Après un répit, la migration irrégulière notamment par voie maritime semble reprendre de plus belle. Plusieurs départs, dont certaines tentatives tuées dans l'oeuf, ont été enregistrés ces derniers jours. Interrogé sur le phénomène, le sociologue des migrations Aly Tandian, professeur titulaire CAMES, au Département de Sociologie de l'Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis, relève qu'au Sénégal, en delà de l'insuffisance ou manque de connaissances sur les causes profondes des migrations irrégulières, la migration est souvent analysée comme un «phénomène alors que la migration est un fait social total». Le consultant international, directeur du Laboratoire d'études et de recherches sur le Genre, l'Environnement, la Religion et les Migrations (GERM) qui a créé l'Observatoire Sénégalais des Migrations, souligne qu'au Sénégal, «on migre ou bien on fait migrer pour l'honneur et par devoir... Les populations migrent parce qu'il leur est impossible de gagner assez et d'épargner».
Ces derniers jours, nous avons constaté plusieurs départs de pirogues à partir des côtes sénégalaises, contre toute attente. Comment expliquer cette situation et quelles sont les causes profondes des migrations irrégulières ?
Au Sénégal, nous avons peu ou pas assez de connaissances sur les causes profondes des migrations irrégulières. Nous analysons souvent la migration comme un phénomène alors que la migration est un fait social total. En clair, premièrement, migrer est une charge émotionnelle qui renvoie au bien-être personnel ; deuxièmement, migrer est une charge morale à cause des pressions familiales et troisièmement, migrer est une charge mentale à causes des injonctions sociales. Il faut également noter qu'au Sénégal, il y a une sorte de fabrication du consentement au tour de la migration. On migre ou bien on fait migrer pour l'honneur et par devoir.
A mon avis, il faut se pencher sur les causes immatérielles pour comprendre l'actualité des migrations sénégalaises. Les populations migrent parce qu'il leur est impossible de gagner assez et d'épargner. Elles partent à cause de la pénibilité du travail et du faible salaire obtenu. Elles partent parce que les bénéfices gagnés n'appartiennent pas aux travailleurs. Il y a également la pression des parents qui poussent les populations à migrer. Des parents imposent à leurs enfants ce qu'ils n'ont pas pu offrir à leurs propres parents. A côté, il y a des populations qui migrent à cause d'un manque de financement, à la suite de plusieurs demandes faites auprès de structures en charge d'accompagner des jeunes. Il y a un autre lot de personnes qui migrent pour acquérir plus de prestige au sein de leur famille ou de leur communauté.
Il faut signaler que la structure de la famille est également à prendre en compte car des gens migrent parce qu'étant ainés de leur fratrie ou bien vivant dans un ménage polygénique où des coépouses et leurs progénitures semblent être dans une situation de compétition pour gagner l'estime du conjoint et du père. Une situation socioéconomique difficile fait que des gens cherchent à migrer à cause de l'angoisse ou du sentiment d'abandon et de la frustration. Ajouté à cela, le diplôme ne garantit plus l'emploi et l'influence des connaissances établies à l'étranger influent pour beaucoup sur les départs, sans oublier les effets du changement climatique.
Comment expliquer les liens entre les migrations irrégulières et le changement climatique ?
Au cours des dernières années, au Sénégal, le constat est que le changement climatique a modifié la distribution et la disponibilité des stocks de poissons. L'élévation du niveau de la mer et l'intrusion d'eau de mer dans les zones côtières a augmenté la salinité des estuaires, affectant, par conséquent, les habitats de reproduction et de croissance des espèces marines. Une telle situation a rendu très fragiles de nombreuses communautés de pêcheurs sénégalais qui ne cessent de connaître un effectif important de perte d'emplois, une diminution des revenus et une détérioration des conditions de vie.
