Cameroun: «Le spectre de Boko Haram» de Cyrielle Raingou - «Oser rêver quand on n'a plus droit au rêve»

interview

Pour la 46e fois, le Festival international de films de femmes de Créteil contribue à révolutionner le regard sur les femmes et à élargir notre vision du monde avec des images tournées sur tous les continents par des réalisatrices. Parmi les films en compétition, Le spectre de Boko Haram de Cyrielle Raingou. La Camerounaise a travaillé sept ans sur ce magnifique documentaire à hauteur d'enfants dans une zone menacée par les jihadistes dans le Grand Nord du Cameroun. Entretien.

Votre documentaire Le spectre de Boko Haram nous emmène au village de Kolofata, situé dans une zone très dangereuse, sous la menace du groupe terroriste Boko Haram. Quel est pour vous le coeur du film ?

L'essence du film a été toujours de représenter cet espace de l'Extrême Nord du Cameroun, de montrer comment cette région est impactée par ces atrocités. Mais la rencontre avec les enfants a complètement donné une énergie nouvelle au film. Les enfants, comment perçoivent-ils ce monde ? On a deux garçons et une fille et l'approche de la vie, dès le bas âge, n'est pas pareille. L'éducation qu'on leur donne n'est pas la même. Ils subissent les mêmes atrocités, mais ils ne se laissent pas pour autant avoir. Ils rêvent d'un lendemain meilleur en se projetant à travers leurs études tout en essayant au jour le jour de garder un sourire. C'était ça qui était important pour moi. Ne pas uniquement dépeindre la vie dans un espace où tout était perdu. Pour moi, ces enfants représentent la lumière. C'était oser rêver quand on n'a plus droit au rêve. C'était ça l'essence de mon film.

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«Le spectre de Boko Haram», un film féministe? Il y a ce paradoxe : au fond, on entend les mitraillettes et aperçoit les atrocités, mais devant la caméra défilent la beauté des paysages, des costumes, des visages enfantins, les mots et les regards des enfants, les rêves... En revanche, les jihadistes n'apparaissent nulle part. Est-ce que c'était pour laisser la place à l'espoir d'un avenir pour ces enfants, ce village et cette région ?

Quand on arrive dans cet espace, c'est tellement beau. Je suis tombée amoureuse du paysage, même s'il y avait le danger partout. Quand j'ai posé la caméra, je me suis dit : l'espace, c'est un personnage ! Tu dois le respecter quand tu le prends en image ! C'est comme ça que j'ai construit tout autour. Dès le départ, on voit cet immense espace où les enfants vivent. On voit aussi la magnifique chaîne montagneuse qui donne envie à y faire une randonnée. Mais c'est là-bas, le danger, Boko Haram. Cela donnait ce contraste entre cette beauté, cette liberté et la prison dans laquelle les gens étaient enfermés. J'ai beaucoup joué avec ça.

Quant aux couleurs... Les femmes du village savent utiliser les couleurs. Quand je filmais, je portais le hijab, pas parce que j'étais obligée de le porter, mais tout simplement parce que cela me fascinait. Chaque jour, les femmes portaient une autre couleur, un jour c'était rose fuchsia, le lendemain c'était jaune... C'était tellement magnifique.

Je n'ai jamais vu un endroit où on pouvait porter le hijab avec autant d'élégance. Cette façon dont les femmes s'approprient tous ces objets de la vie qui peut les enfermer, mais qu'elles transforment en autre chose pour égayer leurs journées et leur vie. En même temps, il y a cette patrouille lourdement armée dans le village. Tout ça donne l'impression d'une scène surréaliste.

Les enfants, Falta, Ladji, Ibrahim, Mohammed..., sont d'un naturel désarment, en même temps, ils sont conscients qu'ils vivent sous la menace et qu'ils sont perdus leur papa ou leur maman à cause des jihadistes de Boko Haram. Votre film, qu'a-t-il apporté à ces enfants ?

Ce qui était important pour les enfants, c'était la question de mémoire. Ça revient de manière récurrente. Ils ne voulaient pas oublier. Mais nous sommes dans une société où on n'aime pas exprimer ses peines. On n'aime pas parler des morts. C'est tabou. On a beaucoup de tabous.

La petite Falta, elle a saisi ça comme une occasion de vraiment avoir une discussion avec sa mère que, jusqu'à présent, elle n'arrivait pas à avoir. C'est quelque chose que j'ai rapidement saisi et j'ai travaillé en ce sens pour leur laisser la place de s'exprimer sans censure.

J'avais un traducteur sur le terrain. Quand les enfants se sont mis à parler entre eux, il s'est mis à leur parler en patois. J'ai coupé la caméra, j'ai demandé pourquoi. Il m'a dit que les enfants disaient n'importe quoi. Il voulait censurer ce qu'ils disaient. J'ai été obligé de me séparer de lui.

