Le président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko font face à une vague de protestations suite à l'annonce du décret du 5 avril portant nomination des ministres et secrétaires d'Etat.
Ces protestations émanent d'organisations et de femmes d'obédiences idéologiques et politiques différentes. Ces groupes ont exprimé leur déception quant au nombre limité de femmes dans le gouvernement (4 ministres seulement sur 25 ministres et 5 secrétaires d'Etat). Cette déception est d'autant plus grande que le président nouvellement élu proposait dans son programme électoral: "l'autonomisation et la promotion des femmes pour une société inclusive et prospère". Les organisations de femmes et de féministes soulignent, avec raison, que celles-ci ont pourtant contribué de manière significative au combat pour l'alternance politique.
J'ai étudié le féminisme, la condition féminine et la participation politique des femmes en Afrique et au Sénégal pendant de nombreuses années, en plus d'avoir réalisé un recueil d'entretiens avec des féministes africaines pour comprendre le sens donné à leur activisme. Je suis convaincue que ce constat de désillusion n'est pas nouveau au Sénégal. La marginalisation des femmes dans la sphère publique perdure depuis l'indépendance.
Un plafond de verre persistant
Ce constat de désillusion n'est pas chose nouvelle au Sénégal. Quatre ans après l'accession du Sénégal à l'indépendance, en mars 1964, l'équipe éditoriale de AWA, la revue de la femme noire, soulignait avec conviction dans son numéro 3 de :
Nous ne voulons plus être de simples voix électorales, celles qui font pencher la balance. Nous voulons savoir ce qui se passe à l'Assemblée nationale, dans les municipalités, dans les cellules du "parti" dont nous défendons les couleurs dans les institutions nationales. Nous sommes conscientes de notre force et nous savons que sans nous, le Sénégal n'aura pas sa véritable dimension.
Soixante ans après cet appel, sans équivoque, en faveur de l'égalité d'accès des femmes aux opportunités de participation au processus de décision, les femmes semblent toujours confrontées à un plafond de verre. De plus, le ministère de la Femme est absorbée par le ministère de la Famille et des Solidarités avec le décret co-signé par le chef de l'Etat et le chef du gouvernement.
Ce ministère regroupe désormais les affaires relatives aux droits des femmes, à la lutte contre toutes formes de discrimination. Cette mesure est justifiée par un souci de pragmatisme et et de rationalisation du gouvernement.
Si les différences entre le contenu du décret actuel et celui du décret de juillet 2012 relatif aux attributions du ministère de la Femme, de l'Enfant et de l'Entreprenariat féminin sont minimes, il est légitime de questionner le message que le nouveau gouvernement souhaite véhiculer en supprimant dans l'intitulé du ministère les mentions "femme" et "enfant".
Invisibilisation, effacement et oubli délibéré
Les revendications des femmes et féministes de la génération d'après l'indépendance et l'alternance de 2012 posent un problème plus structurel dont la lame de fond apparaît lorsqu'on examine l'histoire sur le temps long. En effet, dans le même article de 1964 qui dressait dans AWA le portrait de Caroline Faye Diop, première Sénégalaise députée à l'Assemblée nationale, celle-ci portait le même désir d'équité sociale :
Nous voulons participer au développement de notre nation, avoir notre part entière des responsabilités. Aux heures importantes de notre histoire, nous avons été à vos côtés et même souvent devant vous !
Cet appel de celle qui fut la première députée sénégalaise met au jour un sinistre constat : bien plus que d'invisibilisation des femmes, force est de constater qu'après avoir été partie intégrante comme actrices des luttes pour l'indépendance aux côtés de leurs collègues hommes au sein des partis politiques et des organisations communautaires, ces femmes sont souvent effacées dans une logique patriarcale. Par exemple, alors que le droit de vote est accordé aux citoyennes françaises des quatre communes (Saint Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), dès avril 1944, les Sénégalaises ont dû se battre pour que ce droit leur soit reconnu. Ce qui fut chose faite le 6 juin 1945.
Cette logique d'effacement s'est poursuivie après l'indépendance en 1960, en dépit du fait qu'elles ont souvent assuré tout le travail de mobilisation et de sensibilisation auprès des masses rurales et urbaines ou fait les frais d'emprisonnement et de violences comme le furent les porteuses de pancartes qui réclamaient l'indépendance au général français de Charles Gaulle. Les femmes politiques et les femmes tout court sont souvent délibérément reléguées au second plan, à la "marge de la marge", une fois le dur labeur terminé comme le montre le film Les Mamans de l'indépendance.
