Nigeria: La CPI au pays - Des années de palabres, sans action

Julia Crawford travaille comme journaliste et traductrice pour Justice Info depuis juin 2015. Elle est une journaliste expérimentée, rédactrice et formatrice en journalisme, spécialisée dans les affaires africaines et la justice transitionnelle.

Elle a précédemment travaillé pour SwissInfo.ch, Radio France International à Paris, en tant que rédactrice de l'agence de presse Hirondelle à Arusha, en Tanzanie, pour IRIN à Nairobi, le Comité pour la protection des journalistes à New York et BBC Media Action à Londres.

Comment le pays le plus peuplé d'Afrique est-il tombé dans les oubliettes de la CPI ? Concentré sur l'Ukraine et Gaza, le procureur Karim Khan semble avoir oublié un dossier ouvert par sa prédécesseure, qui a elle-même mis dix ans à conclure que la Cour pénale internationale (CPI) devait enquêter.

« Nous sommes une société sans voix », déclare Hamsatu Allamin à Justice Info depuis Maiduguri, la capitale de l'État de Borno, au nord-est du Nigeria, où son ONG, la Fondation Allamin, travaille avec les victimes et les survivants et plaide en faveur de l'obligation de rendre des comptes. « Plus de 300 ONG et agences des Nations unies travaillent dans ma région, mais aucune ne s'occupe des droits humains. Les victimes et les survivants n'ont nulle part où s'adresser pour obtenir réparation, ni même pour être écoutés », dit-elle.

Et la Cour pénale internationale (CPI) ne fait pas plus. La guerre entre le groupe djihadiste Boko Haram et les forces de sécurité du Nigeria dure depuis quinze ans dans le nord-est du pays [voir encadré ci-dessous]. La Gambienne Fatou Bensouda, alors procureure de la CPI a conclu en 2020 qu'il existait des « bases raisonnables » permettant de croire que des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ont été commis par les deux parties, et que cela justifiait une enquête de la CPI. Trois ans et demi après, son successeur le Britannique Karim Khan ne l'a toujours pas ouverte.

En ce qui concerne Boko Haram, Allamin signale des enlèvements massifs de civils, en particulier de femmes et de jeunes filles, des violences sexuelles, notamment des viols, des mariages forcés et de l'esclavage sexuel, ainsi que l'enrôlement forcé d'enfants. Du côté de l'armée, elle cite des allégations d'arrestations et de disparitions arbitraires, d'exécutions extrajudiciaires et de violences sexuelles à l'encontre des femmes. « Certaines d'entre elles sont même sorties avec des bébés, et d'autres avec des grossesses », dit-elle à Justice Info. « J'ai dressé une liste de quelque 800 femmes qui ont conçu et accouché dans un centre de détention militaire. Il y a aussi beaucoup d'allégations de torture. »

Elle affirme avoir enregistré les noms de plus de 8 000 mères et épouses de disparus, et quelque 4 000 femmes et filles qui ont été enlevées et ont subi des violences sexuelles. Ces allégations ont été documentées par de nombreuses ONG locales et internationales, ainsi que par la procureure de la CPI. Les deux parties au conflit ont été notamment accusées de conduire des attaques contre des civils.

Violations continues de la part des deux parties

La guerre a atteint son apogée entre 2014 et 2016, mais elle se poursuit toujours. Même si la sphère d'influence de Boko Haram et les attaques ont diminué à mesure que le gouvernement a regagné des territoires, le schéma des violations reste le même, explique Matt Wells, directeur adjoint de l'équipe de réaction aux crises d'Amnesty International.

« Nous continuons à voir des attaques contre des civils, des enlèvements, l'utilisation d'enfants - garçons et filles - par Boko Haram », indique-t-il à Justice Info. « Il en va de même pour l'armée nigériane. Nous continuons d'assister à des détentions arbitraires à grande échelle de personnes perçues comme affiliées à Boko Haram, sans procédure régulière allant vers des procès équitables. Les conditions de détention restent inhumaines. »

Il affirme que l'armée nigériane s'est cependant améliorée au fil du temps, avec moins de femmes et d'enfants détenus que par le passé, lorsque les détentions étaient « massives ». Mais, poursuit-il, il n'y a pas eu d'obligation de rendre des comptes.

