Le 29 mars 2000, soit dix jours après la victoire provisoire déclarée par la Cour d'Appel du candidat du Sopi, Sud Quotidien publiait ce texte de Mody Niang qui était une sorte de lettre ouverte au nouveau président de la République. Vingt-quatre années après, cette lettre garde paradoxalement une bonne partie de son actualité. Raison suffisante pour remettre au goût du jour cette adresse qui esquisse la gouvernance de rupture dont a besoin le Sénégal. Voici le texte in extenso
Maître, vous voilà enfin élu, et à une confortable majorité, Président de la République du Sénégal. Votre victoire est d'autant plus significative qu'elle a été acquise de haute lutte, contre un adversaire qui était adossé au départ sur des atouts substantiels, notamment sur un parti politique rompu à la manipulation des élections et sur des moyens humains, matériels et financiers colossaux. Les fraudes les plus sophistiquées, les importantes sommes d'argent utilisées pour acheter les consciences, les misérables tentatives de diabolisation, les Ndigël de dernière heure, tout cela n'a eu aucun effet sur le vote des Sénégalais qui vous ont accordé leur confiance. C'est par le peuple et par le peuple seul que vous détenez le pouvoir. C'est donc par ce peuple et pour ce peuple seul que vous devez gouverner.
Ce brave peuple a longtemps attendu le Sopi et a tout sacrifié pour son avènement. Il est donc en droit d'attendre des actes forts qui indiquent sans ambages que le Sénégal vit une ère nouvelle. Il ne s'agira pas, bien entendu, dans le très court terme, d'augmenter les salaires, de diminuer le prix des denrées de première nécessité, de résorber le chômage, de recruter tous les volontaires de l'Éducation dans la Fonction publique, de donner des bourses à tous les étudiants, etc. Ce ne serait pas réaliste et aucun Sénégalais sérieux ne devrait s'attendre à de tels miracles. Les actes attendus peuvent ne pas être très coûteux sur le plan financier. Ce qu'il faut d'abord, après la réaffirmation sans équivoque de votre engagement à procéder aux réformes institutionnelles promises dans les tout prochains mois, c'est de redonner sans tarder confiance aux Sénégalais et de les remettre au travail. Le Gouvernement qui sera mis en place devrait y contribuer largement. Ce Gouvernement ne sera pas, comme ceux auxquels nous a habitués l'ancien Président de la République, une addition encombrante de 30 à 35 ministres, dont l'écrasante majorité est composée d'hommes et de femmes frileux, sans envergure et à la compétence et à la mortalité douteuses.
Monsieur le Président de la République, le gouvernement que vous mettrez en place devrait être, au contraire, une structure légère, efficace, formée de ministres choisis parmi les Sénégalaises et les Sénégalais les plus compétents, les plus entreprenants, les plus intègres et ayant un sens élevé de leurs importantes responsabilités. Monsieur le Président, un ministre de la République ne devrait pas être n'importe qui et il convient rapidement d'en restaurer les fonctions profondément altérées par votre prédécesseur. Dans le choix de ces ministres, ce dernier a souvent privilégié les critères subjectifs que sont la proximité sentimentale, l'ancienneté dans le parti, les liens de parenté, la recommandation d'un porteur de voix, les bonnes grâces de la première dame, etc. Ces critères ne devraient pas être déterminants dans la nomination d'un ministre. Je vous ai d'ailleurs entendu déclarer un jour, à propos de nomination de ministres dans un gouvernement « Il faut des gens compétents, audacieux, intelligents, efficaces, dûment sélectionnés et sérieux ». Vous avez donc le devoir de sélectionner des hommes et des femmes qui répondent rigoureusement à ce profil et d'exiger de vos alliés d'en faire autant.
Votre futur Premier ministre et vous-même devrez veiller à ce que les ministres nommés appliquent rigoureusement les critères d'excellence dans le choix de leurs collaborateurs immédiats (directeurs de cabinet et conseillers techniques) et dans les propositions de nomination de directeurs de services nationaux, de gouverneurs, de préfets, etc... Vous vous méfierez des ralliés des toutes dernières heures. En particulier, votre futur Premier ministre devra éviter de reconstituer autour de lui une sorte de PS-bis. Après quarante ans de règne sans partage, Abdourahime Agne et ses camarades n'ont pas leur place dans le gouvernement que vous allez mettre en place, ni même dans aucune autre structure du nouveau système : ils devront apprendre à vivre dans l'opposition. En particulier, les ralliés de dernière heure ne devraient pas être à l'abri d'un audit des services qu'ils dirigeaient.
