Tunisie: Enquête - Le tabac en Tunisie, des faits et des chiffres

27 Mars 2024

Plongée dans le monde embué de la cigarette. Il en ressort qu'en l'absence d'une refonte totale, le secteur demeurera exposé à moult abus. A moins qu'on aille, en dernier recours, vers sa privatisation. Etat des lieux.

Les Tunisiens consomment (attachez vos ceintures) un milliard 200 mille paquets de cigarettes par an, rapporte une étude dont l'élaboration a impliqué trois ONG locales. Selon la même étude, près de quatorze mille de nos citoyens passent de vie à trépas chaque année à cause de la consommation de tabac. Ces chiffres si effrayants et macabres ne font pas seulement des malheurs, dans la mesure où ce secteur peut, quand même, se targuer d'un atout précieux, à savoir qu'il rapporte beaucoup d'argent à la trésorerie générale de l'Etat. C'est pourquoi, d'ailleurs, tous les gouvernements qui se sont succédé depuis l'indépendance n'ont jamais songé y toucher, donc privatiser. Or, depuis la révolution, la Régie nationale des tabacs et des allumettes (Rnta), piétine, multipliant les ratés, alternant entre hauts et bas, avec plus de bas que de hauts.

En effet, les statistiques font état d'une baisse de 30% des gains annuels de la Régie (contre une baisse de 55% en 2019), alors que le déficit avoisine les 590 millions de dinars (contre 571 MD en 2018). Pour leur part, les chiffres inhérents au titre des charges d'exploitation ont sensiblement augmenté, pour passer de 283 MD à 450 MD, tout comme les dettes envers les caisses sociales (2,6 MD) ainsi que les entreprises nationales et privées (286 MD)

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Que de zones d'ombre !

En Tunisie, qui dit tabac dit Rnta. Il est vrai que celle-ci a pu, depuis sa création, bien avant l'indépendance, conserver son statut privilégié de monopole de fabrication et de commercialisation des cigarettes, cigares, allumettes, neffa, jeux de cartes et maassel (tabac) pour narguilé. «Quand on jouit d'une si généreuse faveur, il est généralement plus facile de voir s'ouvrir les portes des abus de toutes sortes», analyse Anas Boughanmi, professeur d'économie et gestion, qui impute «cette vulnérabilité non seulement à une possible mauvaise gestion, mais aussi au développement rampant des fléaux de la contrebande et du marché parallèle».

Inévitablement, cela nous rappelle le scandale qui a ébranlé la Rnta en 2022, sous la forme d'une affaire de corruption dans laquelle étaient cités un ex-ministre des Finances et des cadres de la Régie et de sa succursale de Kairouan. Au coeur de l'accusation : des pratiques louches qui entacheraient les opérations de distribution du quota mensuel au titre de la «dégustation», consistant à faire bénéficier employés et cadre de la boîte d'un lot gratuit de cent paquets de cigarettes. Et ce, en violation totale de la décision prise par la tutelle de l'époque d'abolir cette pratique. «Une tempête dans un verre d'eau», réplique, sous le couvert de l'anonymat, un fonctionnaire de la Régie qui précise que «cette procédure est pourtant érigée ici en tradition depuis la nuit des temps, comme cela est d'ailleurs de coutume dans plusieurs entreprises nationales telles que la Steg, la Sonede et Tunisair».

En 2020, la Rnta était déjà dans le collimateur du ministère des Domaines de l'Etat et des Affaires foncières qui avait saisi la justice pour abus financiers estimés à 22 MD.

Les saisies pour le seul mois de janvier

Il faudra ajouter à toutes fins utiles que cette entreprise compte 1.296 employés. Arithmétiquement, cela fait tout de même un important manque à gagner. A qui la faute ? Qui blâmer ? Deux interrogations valables aussi pour l'autre zone d'ombre, à savoir celle relative aux quantités de cigarettes fabriquées par la Régie et englouties par le trafic parallèle. Et là, il faudra se référer aux saisies régulièrement opérées par les unités de la police, de la Garde nationale et de la douane. En effet, admirez cette moisson de saisies réalisée depuis seulement le mois de janvier dernier : 8 mille paquets de cigarettes à El Fahs, 50 mille à Kairouan, 30 mille à Tataouine, 17.400 à Zaghouan et 7.400 à Kélibia. Question lancinante : y a t-il un rapport entre ces saisies et la Rnta ?

