Rwanda: Récit d'un voyage d'études, 30 ans après le génocide des Tutsi

analyse

SUR LE TERRAIN

En juillet 2023, l'historien Fabien Theofilakis (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) est parti pour un voyage d'études avec ses étudiants de Master de Paris 1 et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne. Pendant deux semestres, il a travaillé avec eux sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, dans une approche comparative avec la génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale.

Ce voyage a bouleversé les étudiants et leur enseignant. Il a donné lieu à un blog et à une exposition itinérante, leurs ressentis et leurs apprentissages, constituant ainsi un nouvel espace de réflexion et de mémoire. Il nous livre ici, avec Inès di Falco, l'une des étudiantes du Master, le récit d'un voyage qui a confronté le groupe à la question de la violence extrême, de l'empathie, de l'altérité et de la façon dont on pouvait partager et rendre compte, en humains et en historiens, d'une expérience aussi marquante.

Attention, cet article contient des descriptions de violences qui peuvent choquer les plus sensibles.

Nous entrons dans une grande hutte plutôt faite de planches de bois avec un sol en béton. La pièce est quasiment vide et nous contient tous, à peine. Le guide nous explique qu'il s'agissait du lieu où l'on préparait les repas, puisque les réfugiés tutsi, pensant retourner chez eux, avaient apporté des ustensiles.

Et là, nous dit-il, en faisant signe au groupe de s'écarter afin de montrer, dans l'un des coins de la pièce, une grande tache que nous regardons dans un silence respectueux. Et là, nous dit-il, de sa voix posée qui nous accompagne depuis le début de la visite, c'est une tache de sang, du sang des femmes tutsi enceintes que les Hutus éventraient vivantes pour en extraire les foetus qu'ils éclataient contre le mur.

Nous sommes au Ntarama Genocide Memorial. Nous sommes le 12 juillet 2023, le lendemain de notre arrivée.

Je suis au Rwanda près de 30 ans après le génocide avec 18 étudiants de master 1 et 2, issus, à parts égales, des universités de Paris 1 Panthéon Sorbonne et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne, où j'enseigne alors comme professeur invité.

Nous avons beau avoir travaillé sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 deux semestres durant dans une approche comparative avec le génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, quelque chose nous saisit qui nous transforme, lentement ou brusquement, quelque chose qui à la fois va anesthésier et aiguiser nos émotions et réflexions, quelque chose de l'ordre d'un processus qui se déploie tout au long des 10 jours que nous avons passés à visiter, entre les 10 et 20 juillet 2023, une dizaine de mémoriaux nationaux.

Des salles de séminaire en Europe aux lieux de massacre au Rwanda, nous passons des traces de la violence à la violence des traces. Comment y réagit-on en tant que chercheur ou étudiant ? En tant qu'Occidental dont la mémoire culturelle est dominée par le paradigme de la Shoah ?

Appréhender la violence génocidaire par le terrain

L'église de Ntamara, les collines de Bisesero, l'école technique de Murambi : que visitons-nous quand, fraîchement débarqués de l'aéroport de Kigali, nous suivons nos guides dans ces lieux qui furent le lieu de l'assassinat de Tutsi - femmes, enfants, personnes âgées - qui se comptent toujours en milliers, voire en dizaines de milliers ? Assurément, une confirmation des nombreuses lectures et discussions en séminaire, qui viendrait comme nous rassurer en offrant une mise à distance de l'immédiateté si déstabilisante des traces ? Peut-être aussi, sur le mode de l'ambivalence, l'expectation de cette horreur indicible tant décrite par les témoignages analysés en Europe.

Très vite, il s'avère toutefois que la confrontation avec cette violence génocidaire qui, en cent jours (du 7 avril à mi-juillet 1994), a tué un million de personnes - 10 000 par jour - fait naître une autre réaction qui questionne notre référentiel mémoriel et introduit un autre rapport aux traces du génocide.

Le Kigali Genocide Memorial qui ouvrait notre programme a proposé une entrée en matière presque trompeuse tant son architecture reproduit celle de Yad Vashem à Jérusalem (les deux ont d'ailleurs été conçus par le même organisme, AEGIS Trust).

C'est aussi quasiment le seul à proposer des cartels en anglais, permettant une visite individuelle. Mais, une fois quitté ce musée-mémorial, passage quasi obligé au Rwanda pour le touriste occidental un peu curieux, les habits ensanglantés de Ntarama exposés sur les bancs de l'église, les machettes qui ont servi, au couvent de Nyarubuye, à « travailler » (comprendre découper) les réfugiés, les crânes colorés par la terre dans laquelle ils ont été ensevelis, qui remplissent des salles à Bisesero, et ces ossements - ces crânes, ces fémurs, ces bassins - que nous retrouvons, en séries, dans chacun des lieux, rendent la compréhension par rapprochement au connu impossible.

