Guinée: Le massacre du stade, un crime contre l'humanité ?

Matthias Raynal est correspondant en Guinée lorsque, le 28 septembre 2022, s'ouvre un procès pour crimes de masse, le premier de l'histoire du pays. 13 ans plus tôt, à la même date, plus de 150 personnes furent massacrées par les forces de sécurité, lors d'un meeting de l'opposition, au stade de Conakry. Installé dans la capitale guinéenne depuis 2021, où il collabore notamment avec RFI et TV5 Monde, Matthias Raynal consacre une grande partie de son travail à ce procès. Avant de venir en Guinée, il était correspondant en Tunisie et au Maroc.

En choisissant d'attendre le moment du jugement pour trancher la question de la requalification des faits en crimes contre l'humanité, le tribunal de Conakry a provoqué la colère de la défense. Cette dernière a fait appel et espère contraindre les magistrats à se prononcer maintenant.

Depuis près d'un mois, le cours normal du procès du massacre du 28 septembre 2009 à Conakry (Guinée) est suspendu. Le lundi 4 mars, le ministère public sollicite la parole, alors que devait commencer la phase très attendue des confrontations entre accusés - où les juges pourront les appeler deux par deux pour clarifier deux versions antagonistes des faits. Il a un document à distribuer aux parties. 32 pages de réquisitions pour appuyer une demande de requalification des faits en crimes contre l'humanité. Jusqu'à présent, l'ancien président, Moussa Dadis Camara, et les 10 autres prévenus sont poursuivis pour des crimes de masse mais fondés sur le droit commun.

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Ils sont accusés d'avoir ordonné ou participé au massacre de plus de 150 manifestants, lors d'un meeting de l'opposition écrasé dans le sang par les forces de sécurité guinéennes le 28 septembre 2009. Cette demande de requalification était exprimée par les parties civiles depuis le début du procès. Elles soutiennent logiquement l'initiative du parquet, rappelant au passage que les crimes contre l'humanité sont inscrits dans le statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), ratifié par la Guinée en 2002 et intégré au Code pénal guinéen en 2016.

Une affaire déjà tranchée ?

Le 4 mars, après avoir débattu une dizaine de minutes, le tribunal décide de mettre le procès en pause durant deux semaines, afin de permettre à la défense d'étudier le mémoire du ministère public. Les avocats des prévenus sont vent debout contre la requête. Cette demande n'est pas juridiquement valide, affirme d'emblée Pépé Antoine Lamah, avocat de Dadis, à la sortie de l'audience : « Cette affaire étant jugée, je trouve très maladroit et déplacé de la remettre sur la table. »

Me Lamah ajoute que, lors de l'information judiciaire, tous les recours ont été épuisés. Que la question a fait l'objet d'un appel et même d'un pourvoi en cassation. Que la Cour suprême a finalement décidé d'opter pour des poursuites fondées sur le droit commun. Parmi les chefs d'accusation, il y a le meurtre, l'assassinat, le viol, les tortures, sur la base le plus souvent de la complicité, car les prévenus n'auraient pas commis directement la majorité des faits incriminés.

La requalification en crimes contre l'humanité ne change rien aux peines maximales encourues, la perpétuité dans les deux cas en Guinée. Mais elle pourrait donner de nouveaux outils à l'accusation, s'inquiète la défense. Quand la complicité peut être complexe à prouver, les crimes contre l'humanité, qui donneraient à ce procès une autre dimension, permettraient au parquet d'invoquer « la responsabilité du commandement ». Le supérieur hiérarchique peut être déclaré responsable de crimes commis par les hommes placés sous son autorité, s'il a donné des instructions, s'il a laissé faire, s'il n'a pris aucune disposition pour les sanctionner.

Le parquet s'est-il rendu compte qu'il manquait d'éléments pour démontrer la complicité ? Au cours des audiences des dernières semaines, il a longuement justifié sa démarche, d'un point de vue technique. Sans expliquer pourquoi il le fait maintenant, après un an et demi de procès.