On pourrait espérer qu'un gouvernement, formé sur la base des seuls critères d'excellence et de bonne moralité, qui se mettrait tout de suite au travail, entraînerait petit à petit les Sénégalais dans son élan. En particulier, les premières mesures qu'il prendrait pourraient contribuer notablement à leur redonner confiance et à se dire : « Avec ce gouvernement, on est au moins sur la bonne voie« . L'une de ces toutes premières mesures consisterait à auditer les comptes de l'État et principalement les sociétés nationales et les collectivités locales. Votre Premier ministre et vous-même l'avez déjà annoncé et il faudrait y procéder dans les meilleurs délais. Cet audit n'a rien à voir avec la chasse aux sorcières. Et puis, s'il existe bel et bien des sorcières parmi nous (et Dieu sait qu'il en existe), ne nous rendrons-nous pas coupables de les laisser continuer impunément leurs oeuvres destructrices ? Si des hommes ou des femmes sont convaincus de « sorcellerie », il faut rapidement les débusquer et les mettre hors d'état de nuire, même si ce sont des proches de l'ancien président de la République. La lumière doit donc être faite sans complaisance sur la situation financière de notre pays. C'est le moins qu'on puisse attendre du nouveau régime qui va se mettre en place.
Oui, Monsieur le Président, nous avons besoin d'être édifiés sur la situation de nos deniers publics gérés sans contrôle pendant plusieurs années. Nous avons besoin d'avoir le coeur net sur les milliards dépensés dans le cadre du Projet de Construction d'immeubles administratifs et de Réhabilitation du Patrimoine bâti de l'État (PCRPE), de savoir ce qu'on a réalisé avec et comment les marchés juteux étaient distribués par les responsables de ce fameux projet, à qui ils étaient distribués et dans quelles conditions. Après que les rapports d'audit vous seront déposés, que la responsabilité des uns et des autres sera établie, vous pourrez alors pardonner si vous pensez que ce sera là la bonne décision. Cependant, le bon sens, la justice sociale et l'équité voudraient que les éventuels délinquants payent, et payent chèrement leurs forfaits. Si ce n'était pas le cas, leur impunité pourrait donner lieu à un dangereux précédent qui ne manquerait pas d'installer chez les nouveaux gouvernants le sentiment que, eux aussi, pourraient se donner à coeur-joie et impunément au détournement de nos deniers. Et ce serait alors dommage, vraiment dommage.
L'une des leçons que votre Premier ministre et vous-même devrez tirer des rapports de l'audit des comptes financiers de l'État, ce devrait d'accorder la priorité à la prévention. Ce qu'il faudra désormais éviter, c'est de placer les gestionnaires de deniers publics dans une situation où ils peuvent facilement s'adonner à des malversations. Á cet effet, le contrôle a priori doit être rigoureusement renforcé. Le fonctionnement de nos nombreux et presque inutiles organes de contrôle a intérêt à être profondément repensé. L'Inspection générale d'État (IGE) en particulier devrait être sans délai délocalisée de la Présidence de la République, bénéficier de moyens plus importants, jouir d'une plus grande autonomie, avoir la faculté de rendre périodiquement publics ses rapports et saisir, au besoin, directement la justice. Le laxisme dans la gestion des finances publiques auquel l'ancien régime nous a habitués doit être banni à jamais.
Monsieur le Président, il faudra certainement contrôler, mais il conviendra également d'engager des mesures de nature à accroître rapidement et notablement les ressources de l'État. L'impôt peut jouer, à cet égard un rôle important. Jusqu'ici, les salariés des secteurs public et privé mis à part, peu de Sénégalais s'acquittent de ce devoir civique. Les bénéficiaires de revenus fonciers substantiels en particulier arrivaient toujours à emprunter les méandres sinueux des passe-droits pour payer très peu ou pour ne rien payer du tout. L'idéal serait d'identifier, de confondre ces fraudeurs et de leur faire payer les sommes dues à l'État au moins pendant les cinq dernières années. Il faudrait ensuite diminuer l'impôt, en élargir notablement la base et faire payer alors tous les Sénégalais et quelles que soient leurs conditions sociales.