Les débriefings - exercice de libre parole à la fois, semble-t-il, attendu et appréhendé par les étudiants - qui concluent chaque journée me font prendre conscience combien notre façon de voir qui est aussi une façon de percevoir et de concevoir suscite une attente prédéterminée - donc réductrice - de ce que doit être une exposition de la violence et de sa compréhension. Pour lever l'écran que constitue notre point de vue et en faire un point de comparaison heuristique, il est nécessaire de mettre à distance ce référentiel hérité de nos cultures mémorielles nationales.

Les visites, mais surtout les discussions (in) formelles après avec les étudiants comme celles des étudiants entre eux nourrissent une opération de dévoilement intellectuel salutaire de notre européanité. « Tu n'as rien vu au Rwanda ! » si nous cherchons à visiter ces mémoriaux comme nous aurions visité le mémorial de l'Internement et de la Déportation de Compiègne ou celui des Juifs assassinés à Berlin.

In situ, les traces nous font ressortir les spécificités de ce génocide des voisins dans lequel 60 % des victimes ont été tués sur leur colline par des personnes de leur interconnaissance comme elles rendent visible dans le paysage l'omniprésence des lieux de tueries.

Une expérience éprouvante

En nous exposant, la confrontation avec la violence génocidaire nous a tous poussés à nous dévoiler. À un moment ou un autre du séjour, nul d'entre nous n'a pu faire l'économie de s'interroger pour savoir ce qu'a provoqué cette exposition à la violence et en quoi elle a influencé ses catégories et capacités d'analyse.

Cette expérience, Inès de Falco - en deuxième année de master recherche en Histoire à Paris 1 - l'a faite quand elle visite le mémorial de Murambi, le sixième jour : ce matin-là, dit-elle :

« Je me lève et me dis que je vais encore voir des os, que je vais jeter un coup d'oeil dans des tombeaux entrouverts. J'accepte cette information me persuadant que c'est pour mieux comprendre le génocide des Tutsi. »

Pourtant, ce jour-là, seuls neuf des 21 participants que compte le groupe achèvent la visite, dont Inès de Falco, qui raconte :

« Certains se sont révoltés face à cette exposition de l'horreur dans sa forme la plus crue : des squelettes chaulés exposés sur des claies ; des cadavres conservés dans ces cylindres transparents avec pour seules indications leur taille, poids, âge et la cause supposée de leur décès ; les baraques occupées par des soldats français après la défaite des génocidaires, où des viols collectifs ont été organisés, le terrain de volley-ball de ces soldats jouxtant la fosse commune. »

Comment réagir face à ce que nous avions pourtant discuté lors du semestre ?

« Devons-nous nous horrifier d'une forme de déshumanisation des morts ou devrions-nous réfléchir sur cette manière de faire mémoire ? La seule chose qui me vient à l'esprit huit mois après Murambi est de ne jamais, absolument jamais, s'habituer à l'horreur, peu importe à quel point elle est inconfortable, car s'y habituer c'est, d'une certaine façon, l'accepter. »

Des sens au sensible : que faire des émotions ?

Aller sur les traces d'un génocide une génération plus tard, c'est faire à chaque instant cette expérience si particulière d'un pays plein de vie - plus des deux tiers des 14,4 millions de Rwandais en 2024 sont nés après le génocide -, transformé par l'une des croissances économiques les plus fortes d'Afrique, offrant des paysages magnifiques et ne pas s'empêcher, dans la rue, au restaurant, au marché, de se demander si celui-ci a tué ou celle-là survécu.

Ce passé-présent qui saisit les Européens que nous sommes provoque d'abord une certaine confusion des sentiments et révèle combien nos chères études nous préparent assez mal à les considérer pour apprendre à utiliser nos sens dans la compréhension de la violence génocidaire.

À nouveau, le séjour se révèle être une ré-éducation. Au Nyarubuye Genocide Memorial, cela devient évident quand notre guide manipule des armes qui servirent à massacrer 20 000 Tutsi, des vêtements dont les couleurs permettent d'identifier certaines professions des victimes, un fémur parmi les centaines exposés, avec le même naturel qu'elle avait quelques minutes auparavant dans la cour ensoleillée du mémorial offert des grenadelles récoltées devant nous. Ébahissement assuré.

Regarder sans déshumaniser

La place de l'artefact, omniprésent pour signifier la disparition - et corrélativement la quasi-absence de la figure du témoin comme médiateur mémoriel - comme le rapport immédiat que le visiteur peut entretenir avec lui, interroge le regard que nous posons sur ces ossements dès lors que nous ne venons pas, en Rwandais, dans ces mémoriaux pour nous recueillir. Quelle est alors la bonne attitude, somatique et sociale d'abord ; intellectuelle ensuite dès lors que la vitrine, si fréquente en Europe, ne fait plus barrière avec l'horreur ? Comment regarder sans voyeurisme ni déshumanisation qui achèverait la négation voulue par les perpétrateurs ?