Sur vos images, on aperçoit trois choses défendant ces enfants contre la menace terroriste : les mitraillettes des soldats, mais surtout le crayon du professeur et votre caméra. Avez-vous le sentiment que votre film contribue à protéger les enfants contre la menace de Boko Haram ?

Absolument. Déjà l'approche. C'est très facile de tomber dans le sensationnalisme quand on travaille dans une zone très chaude comme ça. Mais dès le départ - et c'est pour cela que mon film s'appelle Le spectre de Boko Haram - je savais que chaque parcelle du film serait autour d'eux, mais j'ai décidé de les réduire aux fantômes qui tourmentent mes personnages. Dès le départ, c'était un choix délibéré de ne pas donner la parole à l'autre camp. Dans le rapport avec les enfants, j'ai essayé absolument d'être le plus humain possible, d'approcher le sujet, la matière, la façon dont je filmais, comme si c'était moi-même cet enfant que j'étais il y a quelques années. Je ne peux pas dire que c'était un film en faveur de la défense des droits des enfants, mais chaque parcelle de ce film est politique. Je voulais utiliser l'image et le son pour montrer et suggérer ce qui était important pour moi, c'est-à-dire ces enfants.

Votre film a déjà remporté une dizaine de prix, au Fespaco à Ouagadougou, passant par le prix du Meilleur documentaire africain au Festival de Durban jusqu'au très prestigieux Tigre d'or du Festival international de Rotterdam. Qu'est-ce que votre film a apporté au cinéma ?

Vous savez, quand nous étions en pleine conception écriture de ce film, nous avons beaucoup souffert pour avoir les financements. J'ai eu l'impression que personne ne voulait voir ce film. Mais, comme je suis quelqu'un de complètement obstinée... Je disais à mes producteurs : « S'il vous plaît, ne m'abandonnez pas. Je sais qu'il y a une histoire là-bas ». J'avais cette rage de raconter cette histoire. J'ai compris que ce film serait quelque chose quand j'ai dû dire non à un autre festival important pour garder la première au Festival international de film de Rotterdam. J'arrive à Rotterdam et j'ai regardé la liste de tous ceux qui avaient gagné Le Tigre d'or. Il n'y avait aucun Africain ! Et là, c'est moi qui décroche le premier prix !

Vous êtes née à Koutaba, une ville dans l'ouest du Cameroun. Vous avez fait vos études à Yaoundé, une maîtrise au Portugal, travaillé au Sénégal, en Belgique, en Hongrie, aux États-Unis... Avez-vous le sentiment d'être aujourd'hui une cinéaste mondialisée ou d'être toujours une réalisatrice camerounaise, ancrée dans votre pays de naissance ?

Disons, je fais les films un peu partout. J'ai fait un film aux États-Unis, j'ai fait des films au Portugal, en Espagne, en Belgique, à Bruxelles, en Hongrie... Mais la vérité, c'est que je ne trouve mon inspiration profonde que quand je suis dans l'espace que je connais ou que je maîtrise. Disons, je reste encore avec ce cerveau d'enfant qui doit toujours retourner vers sa « madeleine ». Tourner au Cameroun, en Afrique, aujourd'hui, cela reste ma « madeleine ». Je dois avoir ce goût quand je mange, quand je travaille.

Aujourd'hui, vous avez un nom, cela aide pour les futurs financements. Quel est le thème de votre prochain film ?

J'ai deux films que je produis en ce moment et deux films que je réalise, un documentaire et une fiction. Pour ce documentaire, j'ai eu un déclic. Dans Le spectre de Boko Haram, il y a un moment où on apprend que les enfants sont morts par noyade. Quand j'étais petite, à l'âge de six ans, j'ai failli être morte par noyade. Cet épisode du film a totalement réveillé de mauvais souvenirs. Dans mon prochain documentaire, j'explore la relation ou le manque de relation que mon peuple a avec l'eau. Cela va au-delà d'une simple relation ou absence de relation. Les deux films que je réalise ont un lien avec Le spectre de Boko Haram. Le prochain c'est une fiction. C'est toujours cet espace, mais du point de vue des femmes. C'est l'histoire d'une jeune femme, d'une jeune mère de 25 ans qui est ingénieure, qui installe des panneaux solaires dans les villages et qui est contrainte de faire le trafic avec les terroristes de Boko Haram. Parce que, quand j'étais là-bas, j'ai appris qu'il y avait des femmes qui, pour diverses raisons, faisaient le trafic avec les terroristes.

46e Festival international de films de femmes de Créteil, du 15 au 24 mars 2024

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