Tchad: Coup de théâtre pour les victimes de Habré

Clément Abaifouta, président de l'Association tchadienne des victimes des crimes du régime d'Hissène Habré, Ousmane Taher, agent de liaison de l'association, et Jean Kovounsouna, secrétaire général, photographiés au siège du groupe à N'Djamena, Tchad, le 24 septembre 2017. .(archives)

À la veille de l'élection présidentielle, prévue le 6 mai, le président de la transition tchadienne, Mahamat Idriss Déby, a relancé le processus d'indemnisation des victimes de l'ancien dictateur Hissène Habré. Il a annoncé avoir débloqué plus de 15 millions d'euros pour indemniser plus de 10.000 personnes, avec des fonds de l'État. Pour tourner une page de l'histoire ?

Ils sont des dizaines à attendre sous une tôle brûlante dans la petite cour devant le bâtiment de l'Association des victimes des crimes de Hissène Habré (AVCHH), dans un quartier central de N'Djamena, la capitale tchadienne. Mahamat Babikir est accroupi contre le mur du siège de l'association, dont la hauteur projette un peu d'ombre. Voilà une heure qu'il patiente malgré la chaleur et des températures de 45 degrés.

« Ma famille est sur la liste, voilà le document. On attend seulement qu'ils appellent les bonnes personnes », dit-il. Ses parents ont été emprisonnés durant le régime de Hissène Habré, qui a dirigé le Tchad de 1982 à 1990. À ce titre, comme des milliers de Tchadiens, il est éligible à une aide financière promise après le procès de l'ancien dirigeant. Mais nul ne sait quand l'indemnisation sera versée. La foule attend sous le soleil : certains râlent, d'autres essaient d'alpaguer un responsable.

Soudain le président de l'association, Adoumbaye Dam Pierre, sort de son bureau, précédé par trois gardes du corps de l'armée tchadienne, et prend son véhicule : un rendez-vous l'attend. Un vieil homme vient toquer à la fenêtre : « Je suis venu du sud du pays pour récupérer l'indemnisation, ça fait un mois que j'attends à N'Djamena, il faut faire quelque chose, M. le Président ! » Celui-ci lui demande pourquoi il n'est pas resté chez lui, assurant que les commissions chargées de verser l'indemnisation vont se rendre dans les provinces... Il lui demande de repartir. Face à l'insistance de l'homme au visage ruisselant de sueur, il lui donne le numéro de portable d'un responsable.

Cette scène, vue le vendredi 5 avril, est à l'image du processus de compensations financières pour les victimes du régime de Habré : lente et fastidieuse.

Huit ans sans aucune indemnisation

La double condamnation - à N'Djamena en 2015 de 24 anciens agents de sa police politique, et à Dakar en 2016 de Hissène Habré - prévoyait le versement d'indemnisations aux victimes : 82 milliards de francs CFA par l'ancien président, et 75 milliards par les anciens agents, soit au total 157 milliards (environ 240 millions d'euros).

Activistes, avocats et associations de victimes ont longtemps attendu que la décision soit appliquée. « Après le procès et la condamnation de Habré, la joie n'a pas duré longtemps », explique Clément Abaïfouta, arrêté par la police politique de Habré en 1985 et forcé à travailler comme fossoyeur durant sa détention. « On a attendu, réclamé, mais rien n'est venu. »

La cour d'appel des Chambres africaines extraordinaires à Dakar, le tribunal spécial soutenu par l'Union africaine (UA) qui a condamné Habré, avait prévu la mise en place d'un « fonds d'indemnisation des victimes », sur le modèle du Fonds au profit des victimes existant à la Cour pénale internationale (CPI). C'est ce fonds qui doit organiser l'indemnisation des victimes, rappelle Delphine Djiraïbe, une avocate des victimes.

Mais rien ne s'est passé comme prévu : le fonds n'a jamais vraiment été installé, et le lion du Tchad est décédé sans que ses avoirs aient été vendus. Abaïfouta, qui fait partie de son conseil d'administration, assure, avec les autres membres, avoir « fait le tour du monde pour faire du lobbying sur cette histoire d'indemnisations, convaincre les uns et les autres de participer, beaucoup étaient prêts mais tout le monde attendait le Tchad ».

Après le procès de Dakar, une première contribution de l'UA avait été versée sur le compte bancaire du fonds, avec le reliquat de l'argent non utilisé du procès, pour un total de moins de 10 milliards de francs CFA, disent de concert les avocats et Abaïfouta. Ils souhaitaient encourager, une fois que le Tchad aurait contribué, d'autres pays et organisations internationales à participer aux réparations.

« Pas la bonne approche »

Côté tchadien, durant huit ans, il ne s'est rien passé : aucun franc n'a été versé sur le compte du fonds. Début 2024, le président de la transition tchadienne, Mahamat Idriss Déby, fils de l'ancien président Idriss Déby Itno, mort en 2021, a décidé d'accélérer la cadence. Après avoir reçu les associations de victimes le 22 février, il a décidé que « le Tchad versera sa quote-part », et annoncé le versement de 10 milliards de francs CFA aux victimes, soit un peu plus de 15 millions d'euros.

Un soulagement pour les victimes qui vont être indemnisées. Mais pas selon la bonne procédure, regrette Me Djiraïbe, en parlant de « coup de théâtre dont on a pris connaissance sur les ondes ». Car l'argent sera versé en direct et non via le fonds dédié. « Si le Tchad voulait mettre de l'argent, il fallait le mettre dans le fonds dédié pour une bonne répartition mais là, visiblement, ce n'est pas le cas », ajoute-t-elle.

