Ils [les membres de la mission de la CPS] avaient dit qu'ils allaient revenir au mois de janvier ou en février. Mais jusque-là, on n'a aucune nouvelle. En tant que point focal, les gens viennent me demander, mais je ne sais quoi leur dire. Je ne sais pas s'ils étaient venus à Paoua juste nous amadouer pour que les victimes oublient ce qui s'était passé. »

Combien de temps avant la distribution ? « On peut estimer le délai au plus tard à trois mois. Mais cela peut avoir lieu plus tôt, possiblement ce mois de mars », nous répond Mugaruka.

Des projets partenaires pour les réparations ?

L'arrêt de la chambre d'appel a par ailleurs mandaté le projet Nengo pour assister les victimes de violences sexuelles, avec des soins médicaux et psychologiques, des formations et des mesures de réintégration socio-économique. Les données concernant les victimes de Koundjili et Lémouna sont centralisées par l'Institut francophone pour la justice et la démocratie (IFJD), qui appuie le projet Nengo. Pour des « raisons de confidentialité », l'IFJD n'a pas souhaité répondre aux questions de Justice Info. Mais sur le terrain, à Paoua, le point focal des victimes est formel : jusqu'à présent aucune victime de violence sexuelle reconnue au titre des réparations n'a reçu d'accompagnement de la part de quelque projet que ce soit.

Le Fonds mondial pour les victimes, représenté par Stomboli, n'exclut pas la possibilité d'être aussi un partenaire des réparations. « Il serait toujours possible d'appuyer techniquement la CPS dans la mise en oeuvre des réparations même si l'on ne va pas financer directement ces réparations. Les réparations ne peuvent pas qu'être financières, médicales ou psychologiques. Il faut aussi des garanties de non répétition c'est-à-dire un travail de mémoire, sur l'éducation contre les violations des droits humains, des réformes scolaires... », suggère-t-il.

Selon les informations recueillies par Justice Info, le budget de la CPS est revu à la baisse cette année, bien que les activités judiciaires augmentent, avec notamment un deuxième procès en cours. Le budget dressé fin décembre était de 11,9 millions USD contre 15 millions USD en 2023. En 2023, les donateurs avaient versé moins de la moitié de ce budget, confirmant le sous-financement récurrent de la CPS depuis sa création. C'est ainsi une dotation spéciale d'un montant de 30.000 USD, versée par la Minusca, la mission des Nations unies en Centrafrique, qui appuie le tribunal, qui seule va permettre la mise en oeuvre des intérêts civils. L'intégralité de la somme sera épuisée par les réparations prévues pour les victimes de son premier procès.

« Les ressources sont disponibles, en tout cas pour le dossier Paoua. Mais nous faisons face à des défis énormes de mobilisation de ressources en matière de réparations », confie Mugaruka, qui espère que les partenaires qui appuient la CPS pourront faire mieux pour les dossiers à venir. Le 5 décembre 2023, la CPS a ouvert son deuxième procès, dans l'affaire dite « Ndélé 1 » où dix personnes (dont six par contumace) sont accusées de crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis en mars et avril 2020. Ce procès est actuellement suspendu, du fait d'un mouvement de protestation général des avocats en Centrafrique.

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