Avec le changement climatique, des pêcheurs sénégalais sont obligés de se rendre vers des destinations lointaines pour trouver du poisson. Malheureusement, loin des terres, ils sont confrontés à une présence frauduleuse de chalutiers étrangers qui, selon des pêcheurs rencontrés à Saint-Louis, détruisent des pirogues de pêcheurs locaux et emportent avec eux le matériel de travail de pêcheurs locaux. Ces accidents occasionnent souvent de lourdes pertes humaines et matérielles, au détriment des pêcheurs locaux qui sont obligés de s'engager dans les migrations irrégulières, devenues leur seule alternative pour subvenir à leurs besoins.
Pourtant l'État du Sénégal a pris d'importantes mesures
Oui ! Des mesures sont prises, mais il est encore difficile de surveiller toute la côte sénégalaise. Cela nécessite des moyens colossaux et une présence permanente de garde-côtes sénégalais. S'agissant des migrations irrégulières, des mesures sont également prises par l'État du Sénégal, mais elles sont plus visibles au plan juridique, sans véritablement limiter les migrations irrégulières. Un Comité Interministériel de Lutte contre l'Émigration irrégulière a été créé, sur la base du décret n°2020-2393 du 30 décembre 2020.
Des initiatives sont également disponibles avec des procédés de sécurisation, alors qu'une politique migratoire a besoin d'une réponse holistique. Une réponse politique ne devrait pas se limiter exclusivement au ministère de l'Intérieur et au ministère de l'Intégration africaine et des Affaires Étrangères. En termes de politique migratoire, les agendas au Sénégal devraient aller au-delà de la gestion nourrie souvent de campagnes de sensibilisation peu adaptées souvent faites dans des zones de départ et non aux zones d'origine qui en ont le plus besoin.
Donc la logique sécuritaire a montré ses limites ?
Des pays comme le Sénégal se sont mobilisés pour faire face aux migrations irrégulières ; mais le constat est que les migrations irrégulières n'ont pas du tout diminué, bien au contraire, elles se sont intensifiées au cours des dernières années. Selon un document du ministère de l'Intérieur espagnol, 32.436 migrants ont accosté aux îles Canaries entre le 1er janvier et le 15 novembre 2023. C'est 118% de plus qu'en 2022 à la même période. Pire, au Sénégal, les sites de départ sont devenus plus nombreux qu'avant. Je pense qu'il faut sortir de la gestion sécuritaire des migrations au profit de la gouvernance des migrations.
Comment sortir de la gestion des migrations au profit de la gouvernance des migrations ?
La gouvernance des migrations implique la coordination de politiques et de pratiques à différents niveaux, y compris local, national, régional et international. Pour le succès d'une gouvernance des migrations, il nous faut avoir une compréhension commune des migrations et un discours moins polarisé. Ce n'est pas encore le cas car, sur les questions des migrations, l'agenda de l'Europe est différent de celui des pays du Sud. Il nous faut une approche holistique et reconnaître que la migration est un fait multidimensionnel à savoir les dimensions économiques, sociales, politiques, culturelles et environnementales.
Sur les questions de migrations, le Sénégal doit promouvoir un nouveau paradigme de gouvernance. Le Sénégal doit encourager des assises sur les questions des migrations, avec des pays de transit et de destinations des migrants, ainsi qu'avec les organisations internationales, des acteurs de la société civile et le secteur privé, pour élaborer des politiques et des stratégies communes susceptibles de produire des réponses efficaces. Il faut également intégrer la migration dans les stratégies de développement durable, en favorisant la création d'emplois, le renforcement des capacités et la promotion d'opportunités économiques.
Je pense qu'il est fondamental de favoriser le dialogue et la consultation populaire avec les migrants, les candidats à la migration irrégulière et leurs communautés, ainsi qu'avec les acteurs concernés, dans l'élaboration et la mise en oeuvre d'une politique migratoire inclusive afin de garantir sa pertinence, sa légitimité et son efficacité. Un autre élément à prendre en compte, c'est la place de la recherche dans la gouvernance des migrations. Sans des évidences scientifiques actualisées et basées sur une collecte de données rigoureuse, il sera difficile d'apporter des réponses fortes et de faire face aux migrations irrégulières.
Quelles autres réponses pour faire face aux migrations irrégulières ?