Pas d'obligation de rendre des comptes

C'est dans l'un de ses tous derniers actes avant de quitter ses fonctions que l'ancienne procureure Bensouda a conclu son examen préliminaire sur le Nigeria. Elle a estimé qu'une enquête était justifiée, compte tenu de la litanie des crimes commis par les deux parties. « La longueur de cet examen préliminaire, ouvert depuis 2010, s'explique par le fait que mon bureau s'est surtout attaché à soutenir les autorités nigérianes dans leurs activités menées à l'échelle nationale », justifie-t-elle dans sa déclaration du 11 décembre 2020.

Elle indique aussi qu'elle leur a donné « tout le temps qu'il fallait » pour le faire, mais qu'« aucune de ces procédures n'est liée de près ou de loin aux types de comportement ou aux catégories de personnes qui seraient susceptibles de faire l'objet de mes enquêtes ». La CPI a en effet pour mandat d'intervenir dans des situations de crimes graves lorsque l'État concerné n'est pas « capable ou désireux » d'enquêter et d'engager des poursuites.

Bensouda a décrit par ailleurs l'« ampleur de la violence » au Nigeria comme « sans précédent », avec environ 40.000 morts dont plus de 16.000 civils par Boko Haram et les forces armées nigérianes.

Très peu de soldats sanctionnés

« Je connais très peu de cas où des soldats ont été sanctionnés, ont perdu leur emploi ou ont été traduits devant un tribunal », déclare le Nigérian Malik Samuel, analyste basé à Abuja pour l'Institut d'études de sécurité (ISS). « Je me souviens d'un cas de torture. Des soldats ont torturé un jeune garçon et lui ont attaché les mains si fort que l'une d'entre elles a dû être amputée. Le soldat qui a fait cela a été traduit en justice, il a perdu son emploi et a été mis en prison. Mais si vous regardez le profil de ceux qui ont été sanctionnés, ce sont des soldats de bas rang ». Aucun officier supérieur n'a fait l'objet d'enquête ou de poursuites.

Le gouvernement a mis en place un certain nombre de comités et d'organes d'enquête au fil des ans, souvent en réponse à des rapports des médias et des organisations de défense des droits humains, poursuit Wells d'Amnesty International. « Mais pour nombre d'entre eux, il n'y a eu aucune transparence sur leurs conclusions et leurs recommandations et ils n'ont pas conduit à des enquêtes et à des poursuites contre les principaux responsables. »

Amnesty International a dénoncé les procès des combattants de Boko Haram comme étant des simulacres de procès. Allamin affirme que le gouvernement ne veut pas poursuivre Boko Haram, car la guerre se poursuit. Il a tué des chefs et offert des amnisties à des combattants renégats de bas niveau, mais beaucoup sont revenus et « errent parmi nous ». Selon elle les enfants enlevés et enrôlés par Boko Haram commettent maintenant d'autres atrocités.

Pourquoi la CPI n'a pas donné suite

Près de quatre ans après avoir conclu que le gouvernement nigérian n'en faisait pas assez et qu'une enquête de la CPI était justifiée, cette dernière traîne toujours les pieds. Le procureur adjoint de la CPI, Mame Mandiaye Niang, a effectué une visite officielle au Nigeria en mars dernier, au cours de laquelle il a déclaré avoir tenu des « réunions constructives » avec les autorités. « Nous continuerons de suivre les progrès réalisés dans les procédures nationales et nous souhaitons donner une chance au principe de complémentarité au Nigéria », indique sa déclaration, sans précision de calendrier. Amnesty International a réagi vivement, estimant que la CPI démontrait une fois de plus qu'elle « abandonnait lentement les victimes et les survivants du conflit dans le nord-est du Nigeria ».

« Je pense que le Nigeria dispose d'un cadre juridique suffisant pour mener cette enquête et engager des poursuites dans ces affaires », déclare Samuel. Mais il doute qu'il en ait la volonté, car « l'armée est une institution puissante au Nigeria ». Allamin partage cet avis. « Le gouvernement n'est pas intéressé, et même s'il l'était, l'armée est trop puissante. Ils ne coopéreront pas », dit-elle.

Samuel pense que l'inaction de la CPI est peut-être due, au moins en partie, au changement de procureur. L'actuel procureur aurait d'autres priorités, notamment en ce qui concerne les guerres en Ukraine et à Gaza. « Je pense que la CPI est peut-être submergée d'affaires, mais ce n'est pas une excuse pour ne pas mener une enquête comme celle-ci », a-t-il ajouté.