Ce qui est certain, c'est que le trafic de tabacs en Tunisie est devenu, hélas, transfrontalier et multiforme, aidé en cela par des facteurs dont la mollesse des mesures de dissuasion appliquées aux contrevenants. Pour y faire face, nous pensons qu'on ne perdrait rien à s'inspirer de ce qui se passe ailleurs où on ne fait pas de cadeau dans la lutte contre les réseaux clandestins. Précisément en France où un chauffeur de camion arrêté récemment en possession illégale d'une tonne de cigarettes de contrebande a été condamné à un an de prison et à une amende de 800 mille euros. Il est vrai que dans la plupart des pays occidentaux, le combat contre ce fléau ne cesse de gagner en intensité, étant donné que la contrebande des cigarettes est partout en progression (+61% dans l'Hexagone), outre le fait, non moins grave, que ce phénomène s'est complexifié dans ces pays, autrement appelé «l'industrie tuante du tabac», allusion faite aux usines de production et de contrefaçon des cigarettes qui travaillent dans la clandestinité ! La Tunisie en est-elle épargnée ? That's the question...

Ces «kochk» envahissants et incontrôlés

L'on sait que, chez nous, les points de vente de tabac sont aujourd'hui aussi nombreux qu'envahissants, à cause essentiellement de la poussée galopante des box dits «kochk». Celle-ci, amorcée dans les années 90, est devenue, au fil du temps, un fléau envahissant au lendemain de la révolution. Faute de statistiques officielles disponibles, on peut aisément dire que leur nombre est estimé à des milliers de box, avec une forte concentration dans le Grand Tunis.

Légalement, ils sont sous l'autorité des municipalités, qui délivre des autorisations aux débitants. Mais les procédures d'octroi du fameux sésame sont-elles réellement transparentes ? La question mérite d'être posée, car, a-t-on constaté çà et là, rares sont les arrêtés de démolition de ces box qui ont été exécutés par les mairies !

Alors, qui contrôle qui ? Et puis, sait-on que ces points de vente qui s'approvisionnent auprès des bureaux de tabac commercialisent aussi des marques de cigarettes (surtout étrangères) de contrefaçon que déversent les réseaux de contrebande transfrontaliers sur l'ensemble de la Tunisie ? Ce trafic mystérieux n'est-il pas encore plus dangereux pour la santé des fumeurs ? En est-on conscient ? «Rien que dans la région où j'habite, on compte plus de cinq mille points de vente (entre bureaux de tabac et box)», nous a déclaré Molka Chebil, propriétaire d'un joli bureau de tabac répondant aux normes de fonctionnement modernes.

«Pour moi, dit-elle, tout marche, Dieu merci, comme sur des roulettes, en écoulant rapidement tout mon quota hebdomadaire que je commande, tous les vendredis, auprès du bureau régional de la recette des finances relevant de la Rnta». «Par contre, déplore-t-elle, c'est la concurrence déloyale et lâche qui m'énerve. C'est pour cette raison que j'appelle les autorités compétentes à imposer sur ces box un contrôle plus régulier». D'ailleurs, pour notre interlocutrice, «tout le secteur a désormais impérieusement besoin d'une refonte totale, de fond en comble pour espérer l'assainir. Et là, j'insiste, souligne-t-elle, sur l'impératif de hâter l'élaboration d'un cahier des charges en bonne et due forme et d'améliorer également notre marge bénéficiaire (6% actuellement), tout en oeuvrant à contrer d'autres abus, comme la construction de box anarchiques qui sont les expressions concrètes des ramifications tentaculaires de la contrebande, outre l'explosion des prix de location (jusqu'à douze mille dinars par an) et des autorisations d'ouverture d'un bureau de tabac».

Renseignements pris, il s'est avéré que ces autorisations ne sont délivrées que par le gouverneur de la région au profit des personnes handicapées qui les cède ensuite à titre de location.

Et si on privatisait la Rnta...

En attendant, voilà que la sempiternelle question de la privatisation de la Rnta rejaillit, après que des voix se sont élevées ces jours-ci, y compris au sein de la Régie, pour «mettre en garde contre les répercussions négatives que pourra engendrer la détérioration continue de la situation».

De toute façon, le très puissant homme fort du syndicat de la Rnta ne l'entend pas de cette oreille. Lui qui, dans une déclaration donnée récemment à une radio de la place, a balayé d'un revers de main toute tentative de privatisation, soulignant notamment que «la Rnta, contrairement aux rumeurs propagées, se porte bien et ne sera pas cédée».

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