Ile Maurice: L'illusion démocratique

Électoraliste sera le dernier Budget du gouvernement actuel avant la dissolution de l'Assemblée nationale, devant servir de programme pour les prochaines législatives. Les partis de l'opposition y répondront par des manifestes électoraux tout aussi teintés de populisme.

Les cyniques trouveront tout à fait normale cette guerre de surenchères politiques, mais n'est-ce pas là se désespérer de la démocratie dite représentative ? Si celle-ci consiste essentiellement pour les hommes et les femmes politiques à conquérir ou à conserver le pouvoir, alors elle ne peut pas être une vraie démocratie économique, celle qui donne à chacun des consommateurs et des producteurs le pouvoir de participer au plébiscite quotidien du marché.

Le secteur privé, celui représenté par Business Mauritius, ne se soucie guère des mesures ou propositions anti-économiques qui imprègnent tout le spectre politique. Du moment qu'elles n'affectent pas directement son entreprise, l'homme d'affaires ne regarde que ses propres intérêts, pas ceux de l'économie nationale. Il aura beau prétendre ne pas être intéressé par la politique - une manière d'afficher une certaine neutralité en public - mais la politique s'intéresse à lui, dans la mesure où tout ce que fait le gouvernement a un effet sur l'activité économique. Nul ne peut ignorer la politique, car ni l'économie ni l'entreprise n'évoluent dans un vacuum.

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Interrogé par «l'express» sur l'impact de l'incertitude entourant la date des élections générales, Business Mauritius se veut rassurant, car «pour le secteur privé, les priorités se font sur le long terme». On aimerait bien connaître ce «long terme» qui animerait tant le patronat. Espère-t-il vraiment que le Budget 2024-25 sera orienté vers le long terme pour changer ? Depuis dix ans, on nous a rabattu les oreilles avec l'économie bleue, la sécurité alimentaire et les ressources renouvelables, mais leur concrétisation en secteur économique, comme soeur Anne, on ne la voit point venir... C'est que le court-termisme a toujours prévalu chez nos dirigeants, rendus myopes par les plus-values immobilières.

Si l'organisation patronale se montre indifférente à une échéance électorale à Maurice, en revanche elle se dit interpellée par les élections à l'étranger, notamment en Inde et aux États-Unis. Drôle de raisonnement qui trahit une certaine conception de notre classe politique (les protagonistes seraient tous les mêmes, donc interchangeables), mais aussi l'idée que le marché domestique ne mérite pas la même considération que l'exportation. C'est dire qu'il est plus facile de s'approprier l'État ici qu'ailleurs...

Ce qu'on qualifie aujourd'hui de «state capture», Adam Smith le dénonçait dès 1776 lorsqu'il pointait du doigt les relations privilégiées entre le monde des affaires et le gouvernement. L'économie de la politique apparaissait déjà en filigrane, mais il revenait à James Buchanan et Gordon Tullock de la conceptualiser dans «The Calculus of Consent» (1962), donnant naissance à la «Public Choice School», qui consiste à analyser les décisions politiques par les outils de l'analyse économique.

Une plateforme pour les lobbyistes

Ainsi, le politicien est vu comme un producteur qui fait des offres (régulations, prébendes) aux demandes de l'électeurconsommateur. C'est un marché politique où la force motrice est le vote, analogue au profit sur le marché des biens et services. À la différence que les choix économiques sont libres et volontaires tandis que les choix politiques sont coercitifs.

Les bureaucrates y trouvent aussi leurs intérêts spécifiques, du côté de l'offre politique : obtenir une meilleure position, plus de pouvoir, plus de fonds. S'ils s'efforcent de maximiser leur Budget, c'est pour avoir un pouvoir de négociation sur les dirigeants politiques. Ils ont plus de connaissances qu'eux (asymétrie d'information) et peuvent leur nuire par des fuites d'informations confidentielles.

Les hommes d'affaires ne sont pas en reste, du côté de la demande. En petits groupes de pression capables d'influencer les élections, ils exigent subventions, exemptions fiscales et protections tarifaires ou réglementaires, autant de rentes économiques qui sont l'équivalent d'un surplus de monopole. Les bénéfices sont concentrés, mais les coûts sont dispersés sur la population, d'où il est facile au secteur public de dépenser, laissant filer une dette qui a atteint Rs 525 milliards.

Ces transferts de richesse aux chercheurs de rente sont des coûts pour les contribuables et les consommateurs, mais pas assez élevés pour que ces derniers se regroupent et s'y opposent. Les citoyens se réfugient dans ce que l'économiste Anthony Downs (1957) appelle «l'ignorance rationnelle», à savoir que c'est du temps perdu pour un électeur de vouloir contrôler le pouvoir, sachant qu'une voix sur un million de votants ne fera pas la différence. Alors que les lobbies sont bruyants, politiquement bien organisés et bien informés, les gens ordinaires (la majorité silencieuse) ne le sont pas. Une plateforme pour les lobbyistes, l'État croît avec eux, ce qui entraîne une perte pour l'économie en termes de gaspillage d'argent, de temps, d'effort et de talent.

Le meilleur Budget ou manifeste électoral sera un programme passe-partout, soit un ensemble de mesures ou de propositions qui plaisent à différentes catégories d'électeurs. Il visera ce que l'économiste Duncan Black (1948) nomme «l'électeur médian», c'est-àdire la masse des électeurs qui se trouvent au centre. Afficher des idées clivantes, plus tranchées, réduit les chances de gagner les élections.

En bon opportuniste, l'électeur s'alignera sur le candidat qui lui promettra le plus de largesses, sans égard aux conséquences que sont l'inflation, le chômage, la dépréciation monétaire et la double insoutenabilité de la dette publique et du déficit extérieur. Il croit au dîner gratuit, ayant le risque, la discipline, la rigueur et l'esprit de réforme en aversion. L'électeur rationnel est un mythe : il vote pour son intérêt personnel, et non selon ce qu'il a prêché pour le pays dans les médias et sur les réseaux sociaux entre deux élections. Tel est le miracle de l'isoloir : l'intérêt général ne sort pas des urnes. Et c'est ainsi que les démocraties choisissent de mauvaises politiques, nous bernant dans une illusion collective.

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