Voilà, Monsieur le Président, quelques mesures qui pourraient être rapidement prises. De nombreuses autres viendraient d'ailleurs les renforcer : pour restaurer l'autorité bafouée de l'État et la discipline, faire retrouver à Dakar le visage d'une capitale moderne en commençant par la débarrasser petit à petit des vieux véhicules qui l'empoisonnent avec ses habitants, notamment les clandos sans aucun papier, diminuer nos ambassades et dégraisser certaines d'entre elles où se prélassent des protégés de l'ancien régime, etc. En particulier, la circulation devra être mieux réglementée et dans les meilleurs délais. Á Dakar, les gens conduisent n'importe comment.
Monsieur le Président de la République, les suggestions de mesures que je me suis permis de vous faire ici, pourraient déjà l'avoir été par d'autres citoyens sénégalais. Peu importe ! La répétition est une vertu pédagogique. Notre pays est peut-être en train de vivre les heures les plus importantes de son histoire. Chaque Sénégalais a le devoir d'apporter sa touche personnelle à l'histoire qui s'écrit sous nos yeux depuis le 19 mars 2000. Vous avez fait un parcours-marathon de vingt-six ans avant d'accéder à la magistrature suprême. Pendant cette longue période, vous avez beaucoup dénoncé, beaucoup condamné, beaucoup promis. Vous êtes maintenant aux affaires et le Sénégal, l'Afrique et la Communauté internationale tout entière ont les yeux rivés sur vous. Vous avez dit de votre prédécesseur qu'il a été perdu par son entourage. Ne tombez jamais dans le même travers. Méfiez-vous des flagorneurs, des larbins, des fainéants et de tous ces thuriféraires du pouvoir qui ont creusé la tombe de bien des Chefs d'État! Á cet égard, ayez toujours présent à l'esprit que le peuple seul vous a élu, qu'il a découvert, cet historique 19 mars 2000, une arme redoutable : l'alternance qui vous vaut aujourd'hui d'être le premier des Sénégalais et qui vaudra peut-être demain, si vos électeurs ne sont pas satisfaits de votre gouvernance, à un autre ou à une autre compatriote d'être élu(e) à votre place. Rappelez-vous sans cesse ces mots de l'homme considéré comme le plus puissant du monde, et de l'Africain le plus célèbre. Bill Clinton disait, en effet, qu' « il s'inquiéterait le jour où tous ses conseillers auraient un même point de vue sur une question donnée. Le développement d'une organisation passe par sa capacité de générer des conflits positifs, c'est-à-dire d'adopter des positions contradictoires mais où chaque partie est motivée par un seul objectif : le succès et le progrès de l'organisation... »
Le 20 décembre 1997, le célèbre prisonnier de Robben Island clôturait, quant à lui, le Congrès de l'ANC de Mafikeng, au Nord-Ouest du pays, en lançant à l'endroit de Tabo Mbeki, son futur successeur à la tête du parti et de la République d'Afrique du Sud, ces mots en guise de testament politique : « Ne t'entoure pas d'hommes prompts à dire toujours oui. Entoure-toi, au contraire, de personnalités fortes et indépendantes qui critiquent les décisions prises« .
Monsieur le Président de la République, le très modeste citoyen que je suis n'a pas le toupet, l'outrecuidance d'indiquer au vieux routier de la politique sénégalaise que vous êtes, comment vous allez gouverner le Sénégal. Tout au plus, souhaite-t-il jouer sa modeste partition dans l'installation du nouvel ordre que les Sénégalais ont décidé de sortir des urnes lors du scrutin de ce fameux 19 mars 2000 et exprimer, en même temps, son ferme espoir d'être gouverné bien mieux qu'il ne l'a été pendant les très longues trente-neuf (39) dernières années.
Bonne chance Monsieur le Président et bon courage, car vous en aurez bien besoin !