L'impératif est de soutenir le développement économique, social et institutionnel, d'une part, en favorisant la création d'emplois, l'accès à l'éducation et aux services de base et, d'autre part, en renforçant les systèmes de gouvernance des migrations. Il est quasi impossible de faire face à la migration irrégulière avec des concepts qui, à la limite, infantilisent les populations. Le Sénégal doit se mobiliser et en partenariat avec d'autres pays qui sont en demande de main-d'oeuvre pour promouvoir des voies migratoires légales et sûres. Il me semble important d'encourager la migration circulaire, en élargissant les opportunités d'une migration légale et sûre, telles que les programmes de travail saisonnier, les visas de travail afin de réduire la demande de migration irrégulière. Il est bien possible d'étendre cela avec d'autres pays ayant besoin d'une main-d'oeuvre qualifié sur des domaines spécifiques.
Quid des campagnes de sensibilisation qui semblent peu efficaces ?
A la place d'une vision politique, au Sénégal, nous avons vu prospérer, avec l'ancien régime, des campagnes de sensibilisations qui cherchent à vouloir faire peur aux candidats à la migration irrégulière. Les candidats aux voyages irréguliers sont bien conscients du danger et des risques ; donc ce ne sont pas des activités récréatives dites campagnes de sensibilisations qui vont arrêter les voyages irréguliers. Et d'ailleurs, il faut le signaler, les campagnes de sensibilisation sont organisées au niveau des zones de départ et non aux zones d'origine des candidats à la migration irrégulière.
A la place des campagne de sensibilisation, je pense qu'au Sénégal, les candidats à la migration irrégulière ont plus besoin de renforcement des capacités institutionnelles et des formations professionnelles accompagnées de financements bancables en tenant en compte les spécificités territoriales. Pour cela, il faut améliorer la collecte de renseignements sur les besoins des populations, en impliquant le secteur privé. Malheureusement, avec des financements reçus à travers les fonds fiduciaires, on a voulu offrir des formations peu ou pas du tout adaptées, sans associer les candidats à la migration irrégulière. Non, il faut corriger et rapidement. De ces fonds fiduciaires, il a été organisé plus de séminaires que d'actions concrètes ayant un impact réel sur le quotidien des jeunes.
Vous parlez de migrations circulaires comme une réponse, pouvez-vous expliquez davantage ?
Laissez-moi vous dire, en toute modestie, que la migration circulaire, connue sous le nom de migration temporaire, fait référence à un modèle de migration où des Sénégalais pourraient se déplacer entre leur pays d'origine et un ou des pays d'accueil de manière répétée et temporaire. Ce type de migration peut être motivé par divers facteurs, tels que le travail saisonnier, les opportunités d'emploi temporaires, l'éducation, le commerce, etc.
Le Sénégal devrait davantage se mobiliser pour une politique de migration circulaire qui pourrait permettre aux migrants sénégalais de ne pas s'installer de manière permanente dans le ou les pays d'accueil, mais de pouvoir retourner périodiquement dans leur pays d'origine, au Sénégal, après une période de travail définie par les contrats de travail. Ce modèle de migration circulaire offrirait une plus grande flexibilité aux Sénégalais qui souhaiteraient concilier leurs activités économiques ou d'apprentissage à l'étranger avec leurs liens familiaux et sociaux dans leur pays d'origine.
Ce faisant, les migrants circulaires pourraient contribuer au développement économique et social de leur pays d'origine en transférant des compétences, des connaissances, des technologies, des innovations et des ressources financières acquis à l'étranger. A mon intime conviction, la migration circulaire peut présenter des défis, notamment en termes de protection des droits des travailleurs migrants, d'accès aux services sociaux, de cohésion sociale et de gouvernance des migrations à long terme.
En résumé, une approche équilibrée et inclusive de la migration circulaire est nécessaire, pour maximiser les avantages de la migration tout en atténuant des défis potentiels. En résumé, mobilisons pour que la migration ne soit plus analysée comme un problème, mais plutôt comme une opportunité à la fois au Sénégal et les pays de destinations.