Le Nigeria est un pays puissant en Afrique et dans la région. En tant que membre de la CPI, le Nigéria a soutenu la Cour, notamment lorsqu'elle a été attaquée par l'administration de l'ancien président américain Donald Trump. S'il devait enquêter sur ses propres militaires pour des abus commis dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, cela aurait des répercussions dans la région, poursuit Samuel. Les dirigeants régionaux n'apprécieraient pas. « Mais du point de vue des victimes, les gens ne devraient pas s'en tirer avec des crimes. La raison d'être des enquêtes, des poursuites et des sanctions est en partie la dissuasion, afin d'empêcher que ces crimes ne se produisent aujourd'hui et à l'avenir ».

Politique de budget zéro

Wells indique aussi que la CPI pourrait être confrontée à des problèmes de budget et de ressources, mais que ce n'est pas une excuse et que les États membres devraient s'impliquer. Dans une campagne, Amnesty International a dénoncé le fait qu'en 2023, le bureau du procureur de la CPI n'avait aucun budget pour le Nigeria, contre 4,45 millions d'euros pour l'Ukraine, 3,5 millions pour le Darfour et 2,66 millions pour la Libye, par exemple. Interrogé sur son budget pour le Nigeria cette année, le bureau du procureur n'a pas souhaité nous répondre. Ses lignes budgétaires par pays ne sont plus publiques.

« De notre point de vue et de celui de beaucoup d'autres, l'ampleur des crimes dont nous parlons sur une période aussi longue, l'impact qu'ils ont eu sur les civils dans tout le nord-est et le fait que plus d'une décennie après le début de ce conflit, il n'y a toujours pas de véritable obligation de rendre des comptes, tout cela appelle la CPI à ouvrir rapidement une enquête, à entamer le processus de constitution de dossiers à l'encontre des principaux responsables », affirme Wells.

trou noir du Statut de Rome

Mais il n'a pas beaucoup d'espoir que cela se produise à court terme. Le seul motif d'optimisme en matière de justice, dit-il, est que les crimes ont été documentés par de nombreuses personnes au fil des ans et que la « montagne de preuves » signifie qu'il pourrait y avoir des comptes à rendre un jour. Mais il y a un trou noir dans le Statut de Rome, traité fondateur de la CPI, qui ne fixe aucun délai entre le moment où le procureur conclut qu'une enquête est justifiée et celui où il est tenu de la demander.

« J'aurais aimé que la CPI intervienne, mais la fenêtre d'opportunité se rétrécit, je dirais même qu'elle se ferme », déclare Allamin. Son organisation plaide désormais en faveur d'une forme nouvelle de justice transitionnelle dans le nord du pays. Elle affirme que le gouvernement s'est montré intéressé.

« Notre contexte est complexe », souligne-t-elle. « Les Boko Haram sont aussi nos garçons, et beaucoup d'entre eux sont des victimes. Et même les militaires nigérians que nous accusons maintenant, pouvez-vous croire que l'un d'entre eux a dit 'Maman, nous sommes aussi des victimes' ? Nous sommes tous des victimes. La justice transitionnelle doit s'adapter à notre contexte local. L'établissement de la vérité, les excuses et les réparations pourraient en faire partie. C'est le gouvernement qui doit prendre l'initiative. Mais la communauté internationale doit ensuite nous soutenir et faire en sorte que cela se produise. »

BOKO HARAM : 15 ANS D'INSURRECTION

Le Nigeria est le pays le plus peuplé d'Afrique. Il est divisé à peu près moitié-moitié entre musulmans (principalement dans le nord) et chrétiens (principalement dans le sud). Les musulmans sont majoritairement sunnites, mais il existe une importante minorité chiite. Le groupe djihadiste Boko Haram - allié à Al-Qaïda puis à l'État islamique - a lancé une insurrection en 2009, qui s'est également étendue à certaines parties des pays voisins.

Son objectif déclaré est de répandre l'islam sunnite, de 'purifier' les musulmans chiites et de renverser le gouvernement fédéral nigérian. En 2013, après que Boko Haram se soit emparé de vastes pans de territoire dans le nord, le gouvernement a lancé une contre-offensive. Il est parvenu à reprendre des territoires et à tuer des chefs de Boko Haram, mais l'impact sur les civils - en particulier les femmes et les enfants - a été dévastateur. Plus de deux millions de personnes ont été déplacées. Des ONG locales et internationales, ainsi que la Cour pénale internationale, ont documenté de graves atrocités commises par les deux camps contre des civils.

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