Inès de Falco revient sur ce sensible devenu facteur de compréhension :

« Le parcours universitaire que j'ai suivi encourage à partir de soi pour aller vers l'événement. Rien n'ait affaire de soi en histoire, mais tout est affaire de l'autre : l'autre du passé, celui qui a disparu, celui qui est mort. Paradoxalement, dans cette approche, j'ai toujours pensé qu'il n'y avait de la place pour les vivants que dans la mesure où l'on devait s'effacer pour écrire une histoire plus grande que nous. Or, le Rwanda m'a appris tout l'inverse. Je suis dans une église et je suis témoin d'une petite trace du génocide face à cet autel devenu lors des massacres lieu de décapitation. Je suis dans un mémorial et je vois ces vêtements d'enfant, qui auraient pu être ceux de mes soeurs. Je suis dans le bus et j'échange, je ris avec mes camarades pour oublier un peu la mort. Au Rwanda, je ne réfléchis qu'avec mes émotions, omniprésentes. Et alors que je vois mon reflet dans les autres et que je culpabilise d'être si égoïste, je comprends qu'en passant par mon moi, en accueillant mes émotions et mon empathie, je m'approche un peu plus d'une compréhension du génocide des Tutsi. Au Rwanda, j'ai révisé l'histoire telle que je l'avais connue, scientifique et rigoureuse car mes émotions sont devenues à ce moment-là mon vecteur de savoir, d'introspection, d'ouverture à l'autre. »

Revenir du Rwanda

L'aventure ne s'est pas arrêtée avec le départ le 20 juillet 2023 : il a fallu revenir et savoir ce qu'enseignant comme étudiants, nous allions faire de ça. De quoi étions-nous devenus dépositaires, même à notre corps défendant ? Les différents billets du blog rédigés sur place laissaient déjà sourdre une réflexion sur l'après. Pour certains étudiants, il est apparu impossible de retourner à leurs occupations sans coup férir mais il n'était pas non plus évident de trouver, seul, la voie pour poursuivre la confrontation-réflexion.

C'est par le collectif que la réponse a été trouvée à travers une exposition « Le Rwanda et nous : retour sur un voyage au Rwanda trente ans après le génocide » réalisée sous ma direction : douze panneaux écrits à plusieurs mains et illustrés de photos originales pour revenir sur les traces, celles laissées sur place par le génocide, celles que le génocide a gravées en ces participants du voyage d'étude, celles enfin imprimées sur les panneaux en espérant qu'elles le soient sur leurs lecteurs, des deux universités partenaires et au-delà. Les étudiants ont ainsi saisi combien le besoin de faire partager ce qu'ils avaient ressenti était un moyen de revenir sur cette expérience et de vivre avec elle, dès lors qu'elle faisait partie de leur histoire comme le génocide fait partie de la nôtre.

Le retour pour l'enseignant-chercheur que je suis a également abondé en réflexions sur la pratique de la comparaison - asymétrique au besoin - qui rend visibles les évidences que l'on peut alors questionner (nos mémoriaux dédiés à la Seconde Guerre mondiale sont un des possibles muséographiques pour exposer la violence extrême) et vient enrichir des perspectives de recherche, notamment quant aux acteurs et aux échelles (avec par exemple le débat sur le statut des bystanders (« spectateurs ») dans la Shoah.

Sans doute cette pratique de la comparaison est-elle à développer à partir de l'analogie car son égalité de rapport paraît respectueuse des spécificités de chaque situation. Réflexions aussi sur la nécessaire prise en compte du sensible dans l'appréhension des phénomènes historiques, en l'occurrence génocidaires, comme de la subjectivité du chercheur afin d'assumer ses biais ; réflexion encore sur les processus de muséographie, de remémoration et de politique mémorielle d'événements de violence extrême.

Revenir sur les traces du génocide au Rwanda, c'est accepter d'occuper - un peu - la place du provincial en son champ d'expertise pour contribuer à son renouvellement et considérer, en retour, que le génocide des Tutsi au Rwanda peut aussi nous dire quelque chose sur celui des Juifs en Europe un demi-siècle plus tôt. Défi immense.

Je remercie Inès de Falco pour ses contributions et sa relecture de l'article qui a été conçu de concert.

Pour aller plus loin :

  • Certaines réactions à chaud des étudiants peuvent être écoutées dans les podcasts réalisés par l'une des participantes, Yasmine Benaïssa, « Le Rwanda, sur les traces du génocide des Tutsi ».
  • L'exposition dont il est question dans cet article a été montrée début 2024 à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et à la Europa-Universität Viadrina. Destinée à tourner en France, elle peut être réservée gratuitement par mail à mon adresse professionnelle (fabien.theofilakis@univ-paris1.fr).

Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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