La défense a pu développer son argumentaire devant la cour, durant trois jours, entre le 18 et le 20 mars. Le lundi 18 mars, c'est Almamy Samory Traoré, un autre avocat de Dadis Camara, qui s'exprime en premier devant le tribunal criminel de Dixinn. Il retrace l'historique du procès. Revient sur l'arrêt en date du 18 mai 2018, confirmant les charges retenues contre l'ancien président. « Je vous rappelle Monsieur le président, que contre cet arrêt de la chambre de contrôle de l'instruction, le parquet n'a pas formé de pourvoi, ce qui signifie que le parquet a accepté le principe que nos clients soient jugés sur la base des règles du droit commun. Mais la partie civile qui était quand même animée de cette volonté que nos clients puissent être jugés suivant le statut de Rome a essayé de former pourvoi et l'arrêt de la Cour suprême a été sans appel. » Et ce pourvoi a été rejeté, souligne l'avocat.

Paire de lunettes de soleil noires, Me Lamah prend ensuite la parole, pour asséner : « Ces réquisitions intervenues un an et six mois après l'ouverture des débats sont la preuve que le ministère public est convaincu de l'innocence du capitaine Dadis, quant à sa responsabilité pénale individuelle. » Les monologues des avocats durent des heures. Rarement les débats au procès du massacre du stade à Conakry avaient été aussi techniques. Et rarement la défense avait été aussi unie.

« Violation du droit à un procès équitable »

Le 20 mars, le tribunal annonce sa décision : il refuse de se prononcer dans l'immédiat sur cette question de la requalification, qui sera tranchée au moment du jugement. Ce n'est pas encore la fin du suspens, mais les avocats des parties civiles se disent satisfaits. Pour eux, cela ne fait pas de doute, les faits seront requalifiés en crimes contre l'humanité. Les conseils auraient tout de même préféré que le tribunal tranche directement. Cela aurait permis de reprendre l'interrogatoire des accusés sur la base de cette requalification.

« Il était important de donner des explications en audience pour que les Guinéens comprennent ce qu'est le crime contre l'humanité », estime maître Alpha Amadou DS Bah, coordinateur du collectif des avocats des victimes. De son côté, la défense ne cache pas sa colère : « Nous considérons que cette décision viole le droit à un procès équitable. C'est pourquoi nous avons décidé d'exercer un recours contre ce jugement. » La défense a saisi la Cour d'appel et lors de la dernière audience, le lundi 25 mars, elle a demandé une pause dans le procès pour permettre à cette juridiction de se prononcer. Certains avocats des accusés, comme maître Jean-Baptiste Jocamey Haba qui défend Dadis Camara, ont menacé de boycotter les audiences et de saisir le Conseil supérieur de la magistrature à l'encontre du président du tribunal pour insuffisance professionnelle.

Sous pression, le tribunal a dû décider de suspendre à nouveau les audiences, dont il vient d'annoncer la reprise pour le mardi 2 avril.

L'AVIS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE DE L'ONU

Dépêchée en Guinée peu après le massacre du 28 septembre 2009, la commission d'enquête internationale des Nations unies n'avait pas émis de doute sur la question de savoir s'il s'agissait ou non d'un crime contre l'humanité. Elle avait ainsi estimé que « l'ensemble des actes (ayant) été commis dans un périmètre bien défini où la plupart des présumés auteurs se trouvaient très proches les uns des autres (...) sont autant d'indices sérieux suggérant une attaque coordonnée et organisée ». Mais s'agissait-il pour autant d'une attaque généralisée ou systématique, élément constitutif nécessaire du crime contre l'humanité ? Pour la commission, une attaque généralisée avait bien eu lieu, mais seulement « contre la population civile de sexe féminin au stade ».

Cependant, écrivait-elle dans son rapport, « le contexte temporel de ces actes commis à grande échelle, principalement durant un intervalle de quelques heures dans la même journée, et le caractère acharné de l'attaque lancée simultanément à partir de plusieurs côtés du stade, dans un effort manifeste d'obtenir le maximum de victimes civiles, sont autant d'indicateurs du caractère systématique de l'attaque ». L'attaque, enfin, avait été dirigée contre une population civile, autre élément consubstantiel du crime contre l'humanité. « La Commission estime qu'il est raisonnable de conclure que les crimes perpétrés le 28 septembre 2009 et les jours suivants peuvent être qualifiés de crimes contre l'humanité », écrivait-elle à l'époque.

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