Abaïfouta abonde : « Tout cela devient une histoire rocambolesque. » Il faut, dit-il, « saluer l'approche du président de vouloir verser l'argent aux victimes », mais « ce n'est pas la bonne approche ». Et de demander : « A-t-il été mal conseillé ? »

6 % seulement des réparations attendues

Sur un total de 157 milliards de francs CFA d'indemnisations décidés par les tribunaux des deux procès, la quote-part du gouvernement tchadien devrait être supérieure. En effet, les 10 milliards annoncés par le président tchadien ne représentent que 6,3 % des réparations prononcées à N'Djamena et Dakar.

Mais rassembler une telle somme est déjà un casse-tête pour le Tchad, pays sous assistance du Fonds monétaire international, avec un risque élevé de surendettement et dépendant de l'aide extérieure, notamment de celle récente et conséquente des Émirats arabes unis. Les relations entre N'Djamena et Abou Dhabi sont au beau fixe : le président tchadien s'est encore récemment rendu aux Émirats, sur invitation de son homologue émirati, son Altesse Cheikh Mohamed Bin Zayed Al Nahyan.

Le processus d'indemnisation est piloté par le ministère tchadien des Finances, précise Dam Pierre de l'AVCHH qui est chargée avec d'autres associations de procéder aux versements, en lien avec les autorités. « Ils ont récupéré la décision de Dakar et ont travaillé sur les listes [de victimes] du procès », explique-t-il. « Ce versement va tout de même apporter un peu de soulagement aux victimes, dont certaines sont en train de mourir et se font vieilles. » Selon lui, un total de 10.700 victimes ont été identifiées, et « le ministère a coupé la poire équitablement : chacun recevra 925.241 francs (CFA) », soit environ 1400 euros.

Des victimes en train de mourir

Mais quid du « fonds d'indemnisation des victimes » prévu par les Chambres africaines extraordinaires à Dakar ? « Ils ne sont jamais venus à N'Djamena », s'exaspère Dam Pierre. « Quand nous avons rencontré le président [Déby] en février, nous lui avons dit qu'il fallait arrêter l'hémorragie, que des victimes étaient en train de mourir et n'avaient rien reçu, il a entendu notre appel. »

Surtout, appuie-t-il, que la décision relève du Dialogue national inclusif et souverain, le DNIS, grand-messe tchadienne qui s'est tenue en 2022 et a officiellement « désigné » le général Mahamat Idriss Déby Itno comme président. Parmi les autres recommandations, le DNIS intimait au nouveau président d'« exécuter les décisions de justice relatives à l'indemnisation des victimes du régime de l'ancien président Hissène Habré » et examiner les « modalités de rapatriement de la dépouille » de ce dernier, décédé au Sénégal en 2021.

Réfugié au Sénégal après avoir été chassé du pouvoir en 1990, Habré y avait été arrêté, inculpé, jugé, déclaré coupable de crimes contre l'humanité (viols, exécutions, esclavage et enlèvements) et condamné à la prison à vie. Il a purgé sa peine au Sénégal où il a succombé au Covid-19, en août 2021, à l'âge de 79 ans et où il a été inhumé.

Aux autres acteurs désormais, dit Dam Pierre, de remplir leur part et de verser de l'argent. Mais, se demande Abaïfouta, cela sera-t-il le cas maintenant que le Tchad verse des indemnisations en dehors du fonds dédié ? « Pour faire les bonnes corrections, il faut avoir le bon correcteur », soit, selon lui, le fonds ad hoc.

Rapatrier la dépouille d'Habré ?

Les versements, qui ont débuté courant mars, avancent à pas de tortue sous la chaleur d'avril, et devraient se prolonger encore plusieurs semaines tandis que les Tchadiens se présenteront aux urnes, le 6 mai, pour élire leur prochain président. Cette élection présidentielle doit marquer la fin de la transition politique entamée après la mort du président Idriss Déby Itno.

« La famille de Habré est toujours très présente dans la politique tchadienne, ils ont de l'influence, ils poussent pour que sa dépouille mortuaire revienne et qu'on arrête ces histoires d'indemnisations, et le Palais ne souhaite pas se les mettre à dos », pense sous couvert d'anonymat un cadre d'un parti politique qui soutient le MPS, le parti au pouvoir.

« Cette histoire d'indemnisations est devenue très politique », note de son côté Gondeu Ladiba, anthropologue à l'Université de N'Djamena. « Il fallait pour le régime pouvoir dire que le fils n'est pas le père, et que le président actuel veut épurer le passé pour pouvoir partir sur de nouvelles bases, y compris avec les proches de Hissène Habré. » Pour lui, ce versement de 10 milliards de francs CFA est un moyen pour N'Djamena de « tourner la page de ces indemnisations » et ouvrir celle du retour de la dépouille de Habré.

Pas question que ce versement marque la fin de l'histoire pour les victimes, martèle en réponse Abaïfouta, devenu entre-temps député du Conseil national de transition. « Ce procès, ces victimes, c'est toute ma vie. Je ne peux pas avoir travaillé 33 ans pour que cela finisse comme cela, pour que tous nos efforts accouchent d'une souris. » Et de promettre qu'il continuera à se battre pour que, enfin, les victimes touchent l'argent qui leur est dû, entièrement.

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