Oubli sélectif
Un rappel historique est nécessaire pour constater que cette logique d'oubli sélectif et d'effacement volontaire ne date pas d'aujourd'hui. En effet, l'historien Babacar Fall, qui dressait les portraits de deux militantes politiques sénégalaises de la première heure méconnues des jeunes générations - Arame Diène et Thiouné Samb - déplorait le fait que le poids politique et électoral des femmes ne soit pas reflété par leur accès à des positions de décision d'envergure.
Cet oubli sélectif et la relégation des femmes aux seconds rôles se superpose à une logique de différenciation sociale qui creusent les inégalités non seulement entre les femmes et les hommes, mais aussi entre différentes catégories de femmes. Ceci a produit des oubliées de l'histoire officielle, y compris Diène et Samb que Fall cherchait à réhabiliter.
Cet effacement est constaté aussi par les militantes de Yewwu Yewwi pour la Libération de la Femme (S'éduquer pour (se) libérer, en langue wolof). Elles notent dans leur appel aux femmes du Sénégal de juin 1984 qu'alors que les privilèges maigres des femmes instruites ont augmenté avec l'indépendance, le fossé qui séparait celles-ci des déshéritées s'est creusé davantage, tant et si bien que ces dernières se sont cantonnées à des actions / activités à vocation sociale".
En même temps qu'elles faisant ce constat, Yewwu Yeewi appelait à une mobilisation constante des femmes contre une érosion des gains des luttes de libération et des fruits de certains acquis comme la réforme du code de la famille à laquelle elles ont activement contribué.
De plus, le code de la famille reste éminemment discriminatoire malgré le fait que les femmes ont gagné l'accès à certaines professions et l'amélioration des salaires qui n'étaient pas partagés équitablement parmi toutes les femmes. Ainsi recommandaient-elles une analyse qui permettrait de mettre à jour les dynamiques internes au patriarcat et les rapports de subordination relatifs qui justifient et légitiment la subordination de "l'écrasante majorité de femmes composée de paysannes pauvres, de ménagères des quartiers populaires et d'ouvrières".
Presque dix ans plus tard, dans le numéro 3 de février 1973, l'équipe éditoriale de AWA rappelle ce voeu dans un article dressant les portraits de quatre députées à l'Assemblée nationnale : Caroline Faye Diop, Awa Thiam, Léna Diagne Gueye et Marianne Sambou Sohai en dénonçant la relégation des femmes à l'arrière-plan politique. Ainsi exprimaient-elles leur protestation:
Militantes engagées, féministes passionnées ou ménagères traditionnellement ignorantes de la chose "publique", aucune de nous, femmes de ce pays n'est indifférente à ce fait politique qui peut -qui doit- améliorer certains aspects de la condition féminine.
Comment redresser la situation?
Le président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye doit instruire à son nouveau gouvernement de prendre au sérieux - et agir rapidement en prenant les mesures adéquates - les protestations des organisations et mouvements de femmes. Pour ce faire, voici trois priorités pour le président et son gouvernement :
- Respecter ses promesses électorales aux femmes sénégalaises contenues dans son Projet d'un Sénégal souverain, juste et prospère. Celles-ci incluaient les points suivants: la protection des droits des femmes, l'accès égal au foncier, l'audit de la Stratégie pour l'équité et l'égalité de genre (SNEEG), l'élargissement de l'autorité parentale à la femme. Il y avait également la recherche de paternité pour les femmes et filles en cas de grossesse non désirées, la formation et le maintien des filles à l'école, le renforcement de la santé maternelle et infantile, le soutien aux femmes entrepreneures, la lutte contre les violences basées sur le genre, la réforme des crèches (qui n'est pas l'apanage des femmes). Pour mettre en oeuvre certaines de ces promesses, il est nécessaire de réformer le code de la famille pour davantage d'équité républicaine.
- Préserver les acquis de la loi sur la parité absolue] du 28 mai 2010 pour laquelle des générations de femmes (et d'hommes) se sont battues et l'élargir aux fonctions nominatives politiques (comme le gouvernement et les postes de direction administrative) au-delà des seules institutions électives ou partiellement électives.
- Veiller à l'inclusion et à la représentation des jeunes et des femmes dans tous les actes posés par le président de la République et dans toutes les communications officielles du gouvernement comme gage du respect du principe d'égalité de tou.te.s les citoyen.ne.s comme établi par la Constitution du Sénégal.
Rama Salla DIENG, Féminisme, Mouvements sociaux, Travail, Agriculture, Politique, The University of Edinburgh