Afrique: Laurence Ndong juge l'intelligence artificielle dans la presse africaine

5 Avril 2024
interview

YAOUNDE — Enseignante-chercheure en sciences de l'éducation et en didactique des sciences expérimentales, Laurence Ndong, née Mbango, est la ministre des Nouvelles technologies et de la communication du Gabon depuis 2023.

Dans cette interview qu'elle a accordée à SciDev.Net à l'occasion du sommet sur l'intelligence artificielle (IA) dans les médias africains organisé du 4 au 6 mars 2024 à Yaoundé au Cameroun, elle analyse les opportunités et les risques liés à cette technologie et situe l'état de préparation des pays du continent pour son utilisation.

Est-ce que les médias et les journalistes gabonais sont déjà prêts pour l'utilisation de l'intelligence artificielle?

Comme on l'a dit lors de cette conférence, l'utilisation de l'intelligence artificielle est à ses débuts et à ses balbutiements. Là-dessus, je pense qu'on n'est pas en retard, on est au même niveau dans tous les pays du monde, y compris certains pays dit développés et industrialisés. Il ne s'agit pas de dire qu'on est prêts aujourd'hui ou pas.

"Avec les manipulations de l'intelligence artificielle, on peut publier n'importe quoi. Nous devons absolument protéger nos populations. C'est un défi civilisationnel parce que ceux qui créent des solutions avec nos données peuvent nous faire croire ce qu'ils veulent"Laurence Ndong, ministre des Nouvelles technologies et de la communication, Gabon

Nous avons eu un atelier avec l'accompagnement de l'UNESCO sur l'état de préparation de l'utilisation de l'intelligence artificielle au Gabon. On est en train d'en parler mais là où on ne sera pas prêt, on le deviendra parce que le but c'est de travailler. Notre vision nationale est de profiter de toutes les opportunités de l'intelligence artificielle tout en veillant à ses risques sur nos populations.

Quels peuvent être les avantages pour les médias africains à utiliser l'intelligence artificielle ?

L'IA va désormais modifier le travail des médias. Elle va faciliter certaines choses. Je prends l'exemple de cette interview que nous faisons en français mais votre magazine qui édite en plusieurs langues, peut utiliser l'intelligence artificielle pour transcrire la même interview en Anglais, en Espagnol ou en Arabe. Même le mouvement de mes lèvres va s'adapter à la langue dans laquelle l'interview est traduite. On peut faire un reportage et le traduire en plusieurs langues pour le rendre disponible pour le monde entier avec beaucoup plus de facilités là où on serait allé chercher des traducteurs.

Mais, pendant la conférence de Yaoundé, les participants se sont beaucoup appesantis sur les risques associés à l'utilisation de l'IA...

Évidemment, les opportunités nous intéressent mais les risques sont aussi très grands. Les médias peuvent construire la paix dans un pays, les médias aussi peuvent défaire la paix dans un pays. Les médias sont là pour informer, pour sensibiliser et parfois pour instruire. Donc si on ne gère pas bien l'intelligence artificielle, on est ouvert à la désinformation, à la manipulation de l'information qui, sans éthique, peut entrainer d'énormes préjudices dans la société. C'est pour cela qu'on doit être de plus en plus vigilants.

Nous sommes dans des sociétés de l'oralité où nos populations ne sont pas formées au traitement de l'information. Il y en a qui pensent encore que tout ce qui est dit à la télévision ou à radio est vrai ; que tout ce qui est dit sur internet est vrai. Alors qu'avec les manipulations de l'intelligence artificielle, on peut publier n'importe quoi. Nous devons absolument protéger nos populations. C'est un défi civilisationnel parce que ceux qui créent des solutions avec nos données peuvent nous faire croire ce qu'ils veulent. Ils peuvent nous transformer, transformer nos habitudes et ils peuvent même transformer notre identité culturelle.

Que peuvent donc faire les Etats africains ?

On a des solutions d'IA qui arrivent directement dans nos téléphones sans que nos États ne puissent les contrôler. Pourquoi les États-Unis luttent par exemple avec Tiktok ? Parce qu'ils se sont rendu compte que certains algorithmes de Tiktok nuisent à la jeunesse américaine. Si on interroge un jeune américain, il vous dira que Tiktok est un lieu de divertissement. Mais si on interroge un chinois, il vous dira que c'est un lieu d'apprentissage.

Chez nous, les jeunes Africains dans la plupart du temps vont sur Tiktok pour danser, manger ou faire des sketchs ; alors que Tiktok est une mine d'or en termes d'informations. Il faut pour cela que nous créions nos propres solutions pour ne pas avoir à subir le diktat des solutions qui ne sont pas adaptées à nos besoins ni à notre identité culturelle encore moins à nos objectifs. Il est très important qu'on s'asseye et qu'on parle des risques.

Est-ce qu'au niveau des États africains, il existe des lois pour encadrer l'utilisation de l'intelligence ?

Pour l'instant, l'organisation internationale qui a été la première à éditer des normes et à règlementer l'utilisation de l'IA, c'est l'UNESCO. Elle a mis en place des recommandations que tous les États membres de l'Unesco ont adoptées. C'est un cadre qui définit l'utilisation de l'IA. Maintenant il faut que les États aillent plus loin et prennent des mesures et règlementations. Au Gabon, nous avons une loi sur la cybersécurité et une loi sur la protection des données à caractères personnelles ; mais il faut que nous puissions adapter ces outils à l'intelligence artificielle.

Pensez-vous que l'Afrique qui accuse un certain retard technologique est en mesure de tirer profit des atouts de l'IA ?

Nous n'avons absolument rien loupé et rien n'est une fatalité. Aujourd'hui, en ce qui concerne l'intelligence artificielle, on est sur la même ligne de départ que les autres Nations. Il ne faut pas qu'on parte du principe que nous avons à subir. Nous n'avons rien à subir. C'est à nous de prendre nos responsabilités et relever les défis qui s'offrent à nous en matière d'IA. C'est pourquoi je n'ai pas arrêté de dire que pour nous, il ne s'agit pas de voir le verre à moitié vide et d'être pessimiste ou de voir le verre à moitié plein et d'être optimiste ; car dans tous les deux cas, le verre n'est pas plein. Notre objectif à nous, c'est de travailler à remplir le verre et saisir toutes les opportunités qui s'offrent à nous pour être en phase dans l'utilisation de l'IA tout en prémunissant nos populations de ses risques.

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